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perspective anthropologique et sociale

III. La mortalité périnatale dans les populations du passé

III.2. Les individus en période périnatale en contexte archéologique

Puisque la moitié des effectifs inhumés dans les populations pré-jennériennes devrait être constituée de sujets immatures, avec une majorité de nouveau-nés et nourrissons (Delattre, 2008), les enfants décédés en période périnatale seraient attendus comme très nombreux en contexte archéologique. Or, les enfants décédés dans leur première année de vie sont régulièrement mentionnés comme sous-représentés dans les ensembles funéraires. C’est le cas notamment pour les périodes de l’Antiquité et du haut Moyen-Âge européens (e.g. Guillon, 1997 ; Guillon et al., 2002 ; Blaizot et al., 2003 ; Delattre, 2008), mais cette tendance est aussi

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bien observée dans les contextes extra-européens (Tristant, 2012). Plusieurs arguments ont pu être développés pour expliquer cette sous-représentation fréquente de la classe d’âge en contexte archéologique, dont en premier lieu la conservation, c’est-à-dire la présence ou l’absence de la fraction minérale des os (Bello et al., 2002). L’hypothèse d’un biais dus à des processus de conservation différentielle des ossements immatures a été évoquée. L’os immature, avec sa corticale fine et sa grande proportion d’os spongieux, pourrait en effet être mécaniquement et chimiquement plus sensible à la dégradation (Gordon et Buikstra, 1981 ; Bello et al., 2002 ; Blaizot et al., 2003). Même si cette hypothèse doit être considérée, le contexte d’inhumation (type de sédiments, hygrométrie, etc.) et sa variabilité parfois micro-locale semble toutefois devoir être particulièrement considérée. La sous-représentation pourrait également être en lien avec une conservation différentielle des petites sépultures qui, enfouies moins profondément, seraient souvent perturbées, voire détruites par les remaniements des sols (Guy et al., 1997 ; Pearce, 2001). Pour les fouilles anciennes, elle pourrait aussi refléter les difficultés à identifier les structures autant que les os, de très petites dimensions, parfois confondus avec des os de faune (Tillier et Duday, 1990a ; Pearce, 2001).

Pour des périodes comme la Protohistoire ou l’Antiquité romaine, cette absence a été interprétée comme le résultat de pratiques de dispersion (Dedet et al., 1991 ; Langlois et al., 2009), voire d’exclusion des tout-petits, inhumés en dehors des nécropoles dédiées aux classes d’âges supérieures (Pearce, 2001). Les textes de Pline l’Ancien (Naturalis historia VII 15-72, Ier siècle ap. J.C, traduction de Littré revue par Zehnacker, 1999) ainsi que ceux de Fulgence (Expositio sermonum antiquorum VII, fin Ve siècle ap. J.C., traduction de Wolff, 2009) mentionnent par exemple des inhumations nocturnes de nouveau-nés dans l’emprise de l’habitat, et non pas des crémations comme c’est le cas pour les adultes (Pearce, 2001). Certaines sources archéologiques le confirment, puisque de nombreux sites d’habitat ont livré des inhumations de très jeunes enfants (e.g. Blaizot et al., 2003). Des sépultures de nouveau-nés sont par ailleurs concentrées dans des aires artisanales, comme les ateliers de potiers de Lezoux (Vertet, 1974) ou de Sallèles d’Aude (Duday et al., 1995). La présence d’enfants de moins de 1 an inhumés dans les ensembles funéraires destinés aux classes d’âges supérieures a également été mise en évidence, les tombes étant soit dispersées, soit regroupées dans un secteur (Chaix, 1992 ; Murail, 1994 ; Blaizot et al., 2003). De rares ensembles funéraires antiques sont dédiés aux enfants morts dans la première année de vie, souvent en Angleterre (Scott, 1992), plus rarement en France (Blaizot et al., 2003).

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Le recrutement des cimetières européens du VI-VIIIe siècles se caractérise lui aussi par une sous-représentation de la classe des 0 an (Delattre, 2008), sous-représentation qui tend à reculer au cours de la période carolingienne avec l’augmentation du nombre de sépultures de tout-petits dans les cimetières (Pilet, 1994). Les tombes sont creusées en lien avec une ou plusieurs sépultures d’adultes ou au niveau des édifices religieux. C’est le cas du site de Saint-Germain d’Ambérieu (Ain VI-VIIe siècles), qui a livré des sépultures d’enfants autour et à l’intérieur de l’église primitive (Mandy, 1995). La topographie funéraire chrétienne se caractérise dès cette époque par des secteurs privilégiés, comme le long des murs (« sub stillicido »), dans le chœur ou sous le parvis des églises. Cette dynamique se confirme avec l’apparition des groupes paroissiaux, qui accueillent un nombre croissant d’inhumations d’enfants situées principalement le long des murs (Delattre, 2008). La localisation des sépultures à l’époque carolingienne dépend, là-encore, de l’âge au décès des individus immatures. À Dassagues dans l’Hérault, les sujets décédés en période périnatale sont inhumés le long de l’abside de l’église, tandis que ceux décédés entre 6 mois et un an sont enterrés devant l’église ou plus loin (Garnotel et Fabre, 1997). L’église de Portejoie dans l’Eure présente également des sépultures de tout-petits le long du mur sud de la nef (Carré, 1996 ; Guillon, 1997). La partition entre le « petit cimetière » destiné aux enfants baptisés de moins de 7 ans et le « grand cimetière » destiné aux sujets immatures plus âgés et aux adultes se maintient par ailleurs durant plusieurs siècles (Prigent et al., 1996).

La multiplication des découvertes relatives à des sites d’inhumation d’enfants en bas-âge est un argument en faveur du fait que l’écart entre le taux de mortalité périnatale et les découvertes archéologiques puisse être, du moins en partie, attribué au contexte scientifique ayant prévalu jusqu’à récemment. Avant le développement de l’archéothanatologie dans les années 1990, la recherche archéologique s’est longtemps concentrée sur le mobilier, et « les méthodes d'investigation étaient peu favorables au repérage de pièces aussi petites et fragiles que les os de fœtus, nouveau-nés et nourrissons » (Dedet et al., 1991, p. 60). Plus largement, la reconnaissance de l’intérêt scientifique de l’étude des individus immatures dans les populations du passé est un phénomène récent (Tillier et Duday, 1990a ; Tillier, 2000b ; Halcrow et Tayles, 2008a), bien que leur occultation au profit presque exclusif des sujets adultes ait été déplorée dès les années 1960 : “(d)espite the obvious fact that variation in adult morphology arises primarily through the action of differential developmental processes, studies of the nature and manifestation of such processes among skeletal populations are painfully few in the scientific literature. Just as traditional physical anthropology has concentrated upon the skull at the

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expense of post-cranial remains, there has been an almost complete concentration up on adults to the virtual exclusion of the immature […] The result has been the neglect of such skeletal remains” (Johnston, 1968, p. 57). Dans certains cas et du fait d’une présence non-systématique, les petites sépultures ont pu être fouillées de manière succincte, traités de manière stéréotypée, voire faire l’objet de simples mentions (Kamp, 2001 ; Lewis, 2007).

Si l’enfant, et d’autant plus l’enfant en bas-âge, a longtemps été perçu comme un élément périphérique des problématiques archéologiques, sa situation dans la recherche historique n’était jusqu’à récemment pas plus enviable. Les études historiographiques se sont longtemps appuyées sur l’existence d’une indifférence de la part des parents envers le jeune enfant, théorie notamment développée par Ariès (1960) dans ses recherches sur la mort en Occident. Face aux taux de naissance et de mortalité élevés, les parents auraient tendance à ne pas s’attacher à l’enfant, qu’il soit à naître ou déjà né (Néraudau, 1987 ; Golden, 1992 ; Pearce, 2001). Golden (1992, p. 2) a postulé l’existence d’un « déterminisme démographique » expliquant par les taux élevés de natalité et de mortalité une certaine indifférence à l’égard de ces sujets peu intégrés dans la communauté. Selon cette perspective, les avortements spontanés tardifs, les mort-nés et les décès dans les premières semaines de vie n’auraient fait l’objet que d’une considération très limitée, voire inexistante. Ce mépris trouverait en partie ses racines dans la tradition chrétienne selon Saint Augustin, où l’enfant est à la fois coupable du péché originel et agité par le démon, comme en témoignent ses pleurs incessants (Portat, 2018). Les recherches des dernières décennies, avec en particulier les colloques L’enfant au Moyen Âge (1980) et Rencontre autour de la mort des tout-petits (2016) ont cependant montré que, contrairement à ce qui a longtemps été avancé par ces études historiographiques, cet âge de la vie faisait bien l’objet de considérations particulières (Lewis, 2007 ; Van der Lugt et al., 2008 ; Portat, 2018). Les théories autour d’une absence de compassion ont longtemps été prévalentes dans les disciplines historiques et archéologiques, alors même que leur principal auteur les avait fortement nuancées en revenant sur la nécessité d’approfondir les connaissances sur la période (Ariès, 1973, 1975, 1977). Les nouveaux travaux sur les sources anciennes viennent nuancer la vision augustinienne en démontrant également l’existence d’une considération scientifique, législative et sentimentale à l’égard de l’enfant (Lewis, 2007 ; Van der Lugt et al., 2008 ; Portat, 2018). Les préoccupations incessantes autour du baptême et du Salut sont les premières à contredire fortement l’idée d’un mépris du tout-petit. Le fœtus est en effet considéré comme une personne à partir de sa conception ou tout du moins dans les premiers mois de la grossesse, moment où l’âme lui serait transmise par Dieu (Van der Lugt et al., 2008).

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La question de l’instant précis de l’infusion de l’âme a toutefois fait débat, même si les savants (théologiens, médecins, philosophes et juristes) semblent se fixer à une animation au 30e jour de gestation pour les garçons, au 60e pour les filles (Laurent, 1989 ; Van der Lugt et al., 2008). Ces théories sont appuyées par les découvertes archéologiques faisant état d’inhumations soignées de grands prématurés (Cf. infra, chap. V, VI.2.) alors même que le très bas âge des sujets aurait pu, selon les interprétations historiographiques plus anciennes, justifier une prise en charge restreinte, voire une exclusion du cimetière en contexte chrétien (Cf. infra, chap. I, III.3.). La mise en évidence d’un traitement soigné des petits défunts a même été soulevée comme un critère important pour l’identification des premiers cimetières chrétiens en Angleterre, en opposition avec des traitements moins respectueux qui reflèteraient une tradition romaine ne considérant pas l’enfant comme un individu à part entière (Watts, 1989). Cette distinction est toutefois discutée et difficilement généralisable (Pearce, 2001), comme en témoignent les inhumations extrêmement soignées de Sallèles d’Aude qui ont confirmé une attention particulière portée aux nouveau-nés à la période romaine (Duday et al., 1995).