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perspective anthropologique et sociale

III. La mortalité périnatale dans les populations du passé

III.3. L’exemple de la pratique du répit à partir du Haut Moyen-Âge

Cet attachement des parents envers le nouveau-né a trouvé un écho dans les pratiques religieuses, comme l’illustre la diffusion du phénomène du répit. Au Moyen-Âge et à la Période moderne, l’inhumation des nouveau-nés à l’intérieur du secteur consacré du cimetière est soumise à une condition intangible, celle du baptême préalable de l’enfant qui fait l’objet de l’inhumation (Gélis, 1984). Celle-ci est affirmée dès le début de l’ère chrétienne dans le Nouveau testament : « à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu » (Jean 3,5). Le décès d’un enfant non-baptisé constitue donc un double drame pour les familles endeuillée, puisqu’en l’absence de sacrement, celui-ci ne peut espérer le Salut (Lett, 1997). Son âme se trouve alors « condamnée à une errance perpétuelle en des lieux inhospitaliers » (Gélis, 1984, p. 488). Alors que l’Église recommande dès le VIe siècle un baptême le plus tôt possible après la naissance, le sacrement n’est pourtant administré qu’une à deux fois par an, au moment de Pâques ou de la Pentecôte. Les enfants sont donc nombreux à mourir sans sacrement. L’influence croissante de la religion sur les populations à l’époque carolingienne amène celle-ci à encadrer de plus en plus les pratiques funéraires concernant les jeunes enfants et à pencher vers la marginalisation des morts sans baptême, de plus en plus perçus comme de dangereuses âmes damnées. Celles-ci sont désormais susceptibles de revenir nuire aux vivants, d’où la nécessité impérative de promouvoir un baptême dès les premiers

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temps de la vie. Il est réalisé dans la première semaine de vie au XIIIe siècle, dans les trois jours qui suivent la naissance au XVIe, dans les deux jours ou le jour même au XVIIIe siècle (Lett 1997). Ces mesures ne résolvent toutefois pas le problème fondamental de la mort sans baptême.

C’est face à l’angoisse des parents, confrontés à la perspective de la damnation du nouveau-né (et du danger potentiel engendré par ces jeunes âmes) qu’apparaît la pratique du répit, « pause entre deux morts » (Portat, 2009, p. 7) durant laquelle l’enfant se trouve ressuscité assez longtemps pour recevoir le baptême (Gélis, 1984, 2006, 2013, 2015). La pratique apparaît dès la fin du XIe siècle et se manifeste dans les sources textuelles dans la seconde moitié du XIIe siècle. C’est à ce moment, et pour faire face à l’injustice notoire que constitue la damnation d’une âme n’ayant pas encore péché, qu’est créé par l’Église le « limbus puerorum » ou limbe des enfants, niveau intermédiaire des limbes en bordure de l’enfer (Delattre, 2008). L’âme de l’enfant évite les flammes mais demeure un esprit errant privé de la vision de béatitude. De la même manière, l’Église encourage le passage d’un baptême par immersion au baptême par aspersion, allant même jusqu’à accepter l’administration du sacrement par des laïcs (Lett, 1997).

La période des XI-XIIIe siècles se trouve également être le moment charnière où l’Église consent à la pratique de la césarienne postmortem, toujours dans le but d’éviter la mort de l’enfant sans baptême. La pratique, qui remonte à la « lex Regia » (VIIIe av. J.C.), devient conseillée en cas de mort maternelle en couche ou au cours de la grossesse. Odon de Sully, évêque de Paris (1196-1208) est le premier à promouvoir officiellement cette pratique (Delattre, 2008). Lors d’un décès sans baptême, le corps de l’enfant est conduit jusqu’à un sanctuaire dit « à répit » puis placé sur l’autel, dans l’attente d’un signe (mouvement, changement de couleur de la peau, etc.) traduisant le miracle d’une résurrection momentanée (Gélis, 1984, 2006, 2013, 2015). Le baptême est alors administré et autorise l’inhumation à l’intérieur du cimetière, le plus souvent attenant au sanctuaire (Delattre, 2008). Ces chapelles placées sous le patronage de la Vierge ou de saints intercesseurs (en particulier Sainte Marguerite invoquée pour les parturientes et les nouveau-nés) sont nombreuses en Flandre, Picardie, Alsace, Bourgogne, Savoie, Provence et Auvergne, mais aussi en Allemagne, en Suisse, en Autriche et en Italie du nord (Gélis, 1984). Les exemples archéologiques sont rares mais impressionnants. L’un des plus gros sanctuaires à répit d’Europe a par exemple fonctionné entre le XIVe et le XVe siècle dans le canton de Berne en Suisse, à Oberbüren (Gélis, 2006 ; Ulrich-Bochsler, 2009). Cinq cent cinquante individus décédés en période périnatale y ont été exhumés le long de la nef de

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l’église. Le cimetière de Notre-Dame-d’Avith dans la Meuse a également fourni 138 cas de répit recensés entre 1625 et 1673, avec une rangée réservée pour les enfants ressuscités (Portat, 2009, 2018). La mention de lieux spécifiquement dédiés à cette pratique remonte au XIIIe siècle (Delattre, 2008).

Le compromis des limbes opéré par l’Église (en privant l’enfant de rédemption) demeure toutefois insupportable pour les parents, ce qui explique que le répit continue à se répandre entre le XVIe et le XVIIe siècle et se poursuive jusqu’au XIXe siècle (Gélis, 1984, 2006 ; Lett, 1997 ; Portat, 2018). Incapable de limiter l’expansion de la pratique, l’Église adopte tour à tour une attitude complice ou critique, proclamant la toute-puissance de Dieu tout en stigmatisant ces résurrections miraculeuses. Les autorités ecclésiastiques se montrent prudentes vis-à-vis d’elle, voire la condamnent, comme au synode de Langres en 1452 où les exécutants sont menacés d’excommunication et d’amende (Gélis, 1984). La condamnation est réitérée en 1479, et s’accompagnent de la description des prétendus signes de vie, des causes naturelles de ces mouvements, ainsi que des sanctions menaçants les pratiquants. La pratique se perpétue pourtant puisqu’elle est de nouveau condamnée au XVIIIe par le pape, qui énonce que ces signes mis en évidence ne constituent pas des preuves suffisantes pour certifier l’existence d’une résurrection miraculeuse (Gélis, 1984, 2006). Il faudra attendre avril 2007 et la remise en question du limbe des enfants par Benoît XVI (« Commissione Teologica Internazionale ») pour que cette pratique n’ait théoriquement plus lieu d’être.

Synthèse

La « périnatalité » renvoie « à la période qui précède, accompagne ou suit immédiatement la naissance », laquelle a théoriquement lieu autour de 40 semaines d’aménorrhée. Dans le présent travail, nous avons considéré une définition étendue de la période périnatale en privilégiant une limite très basse (22 semaines d’aménorrhée) et une limite haute (48 semaines d’aménorrhée). Cet intervalle était adapté aux problématiques d’étude autant biologiques (appréhension de la variabilité ostéologique du sujet autour de la naissance) qu’archéo-anthropologiques (questionnement du statut des tout-petits dans les populations anciennes).

En contexte archéologique, les sujets décédés autour de la naissance ont longtemps fait l’objet d’une sous-représentation autant numérique que scientifique. Rarement intégrés dans le cadre des études historiques et anthropologiques, seule leur absence récurrente était soulignée.

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La considération des tout-petits en tant qu’objets d’étude est donc récente, portée par les dynamiques de l’archéothanatologie et des études de genre anglo-saxonnes.

Les problématiques associées au décès en période périnatale transcendent pourtant les époques et les cultures. Comment faire le parallèle entre la vision actuelle prédominante en Occident, celle des sociétés post-jennériennes médicalisées où cet événement relève de l’exception, et celle des populations plus anciennes où il relève pour partie de la « norme » ? Il a été mis en évidence l’écart actuel, voire la dichotomie entre le cadre normatif du décès périnatal, qu’il s’agisse de l’arsenal législatif ou de la prise en charge sociale de l’évènement, et la réalité pratique et familiale de son appréhension (Cf. supra, chap. I). On voit en effet la différence entre ce qui est donné à voir en termes d’usages codifiés, et les multiples enjeux posés par la pratique courante. Le groupe confronté à l’évènement, et en premier lieu la famille, est souvent à l’origine des évolutions dans la prise en charge du décès, qu’il s’agisse des changements à grande échelle (e.g. propagation de la pratique du répit ou changement de législation), autant que des variations dans le dispositif lui-même. Ces dernières constituent autant de marqueurs d’une attention individuelle portée au sujet.

Selon cette perspective, l’étude archéo-anthropologique apparaît ainsi comme un axe de recherche particulièrement pertinent pour la mise en évidence d’éléments relatifs à la fois au cadre normatif et à la conscience individuelle de l’événement que représente ce décès précoce. De même, la connaissance de la variabilité « normale » du squelette et des facteurs responsables de sa variabilité constitue la base des analyses permettant d’approcher ces questions d’un point de vue biologique.

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Chapitre II.