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DEUXIEME PARTIE : CADRES THEORIQUES.

4.2 Les formes de l’échange en configuration domaniale.

Macquet et Vrancken (2003), reprenant Elias (1975), développent l’idée que les sociétés européennes occidentales furent historiquement marquées par une faible différenciation. Au moyen-âge, les communautés de vie étaient de type holiste, animées par des relations chaudes et une proximité physique et émotionnelle intense. Le contrôle social y était diffus et omniprésent. L’appartenance au domaine était une condition de vie et de survie, l’individu ne pouvant se concevoir en dehors de celui-ci.

Une étape décisive se situe dans le phénomène de curialisation des guerriers, amplifiée par le retour des Croisés de Terre Sainte. Ces derniers prennent conscience de leurs compétences et

64 de leurs singularités, au contact de territoires et de peuples situés hors de leur domaine. Leur réintégration dans la société et la régulation de leur violence, se font via des négociations avec l’aristocratie traditionnelle. La propriété privée et les droits de concession se développent, l’internalité se renforce, et les processus de contrôle social, tel le serment d’allégeance, permettent de réguler et d’encadrer les comportements. Avec le développement des échanges commerciaux et des relations inter-domaines apparaissent la nécessité de mettre en place des politiques territoriales de conquête, de défense et d’alliances, et un nécessaire contrôle interne, sur l’impulsivité, mais également une séparation de facto entre possédants et non-possédants. Cette dynamique se renforce lorsque la centralisation se développe via l’État absolutiste et monarchique, ce dernier devenant dépositaire de la violence légitime et du relevé de l’impôt. Les seigneurs évoluent du statut d’alliés soumis nécessaires et temporaires à celui de courtisans.

L’individualisation des mœurs devient une valeur portée par la classe dominante, et celle-ci va ruisseler vers les couches inférieures de la société. L’aristocratie se constitue, et les nécessités politiques (retenue, réflexion, calcul) deviennent des vertus. Cette promotion de l’individualisation, portée initialement par l’aristocratie et par la religion chrétienne, va petit à petit se répandre au sein de la bourgeoisie d’affaires, qui, à la faveur de la Révolution, prend le pouvoir en lieu et place de la noblesse de sang. Considérant le rôle de la religion chrétienne, Walzer (1986), cité par Macquet, Vrancken (2003 : 43), explique que :

La libération en échange de la soumission, mais une soumission volontaire, liée à une loi juste parce que légitime. Cette loi divine dévalorise donc la dépendance des hommes entre eux. […] On trouve là le terreau d’une doctrine de la libération et de la révolte […], à laquelle la Réforme donnera un formidable coup d’accélérateur.

Dans une telle configuration, la figure de l’homo clausus (Elias, 1991) devient particulièrement valorisée. Celui qui parvient à se maîtriser et à contrôler ses pulsions bénéficie d’un regard favorable. Il est alors valorisé de se concevoir en rupture avec le collectif, et de n’envisager sa construction et son existence qu’à partir de son essence propre. La conscience et l’intériorité sont ainsi susceptibles de devenir les cibles des interventions visant l’éducation et la réadaptation. L’on comprend ici que le catholicisme, et sa conception de la culpabilité et de la rédemption individuelles, est un marqueur révélateur pertinent de la valorisation de ce type d’échange. Avec la Révolution Industrielle, le développement de la configuration salariale amène les dominés à prendre conscience de leurs propres singularités dans l’appareil de production. Ceux-ci créent des communautés pour occuper la sphère sociale (associations, syndicats…). Le rapport de force entre dominants (possédants) et dominés (non-possédants)

65 devient une grille de lecture importante des relations sociales, et une matrice des rapports de pouvoir. Le développement de la rationalité et de la discipline va engendrer l’évolution de la configuration domaniale vers une configuration salariale, où le contrat devient un outil indispensable de la régulation des échanges. Il s’agit alors pour chaque individu de respecter son rôle, et d’incarner son groupe d’appartenance tout en acceptant les relations de domination, mais en les négociant. C’est en parallèle que des grilles de lecture tel le marxisme fournissent des éléments pour mener cette lutte à bien.

L’évolution se fait d’un lien chaud et de solidarité (matérialisé auprès des populations en difficulté par la charité), et automatiquement mobilisé sur base d’appartenance au domaine, vers un lien contractuel. Le travail et le contrat deviennent des mécanismes de contrôle et des marques de bonne volonté de la part des personnes dans le besoin. Les individus refusant de s’inscrire dans cette configuration salariale deviennent suspects et sont disqualifiés moralement.

Le fait d’être travaillé par la discipline d’un travail régulier, continu, souvent organisé hiérarchiquement, constitue la garantie, aux yeux des autres, de leur sens moral et de leur dignité humaine.

(Macquet, Vrancken, 2003 : 61)

Aujourd’hui, la France voit l’État-providence évoluer en État social actif (Rouzeau, 2016). L’État ne se désengage pas tant du social qu’il souhaite l’organiser différemment, avec une influence libérale favorisant l’initiative et l’activation du privé, et de l’individu. En accord avec cette idéologie, l’État propose des politiques sociales d’activation et de participation, proposant des outils cherchant à créer des individus autonomes, entrepreneurs d’eux-mêmes et pouvant s’auto-gouverner. L’internalisation et la capacité à verbaliser son parcours sont devenues conditions sine qua non pour déclencher l’aide sociale (Macquet, Vrancken, 2006). Néanmoins, des auteurs décrivent de multiples formes de résistances, contre-conduites et interrogations face à ces évolutions.

Qu’en est-il des lieux de vie de la protection de l’enfance ? Intimement lié aux congrégations religieuses et autres colonies pénitentiaires, le développement des internats amène tout d’abord à constater une évolution historique en relative déconnexion avec les sphères socio-économique et salariale, via notamment l’institution « sanctuaire » (Dubet, 2002) héritée de la conception catholique du travail social. L’éthique religieuse, sa conception de la culpabilité et de la rédemption individuelle, et les pratiques visant à la « production » de chrétiens, furent des héritiers et reproducteurs puissants de la conception du lien social tel que privilégié au sein de la configuration domaniale. Loubat (2004), va plus loin et considère l’organisation de la

66 communauté religieuse comme modèle de référence historique au sein du secteur social. L’influence de la psychologie clinique et de la psychanalyse, concernant la compréhension et de la conception du psychisme s’ancre tout à fait dans cette toile de fond culturelle (Verdes- Leroux, 1978 ; Desmazières, 2011).

Cet héritage ne semble jamais véritablement infléchi au cours des années, par exemple via une politique incitatrice et homogénéisante forte. Au contraire, les années 1970 et la crise pétrolière voient les associations s’instituer, se professionnaliser, et développer une importante bureaucratie, quelque peu distancié du modèle initial associatif de 1901 promouvant liberté et souplesse. L’absence de liens avec la recherche, et l’intervention massive d’éducateurs en poste de terrain en formation, garantissent une certaine forme de reproduction des pratiques et des cadres paradigmatiques. S’opposant à ce qui pourrait ressembler de près ou de loin aux « Evidence Based Practices » (Durieux, Etienne, Willems, 2017), une certaine tradition perdure au sein des établissements. Concernant la protection de l’enfance, l’étude attentive de l’Histoire du développement de ce secteur professionnel met en lumière la distance historique que ses institutions auront avec les grandes institutions intégratrices que sont le travail, la formation professionnelle, ou encore l’école. La loi 2002-02 réaffirmera le souhait d’un renversement paradigmatique d’une logique institutionnelle interne vers une articulation du travail d’éducation à partir du projet de l’individu accompagné et de la « gestion de cas ». Un rapport de la Haute Autorité de Santé (2018) décrit cette évolution en cours, et pose ce diagnostic à propos des dynamiques actuelles au sein des institutions :

L’enquête conforte partiellement l’existence d’une culture professionnelle « centrée » sur le fonctionnement des établissements eux-mêmes, la mobilisation des ressources (humaines, financières, éducatives, relationnelles, etc.) internes, et encore peu ouverte tant à la prise en compte du point de vue des enfants et des adolescents, de leurs parents, que des articulations avec les partenaires extérieurs. (HAS, 2018 : 103).

Ces propositions renvoient à la notion de « domaines » institutionnels, dont les modalités d’existence correspondraient à des communautés de vie holistes, dans lesquelles les missions et compétences, procédures et contrats, restent largement secondaires vis-à-vis du charisme personnel et de la tradition. Cette dernière s’inspirerait du lien chaud et de la proximité, de l’engagement quotidien auprès des populations en difficulté, et d’une proximité émotionnelle forte. Nous prenons nos distances avec une conception fermée et totale (voire totalitaire) des internats, comme certaines interprétations des travaux de Foucault et Goffman pourraient amener à les envisager. Nous croyons qu’au sein de ces lieux de vie, aussi clos sur l’extérieur

67 soient-ils, ont eu lieu d’infinies diversités d’expériences et de rencontres. Comme l’écrit Capul (2007 : 24) :

Pour qui veut schématiser l’évolution des formules d’aide au cours du dernier demi-siècle, le passage du fermé à l’ouvert caractérise assez bien les transformations intervenues. Mais cette optique n’est-elle pas un peu trop linéaire ? La catégorie d’enfermement est-elle vraiment aussi pertinente et généralisable qu’on l’a cru ?

De ces idées, nous proposons que la configuration domaniale pourrait être toujours opérante au sein des institutions, à l’image du stress observé dans les sociétés postmodernes à solidarité organique (Durkheim, 1897 ; Dieu, Dubois, 2012). L’objectif principal des éducateurs serait dans une telle perspective de « faire domaine », à partir d’un lien de confiance interindividuel faisant quelque peu fi de l’ensemble des interactions dans lesquelles évolue l’individu accompagné. Que l’on considère le vocable désignant les lieux d’accueil et à quel point il renvoie au domaine, qu’il s’agisse du « foyer » ou de la « maison d’enfants à caractère social ». La protection de l’enfance française, de par son Histoire et organisation, n’est que peu concernée par des cadres prescriptifs et normatifs forts. Il peut donc être avancé que l’évolution paradigmatique actuelle n’y connait pas son expression la plus aboutie, d’autant que l’influence de l’Église catholique (en tant que garante de la configuration domaniale) et de son modèle institutionnel y furent particulièrement forts. Il reviendra à l’analyse des entretiens de vérifier ou d’infirmer cette hypothèse. Mais tout d’abord, qu’en est-il du contexte québécois ?