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CHAPITRE 2 : L’apport critique de l’économie politique des médias

2.2 Perspectives économiques

2.2.2 La financiarisation de la presse : un nouveau modèle d’affaires

Marc Raboy résume ainsi le phénomène de la concentration économique : « La concentration est

le processus économique et financier qui caractérise un marché marqué à la fois par la réduction du nombre des acteurs et par l’augmentation de leur envergure » (2000 : 386). Elle

s’inscrit dans une perspective de maximisation des rendements sur l’investissement permise par une augmentation des économies d’échelle et des parts de marché.

Dans le milieu de la presse, cette concentration se traduit par une modification en profondeur du modèle d’affaires, toujours basé sur une quête des revenus publicitaires qui dépendent de l’audience rejointe, mais qui visent aussi, dans le cas des entreprises inscrites en Bourse, des rendements aux actionnaires toujours plus importants. Des auteurs (Charron et de Bonville, 2004; Bouquillion, 2009) parlent alors de financiarisation de la presse. « Le terme de

financiarisation désigne le développement de l’actionnariat financier et, en contrepartie, le développement d’un mode de contrôle dit managérial. » (Bouquillon, 2009 : 46) Cette situation

favorise donc les rapprochements entre les grandes entreprises qui auront des effets sur l’ensemble de la chaîne de production de l’information. « La concentration du secteur constitue

donc un argument d’efficacité économique, mais qui n’est évidemment pas sans poser des problèmes en termes de marché ou de risques engendrés par une information placée entre les

mains de quelques-uns. » (Sonnac, 2009 : 27)

2.2.2.1 Le temps des financiers

Chacune des deux périodes étudiées dans ce mémoire se situe dans des contextes de transformation en profondeur des structures de propriété des médias. Sous le sous-titre 1964 : les

financiers entrent en scène, la FPJQ résume ainsi cette transformation dans la propriété des

entreprises de presse durant les années 1960 au Québec.

(…) Ces événements sont significatifs parce qu’ils marquent l’entrée en scène dans le monde de la presse, jusque-là dominé au Québec par des intérêts politiques, familiaux, religieux ou patriotiques, de véritables financiers détenant de larges intérêts dans d’autres secteurs économiques. (FPJQ, 1976 : 2)

Les grandes familles fortunées qui possédaient les journaux et les premières stations de radio ne peuvent répondre aux besoins financiers grandissants de ces entreprises. Elles se tournent vers des entrepreneurs industriels qui en auront les moyens, notamment par la vente d’actions et la constitution de sociétés qui posséderont plusieurs médias, mais aussi nombre d’entreprises dans différents secteurs économiques.

L’expansion des grands groupes médiatiques a donc placé progressivement l’industrie des médias sous l’emprise des détenteurs d’actions, particulièrement des investisseurs institutionnels. (Charron et

de Bonville, 2004 : 289)

Ce mouvement vers des entrepreneurs industriels marque les débats sur la concentration des médias à la fin des années 1960. Au tournant des années 2000, les discussions sur le même sujet se tiennent à un moment de fusions et de rachats d’entreprises de presse. Au même moment, la logique de convergence au sein des groupes de médias, soit la diversification des supports (écrits, audiovisuels, et Internet) s’ajoute à la concentration Des éléments de ce contexte contribuent à expliquer les importants mouvements de fusions et d’acquisitions en 2000.

Parmi les facteurs déterminants […], on peut mentionner que le fait de vouloir s’approprier la rente anticipée sur le contenu, les contraintes d’intégration du contenu à une plate-forme et à un modèle d’affaires et, enfin, la préférence pour des gains de parts de marché, même au prix d’un certain cannibalisme plutôt que d’une concurrence. Parmi les facteurs circonstanciels, il y a une présence d’acteurs qui disposent

d’importantes liquidités pour financer des acquisitions ou qui bénéficient d’un tel multiplicateur sur le marché financier qu’ils peuvent faire des acquisitions à bon compte. (George, 2007 : 33)

En effet, au début du XXIe siècle, l’industrie des médias réclame des investissements considérables, tout en ne pouvant garantir des niveaux semblables de « retour sur l’investissement ». Les médias en général, et l’information en particulier, deviennent une partie de plus en plus congrue des activités économiques des conglomérats propriétaires qui ont les moyens financiers nécessaires à leur acquisition et leurs opérations. L’équilibre relatif entre les revenus publicitaires d’un média — qui dépendent de son audience — et les investissements constants nécessaires pour développer une stratégie de convergence et pour conserver sa place dans l’échiquier médiatique demeure fragile et contribue à la création de conglomérats. Ces transformations ne sont pas sans conséquence sur les attentes économiques des propriétaires quant au rendement des médias.

Soucieuse de répondre aux attentes des investisseurs, la haute direction resserre ses contrôles budgétaires; ses préoccupations relatives au maintien ou à l’accroissement des marges bénéficiaires l’incitent à mettre en œuvre des politiques de “rationalisation” des dépenses. (Charron et de

Bonville : 2004 : 302)

Comment se traduisent concrètement ces politiques de rationalisation dans les entreprises de presse? Qu’entend-on par dépenses au moment de décider de lancer ou non une enquête journalistique? N’y a-t-il pas un risque de diminution de l’offre et de la qualité de l’information devant ces exigences de rendement économique? Des économistes politiques des médias estiment que ce risque existe.

(…) le contenu médiatique peut être influencé par le désir des propriétaires des médias d’offrir un vecteur qui touche le plus grand nombre possible d’annonceurs et de consommateurs; il existe alors un biais potentiel dans la sélection d’informations. (Sonnac, 2009 : 32)

La financiarisation du capital de la presse — de grands besoins d’investissement doublés de fortes exigences de rendement — provoque en effet des questionnements sur sa compatibilité avec sa mission d’informer. « Le capital financier accentue la contradiction entre les fonctions

institutionnelles da la presse et ses fonctions industrielles et commerciales. » (Charron et de

liens entre la financiarisation des entreprises et la qualité de l’information.

À ce sujet, les membres de la commission Kent ont conclu qu’au fur et à mesure que l’on s’éloigne du statut d’entreprise indépendante, le service rendu, l’information, perd de son importance au profit de la recherche du rendement financier. (George, 2007 : 39)

Ainsi, tout autant — voire plus encore — que la seule concentration de la propriété, la financiarisation du capital de la presse aurait une forte influence sur la qualité et la diversité de l’information offerte aux citoyens et aux citoyennes. Des stratégies économiques déjà amorcées en 2000 comme la convergence des contenus ou la multiplication d’un même contenu sur plusieurs plateformes en posent les enjeux actuels.