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Chapitre 4 : Résultats de l’analyse

4.5 Interprétation de l’analyse

4.5.1 Les journalistes témoignent et s’inquiètent

Les journalistes sont les praticiens au quotidien de la «mission d’informer» dévolue à la presse. En ce sens, les caractéristiques de leurs arguments sont leur inquiétude sur les conditions de pratique du journalisme et leur souci de maintenir les pouvoirs publics loin du fonctionnement et du contenu des médias d’information. Ce qui ne signifie pas cependant pour les journalistes que l’État s’interdise d’intervenir pour réguler le milieu de la presse. Les inquiétudes de la concentration surpassent la crainte d’une intervention publique qui anime les journalistes, qui « n’ont jamais été partisans d’une présence plus effective des autorités dans leur travail, étant plutôt favorables à l’aurorégulation du système. » (Le Cam, 2009 : 141) Mais, en 1969, les journalistes québécois semblent déjà moins réfractaires à cette possibilité — attribuant un devoir de protection des citoyens en matière de liberté de presse aux pouvoirs publics — devant la constitution d’un premier conglomérat de presse du financier Paul Desmarais avec Power Corporation et sa participation dans plusieurs autres entreprises de presse.

« Cette attitude révèle une mentalité qui a de moins en moins cours aujourd’hui, du moins chez les journalistes. Car ces derniers sont convaincus que la liberté de presse est un droit qui appartient d’abord aux citoyens et non aux seuls journalistes et propriétaires de journaux. Et, non seulement l’État est-il, devant un phénomène comme celui qui se produit au Québec, celui qui peut le mieux protéger les citoyens, mais il est surtout celui qui en a le devoir. » (FPJQ, 1969 : 12)

Les journalistes attribuent aussi un rôle de protection des conditions de pratique du journalisme à l’État québécois au nom du droit des citoyens à une information de qualité : complète, exacte et

diversifiée. Pour l’AJIQ, ce rôle de l’État devrait prendre, selon leurs revendications, la forme d’une loi spéciale pour la reconnaissance et la protection des journalistes indépendants. La FPJQ, quant à elle, demandera en 1969 la création d’une Commission de la liberté de la presse, structurée à la manière d’une régie (à l’image du CRTC).

Cet organisme devrait avoir un statut qui le rende libre de toute influence indue de la part du gouvernement, que le choix de ses membres devrait se faire selon un procédé qui assurerait leur honnêteté et leur compétence et que son seul rôle serait de servir le bien commun et d’assurer le droit des citoyens à l’information. (FPJQ, 1969 : 18)

Les journalistes ne considèrent pas que leur syndicalisation représente un rempart suffisant pour leur assurer le respect de clauses professionnelles et de leur liberté éditoriale par leurs employeurs. La FPJQ demande en 1969 qu’une loi rende obligatoires

« certaines garanties que nous considérons comme minimales pour assurer la liberté des informateurs : la clause de conscience, la conservation des droits acquis dans les cas de transfert de propriété des entreprises de presse et le droit des journalistes de refuser de faire un travail relevant du domaine de la publicité ou de la propagande. » (FPJQ,

1969 : 20)

Toujours dans l’optique de protéger les conditions de pratique du journalisme, les syndicats de journalistes vont documenter plusieurs cas d’ingérence, de menaces à la diversité des voix dans l’information et des effets négatifs des stratégies de convergence et de synergie dans leurs différents mémoires.

« Nous choisissons de nous opposer carrément aux « mouvements de propriétés croisées impliquant Quebecor dans le secteur de l’information. Dans l’intérêt public. Et pour le respect de ce que nous sommes : des journalistes. » (STIJM, 2001 : 5)

Plus largement, les journalistes demandent une intervention de l’État pour limiter la concentration de la propriété des entreprises de presse; pour soutenir financièrement les médias indépendants et pour exiger des engagements précis de la part des patrons de presse, notamment en matière de relations de travail et en stratégies commerciales qui ne devraient pas nuire à une saine concurrence dans le marché de la presse au Québec (FPJQ 2001; FNC 2001 ; STIP, 2001) . Ces appels se traduisent par des recommandations d’intervention directe à des degrés plus ou moins grands dans la gestion même des entreprises de presse. Les syndicats de deux journaux des

Hebdos Unimédia (vendus à Gesca en novembre 2000, puis revendus à Transcontinental en janvier 2001) vont recommander aux membres de la Commission de 2001 d’exiger l’engagement du nouveau propriétaire pour assurer la conservation des emplois, le respect des conventions collectives et le respect intégral de la structure actuelle de fonctionnement. (Syndicat des travailleurs et travailleuses du Lac-St-Jean et Syndicat des travailleurs et travailleuses de l’Étoile-

du-Lac, 2001 : 3-4) En se portant à la défense de journaux nouvellement acquis par GESCA (Le Progrès du Saguenay, Le Nouvelliste, Le Droit, La Tribune, La Voix de l’Est) et répartis dans

différentes régions, le Regroupement des syndicats de Gesca dit espérer que la Commission parlementaire « pourra forcer les propriétaires à prendre publiquement un certain nombre d’engagements face aux communautés qu’ils desservent, face à leurs employés en général et à leurs journalistes en particulier. » (Regroupement des syndicats de Gesca, 2001 : 2)

D’autres participants aux consultations demandent la mise en place de structures légales qui respectent la liberté économique des entreprises (Devirieux, 2001), alors que d’autres réclament des interventions plus vigoureuses dans la gestion des médias : divulgation des liens entre les filiales, listes des conseils d’administration sur lesquels siègent les dirigeants de médias et même « l’engagement de révéler au public les liens d’affaires reliant leurs médias avec les entreprises ou personnalités faisant l’objet d’une couverture journalistique, et ce dans le cadre même de l’article et du reportage, ou dans sa présentation. » (Bernier, 2001 : 8)

Les nuances entre les positions des journalistes se trouvent donc bien davantage sur la forme que doit prendre une intervention de l’État que sur sa justification. Comme nous l’avons vu, la position des journalistes en 1969 et en 2001 s’appuie sur la conviction de la légitimité d’une intervention publique pour assurer le droit des citoyens à l’information en tout respect de l’indépendance nécessaire à l’exercice de la mission d’informer des journalistes et des médias.

Nous ne souhaitons évidemment pas un contrôle étatique sur l’information des citoyens. Par contre, nous ne trouvons plus admissible qu’un groupe d’hommes, contrôlant déjà une large portion de l’activité économique, soit autorisé à contrôler l’information du public. Il est reconnu de nos jours, dans les démocraties modernes, que l’État est le défenseur du bien commun et qu’il doit intervenir quand l’intérêt public l’exige. Si les journalistes déplorent toute intervention de l’État qui brime la liberté de presse., ils souhaitent que l’état intervienne énergiquement quand il s’agit de la protéger. C’est son rôle. (FPJQ, 1969 : 12)