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Chapitre I - Gestion des risques et des crises volcaniques

2.3. L’ APPORT DES CRISES DANS LA GESTION DES RISQUES

2.3.2. Les grandes crises volcaniques en milieu insulaire

Le réveil de la Montagne Pelée en 1902, première grande catastrophe volcanique en milieu insulaire

Le réveil de la Montagne Pelée se traduit, de janvier à avril 1902, par une activité fumerolienne marquée suivie d’explosions phréatiques. A partir du 2 mai, les éruptions phréatiques prennent de l’ampleur, annonçant l’arrivée du magma en surface le 6 mai, puis une éruption majeure le 8 mai. Ce jour-là, des coulées pyroclastiques détruisent les villes de Morne Rouge et Saint-Pierre - capitale culturelle et commerciale de la Martinique -, faisant 28 000 morts [Lacroix 1904].

Chrétien et Brousse [2002] relatent les réponses du public à chaque phase de l’éruption jusqu’à cet

événement catastrophique. Effrayés par une odeur d’œuf pourri croissante depuis des mois et par des retombées de cendres à partir du 24 avril, les habitants de la région du Prêcheur fuient vers Saint-Pierre,

région perçue comme zone refuge à l’abri des cendres. Des retombées de cendres sur l’ensemble de la Martinique dans la nuit du 2 au 3 mai entraînent un exode massif des zones les plus touchées vers les zones plus épargnées, dont Saint-Pierre. Dans le même temps, certains habitants de Saint-Pierre commencent également à fuir. Le 5 mai, un lahar de 5 millions de m3 fait 23 morts à Rivière Blanche. Son arrivée en mer provoque un petit tsunami qui entraîne une panique généralisée dans Saint-Pierre, une fuite vers les montagnes, et l’encombrement de certaines routes. Les autorités restent calmes : trois jours avant l’éruption elles considèrent que seuls les bourgs placés sous les alizés sont menacés. Le Gouverneur reste en ville et appelle au calme.

Dans la nuit du 5 au 6 mai, les turbines électriques, engorgées de cendres, s’arrêtent. Saint-Pierre est plongée dans le noir. « L’incident favorise la spontanéité d’une partie de la population à amplifier toute annonce de catastrophe. Les faux-bruits qui circulent provoquent des mouvements de panique. Saint-Pierre craint un lahar, un débordement analogue à celui de la Rivière Blanche ».

L’émigration de Saint-Pierre est de plus en plus intense : le nombre de voyageurs partant pour Fort-de-France a presque quadruplé depuis le 4 mai, avec 300 passagers par jour sur le bateau qui assure la liaison maritime. Le 7 mai, 1350 personnes environ ont quitté la ville, soit 5% de la population (et tous les animaux qui le pouvaient se sont enfuis), mais pour beaucoup l’invulnérabilité de Saint-Pierre reste d’actualité. Face à l’inquiétude générale, le Gouverneur finit par nommer une commission35 qui conclut, 45 minutes avant la catastrophe, que « la sécurité de Saint-Pierre reste entière ». Le 8 mai, jeudi de l’Ascension, un grand nombre de curieux profitent de leur congé pour venir par bateau voir Saint-Pierre. La ville est entièrement rasée par des coulées pyroclastiques, seules deux personnes survivent. Le cycle éruptif s’achève trois ans plus tard, en 1905.

Avec du recul « l’accélération des phénomènes, lors de la dernière semaine, est suffisamment significative pour que nul volcanologue ne puisse se méprendre » [Chrétien et Brousse 2002]. A l’époque toutefois, les conditions étaient réunies pour que la catastrophe se produise :

- Les deux éruptions précédentes de la Pelée, en 1792 et 1851, phréatiques (avec des retombées de cendres et lahars de faible intensité) n’ont pas provoqué de catastrophe. Malgré leurs craintes, les populations espéraient une reproduction de ces scenarii éruptifs, au lieu de quoi un changement radical d’activité s’est produit.

- L’inexpérience en matière de volcanologie était totale à double titre : aucun spécialiste n’était présent en Martinique à ce moment-là (y compris dans la commission scientifique qui a émis les recommandations). Par ailleurs, les coulées pyroclastiques étaient méconnues. Elles sont décrites en [1904] par A. Lacroix, dépêché en Martinique pour étudier l’éruption après la destruction de Saint-Pierre36.

- La théorie d’une sous-estimation volontaire du risque par les autorités pour maintenir les populations en place à l’approche des élections législatives37 a longtemps prévalu. Chrétien et Brousse [2002] démentent cette théorie, soulignant que « les réactions des officiels responsables ont été, à la lumière de leurs connaissances, tout à fait rationnelles ». Cela dit, l’absence d’évacuation officielle au Prêcheur, village le plus exposé aux éruptions jusqu’au 8 mai, montre que toutes les décisions politiques qui s’imposaient

35 Composée d’un enseignant en sciences de la terre et de militaires, ingénieurs, pharmacien. Aucun volcanologue n’en fait partie.

36 Il observe le même phénomène qu’il nomme Nuées Ardentes d’après un nom donné par Fouqué en 1872 à un phénomène similaire aux Açores en 1818.

37 Le second tour des élections législatives devait se tenir le 11 mai, dans une période de trouble politique après l’affaire Dreyfus qui avait profondément divisé l’opinion. Certains pensent à ce titre que le rapport de la Commission nommée le 7 mai a été dicté par le Ministre des Colonies afin que les élections se déroulent correctement.

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raisonnablement n’ont pas été prises.

- En l’absence d’ordre d’évacuation officiel, deux problèmes se sont posés. D’une part, « les habitants de Saint-Pierre avaient la liberté de quitter leur ville, mais ils étaient incapables d’en apprécier la nécessité ». D’autre part, «même s’ils avaient souhaité partir, la majorité d’entre eux, faute de moyens pécuniaires pour se nourrir et se loger ailleurs, ne pouvait que rester sur place», problème récurrent des évacuations spontanées qui laissent en marge les individus les plus pauvres.

Un conflit d’experts sans précédent à la Soufrière de Guadeloupe en 1976

De juillet 1975 à juillet 1976, une activité micro-sismique croissante laisse présager un réveil de la Soufrière de Guadeloupe. Le 8 juillet 1976, le volcan produit une éruption phréatique qui entraîne l’évacuation spontanée de 30 000 habitants de Basse-Terre qui reviennent pratiquement tous sous une dizaine de jours. La grande question est alors de savoir si l’activité va évoluer vers des explosions magmatiques du type de celle de 1902 à la Montagne Pelée, et si en conséquence une évacuation massive doit être déclenchée et combien de temps elle doit être maintenue. Le conflit s'installe entre deux groupes scientifiques. L’un, mené par C.-J. Allègre, dresse un scenario catastrophique de l’évolution de l’activité, argumentant ses affirmations par la grande quantité de magma frais trouvée dans les retombées de l’explosion phréatique. L’autre, mené par H. Tazieff, met au contraire en évidence les absences de magma frais dans les retombées, de migration des foyers sismiques vers la surface et de modification de la composition et de la température des gaz. Il se prononce pour le maintien des Basse-Terriens chez eux. Les autorités, en vertu du principe de précaution, choisissent de se référer au scenario catastrophe. Les occupants des hôpitaux et de la prison de Basse-Terre ont déjà été évacués vers la Martinique les 9 et 10 juillet. Suite à deux nouvelles éruptions les 9 et 12 août, l’ordre d’évacuation est lancé aux 76 031 habitants des communes de Basse-Terre concernées par la menace volcanique [Lebrun 2010]. Comme au Vésuve, des jumelages étaient prévus entre communes pour accueillir les populations évacuées. La durée de l’évacuation (officiellement 3 mois et demi) fait naître des tensions sociales entre réfugiés et population d’accueil et engendre des pertes économiques lourdes pour les secteurs agricole et touristique [Lebrun 2010]. Une vingtaine d’événements phréatiques surviennent jusqu’au 1er mars 1977, jour où la crise volcanique s’achève, sans qu’aucun dégât direct ne soit à déplorer.

Tazieff [1978] dénonce « une aventure socio-scientifique où le volcan ne jouait qu’un rôle en réalité

secondaire » et, reléguant l’avis d’une partie de la population, s’interroge (sans prendre parti) sur les motivations réelles du choix politique. L’hypothèse présentée est qu’une majorité de fonctionnaires souhaitaient depuis longtemps le déplacement de la préfecture de Basse-Terre à Pointe-à-Pitre, capitale économique de l’île, siège de l’aéroport, des plages idylliques et des hôtels de luxe. L’évacuation prolongée aurait, dans cette optique, été une aubaine pour prouver l’utilité d’un déménagement.

Cette crise a démontré le rôle majeur de l’information et les difficultés à la canaliser. En quelques semaines, le conflit d’experts - qui ne fait qu'intensifier la crise -, est titré dans les journaux de nombreux pays. Les touristes français et anglo-saxons décommandent leur venue en Guadeloupe à la suite des présages catastrophiques déclinés dans les médias. Enfin, six mois après la fin de l’éruption, alors que les faits ont démontré que les présages alarmistes n’étaient pas fondés, de nombreux habitants n’osent toujours pas rentrer en Basse-Terre.

La crise de 1976 a clairement mis en évidence que la France n’était pas prête à faire face à la menace volcanique. Cet événement a ainsi conditionné un développement conséquent des réseaux de surveillance sur les volcans actifs d’Outre-Mer [Kert 1999].

Les deux tiers du territoire de Montserrat condamnés par la Soufrière Hills

En 1992, alors que la surveillance de la Soufrière Hills (Antilles anglaises) est assurée par un dispositif instrumental léger, les premiers précurseurs d’une éruption qui débutera en 1995 sont détectés. Dès lors, l’île, petit territoire de 102 km2, va littéralement vivre au rythme de la crise volcanique, alors qu’elle se remet à peine de l’ouragan Hugo qui l’a dévastée en 1989 [Jérémie et al. 1998]. L’évolution de l’activité conditionne à partir de décembre 1995 des évacuations successives, temporaires ou définitives, vers le Nord (dans des zones soumises aux retombées de cendres mais épargnées par les coulées pyroclastiques et lahars). Ces évacuations sont assorties d’une interdiction totale d’accès à la zone méridionale évacuée38

- de plus en plus vaste -, et d’autorisations d’accès39 à la zone tampon centrale qui impliquent une évacuation immédiate vers le Nord lorsque les sirènes retentissent. Des renforts militaires, logistiques et scientifiques anglais sont dépêchés sur place. La première grande évacuation, qui concerne toute la moitié Sud de l’île, a lieu en avril 1996. « Montserrat devient alors une île en état d’urgence, quasiment fermée pour cause de volcan » [Jérémie et al. 1998]. Le 25 juin 1997 le volcan fait ses 19 premières victimes en zone interdite, essentiellement des agriculteurs, quelques personnes âgées40 et déficients mentaux. Plymouth, la capitale, est presque entièrement détruite par des coulées pyroclastiques. Des rumeurs d’évacuation totale se répandent dans la communauté installée dans les îles voisines et outre-Atlantique41

[Buffonge 1998]. Les Montserratiens s’imaginent alors que le gouvernement leur cache la gravité de la

situation et acceptent mal l’incertitude scientifique affichée [Jérémie et al. 1998]. En août, cette incertitude justifie la résiliation par les assureurs des contrats de tous les biens se trouvant sur l’île, y compris dans les zones épargnées42. Ce même mois, les 2/3 méridionaux de l’île sont déclarés zone interdite. Puis, à mesure que les cartes de risque sont actualisées, les phases d’évacuation se succèdent, avec des refus de plus en plus marqués des populations (y compris des officiels de haut niveau !) de partir de zones où elles se sentent en sécurité, et qui craignent de ne pas trouver leur place au Nord, ce qui signifierait pour elles devoir quitter l’île [Buffonge 2000]. Certaines personnes évacueront à six reprises à chaque fois un peu plus au Nord (beaucoup entre deux et trois fois) à mesure que les zones refuge deviennent zones menacées [Buffonge 1998]. Alors que l’activité économique était jusque-là concentrée au Sud, l’éruption entraîne en huit mois un profond bouleversement socio-économique avec une migration progressive des activités vers le Nord, jusqu’alors défavorisé. Cette nouvelle donne impose l’élaboration d’un Plan de Développement Durable pour gérer cette réorganisation territoriale majeure.

Des solutions sont également envisagées pour « désengorger » l’île. La Guadeloupe propose d’accueillir 3000 Montserratiens43, tandis que le Royaume-Uni établit un Schéma d’Evacuation Volontaire. Buffonge

38 Excepté pour l’instrumentation scientifique et les actions de Défense Nationale.

39 En dehors de la centaine de personnes ayant refusé l’évacuation, les agriculteurs ont reçu des laisser-passer pour aller nourrir le bétail et travailler les champs deux heures toutes les 48h. Certains en profitent pour rester en zone interdite, ne voulant pas abandonner leur seule source de revenu [Jérémie et al. 1998].

40 Cette éruption a mis en évidence le problème de perte d’indépendance des personnes âgées déplacées qui explique partiellement leur refus plus fréquent d’évacuer.

41 Malgré les efforts d’information (deux rapports scientifiques quotidiens sur l’état de l’actualité volcanique diffusés sur Radio Montserrat (ZJB) avec des interviews en direct des scientifiques de l’Observatoire Volcanologique de Montserrat (MVO), une colonne réservée à l’actualité volcanique dans l’hebdomadaire de l’île et une newsletter mensuelle publiée par le MVO), la multiplication des rumeurs depuis l’étranger et en interne déclenche à plusieurs reprises des polémiques qui compliquent la gestion de crise. Ces rumeurs naissent souvent d’une dramatisation de la situation par la presse étrangère qui inquiète les familles vivant hors de l’île. Elles deviennent alors vecteur de cette information exagérée directement relayée aux proches ou indirectement via la presse locale [Buffonge 1998].

42Blong [2000] montre comment la crise du Rabaul en Papouasie a également modifié les systèmes assurantiels. Là où le risque est considéré comme excessif les assureurs se retirent du marché, limitent les garanties sur les biens les plus exposés, ou élèvent les primes à des montants que les assurés trouvent inacceptables. Au Rabaul, 10 ans avant l’éventuelle éruption, la crise sismique de 1984 produisit des résultats identiques : certains assureurs re-transférèrent le risque aux propriétaires, à la communauté et au gouvernement.

43 En revanche, le gouvernement d’Antigua, qui a déjà accueilli 5000 Montserratiens depuis le début de la crise, refuse d’accueillir de nouveaux réfugiés sans contrepartie du gouvernement britannique [Buffonge 1998].

G es tio n d es ri sq ue s et de s cri se s vo lc an iq ue s

[1998] met l’accent sur les avantages de ce plan (deux ans d’accès aux soins, au chômage, au droit de

travailler, à la gratuité de l’éducation, et une bourse dont le montant varie entre adultes et enfants - tout en soulignant également l’obstacle de la bureaucratie anglaise à l’arrivée -). Jérémie et al. [1998] soulignent au contraire le faible nombre d’habitants (3000) ayant accepté ces conditions jugées dérisoires par la grande majorité de la population. Un scénario d’évacuation généralisée de l’île - l’Opération Exode, qui heureusement ne sera jamais d’actualité44 - est par ailleurs mis au point.

L’abandon de Plymouth, où se trouvaient les infrastructures majeures de l’île (hôpital, port, aéroport, administrations, banques, espaces de stockage, etc.), a entraîné la saturation rapide des systèmes de soin, voies de communication, activités financières, et la perte de la grande majorité des biens de l’île. Une forte dépendance vis à vis des territoires voisins (notamment de la Guadeloupe toute proche) en termes de moyens médicaux et de moyens d’évacuation maritimes, a été mise en évidence [Kert 1999]. L’événement a montré le manque de préparation face à une éruption majeure, notamment dans la gestion des évacuations : problèmes de promiscuité et d’hygiène dans les campements en préfabriqués, pillages des zones évacuées. Cela a poussé certains habitants à préférer le confort dangereux des zones à risque aux désagréments quotidiens des zones refuge [Buffonge 1998].

Robin et Lardy [2003] soulignent quant à eux les facteurs de réussite de la gestion de crise : une

collaboration scientifique internationale efficace, des rapports de confiance entre experts et autorités civiles, la diffusion d’informations fiables et compréhensibles du MVO à la presse et de la presse aux populations pour « atténuer les inquiétudes (…), limiter la circulation des rumeurs et/ou favoriser une prise de conscience du danger».