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DEUXIEME PARTIE : CADRES THEORIQUES.

5.3 De la compréhension du travail à l’analyse de l’activité.

Nous avons construit un premier plan d’analyse via le paradigme de la forme, puis étudié comment Vygotski et Bruner conceptualisent la situation d’apprentissage via la notion de médiation. Pour Vygotski, l’instrument constitue une médiation entre l’homme et le réel, à

103 l’image de l’outil dans un contexte de travail. Son caractère interactif se trouve dans les modalités de transmission de cet instrument d’un individu à un autre (via son éducation), fruits de relations sociales caractérisées et inscrites dans un certain environnement. Mais parce que l’instrument est qualifié de psychologique, en influençant l’activité cognitive du sujet, l’interaction se poursuit ensuite via « l’acte instrumental ». Ce dernier désigne la forme que prend l’activité qui mobilise l’instrument et intervient sur l’environnement (Netchine- Grynberg, Netchine, 1989). Ainsi, nous mobiliserons un modèle d’analyse permettant de décrire et de comprendre ces interactions, notamment via l’étude des activités constructive et productive des éducateurs au cours de leur travail d’accompagnement. Pensons tout d’abord la notion de « travail ». Le Larousse (en ligne) en propose plusieurs définitions24 :

Activité de l’homme appliquée à la production, à la création, à l’entretien de quelque chose. Activité professionnelle régulière et rémunérée…

Ensemble des opérations que l’on doit accomplir pour élaborer quelque chose…

Précisons tout de suite que nous ne nous intéresserons dans un premier temps que peu à la dimension économique du travail (salaires, chiffre d’affaire, coûts…), sauf si elle devait avoir un impact fort sur l’activité décrite par les éducateurs. Notre focalisation se situera sur l’organisation cognitive des sujets rencontrés, et leurs interactions éducatives et relationnelles avec les enfants. Dans un chapitre dédié au libéralisme et faisant office de perspectives à cette recherche, nous reviendrons un peu plus sur ces enjeux en fin d’exposé. De même, nous ne nous intéresserons pas aux dimensions sociales et collectives du travail (syndicats, conciliation des vies privée et professionnelle, relations nouées au travail, ambiance…), pour nous focaliser sur le concept de tâche, que nous allons nous attacher à préciser ci-après.

La définition du Larousse décrit en particulier le caractère prescrit du travail. Ce dernier se mettrait en place au sein d’une structure sociale donnée, en comprenant des objectifs, des moyens mis à disposition pour les atteindre, des contextes sociaux et environnementaux, ainsi qu’une organisation répartissant les tâches entre les différents opérateurs, des procédures, règlements…Cette dimension du travail est instituée, et n’attend pas l’individu (au sens du travailleur en tant qu’entité), pour exister en tant que telle. En didactique professionnelle (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006), ceci est désigné sous le terme de « tâche », dans la continuité des travaux de l’ergonomie de langue française (Leplat et Hoc, 1983).

104 L’individu (salarié, travailleur, ouvrier…) dans sa complexité et ses processus cognitifs intervient particulièrement dans la seconde dimension du travail : le travail « réel ». Il est admis que celui-ci ne peut être copie conforme de la prescription, sauf peut-être dans certaines formes hyper-rationalisées du taylorisme et du « travail à la chaîne ». En effet et dans des situations de pures exécutions, il est difficile d’identifier la part de l’individu dans son originalité et ses initiatives. Nous partons du postulat que le travail d’éducation comporte, au sein de nos deux contextes, une part d’élaboration propre au sujet, et des marges de manœuvre permettant une certaine adaptabilité et flexibilité devant la situation.

En analyse du travail, « l’activité » désigne le processus mis en place par le sujet pour répondre et gérer une situation (de travail) donnée. L’on retrouve ici l’influence de l’ergonomie dans la construction du cadre théorique de la didactique professionnelle. L’acteur – cette désignation est évocatrice – peut dans cette perspective se saisir du prescrit et le modifier, l’amender, l’adapter... Il dispose d’espaces de liberté (étant encadrés ou non par les prescriptions, par exemple en termes de comportement), de possibilités d’adaptation…et c’est cet ensemble que nous désignerons ici sous le terme d’activité. Cette dernière n’est pas nécessairement conscientisée, notamment dans son système de valeurs, sa complexité et ses ressources. Elle ne peut l’être que partiellement, et dans des degrés variables selon les situations. Leplat (1985, 2000), Ombredanne et Faverge (1955) permettent de penser le travail réel et la marge de création et d’adaptation du sujet, au-delà de la prescription. Dans le champ de l’éducation spécialisée, la nature du public et de ses difficultés, par définition multiples et relativement imprévisibles dans leurs expressions comportementales et psychiques, imposent à l’éducateur un certain respect de l’imprévu, du surprenant, de l’attendrissant, du violent…Cette dimension est affirmée par la controverse et le refus suscités en éducation spécialisée par la progression des notions de résultat et d’efficacité. La didactique professionnelle présente l’intérêt de faire se rencontrer la psychologie du développement et l’analyse du travail, ce qui offre un cadre théorique performant pour construire une compréhension du travail, de la tâche et de l’activité. Notons que cette approche intègre le contexte en tant que ressource :

Elle implique une réflexion sur les logiques des acteurs, les contextes dans lesquels ils agissent, leurs valeurs et leurs compétences pour rendre compte de la tension que ceux- éprouvent entre le prescrit et le réalisé et les ressources mobilisées, souvent de façon

conflictuelle.

(Pagoni, 2018 : 154).

Reprenons la proposition de Pastré (2014 : 21) à propos de la dimension pragmatique de la culture. Celui-ci complète son analyse en lui ajoutant une dimension épistémique.

105 La dimension épistémique existe également dans l’activité professionnelle. L’analyse de l’activité, telle qu’on l’a faite en didactique professionnelle, nous a appris une chose essentielle : il y a de l’épistémique dans le pragmatique, parce qu’il y a de la conceptualisation. C’est pour moi la première entrée qui permet de concevoir le travail

comme un élément de culture.

L’analyse du travail intègre dans son étude les contextes et modalités d’appropriation de ce dernier par les acteurs. En ce qui concerne notre recherche, et au regard des cadres théoriques mobilisés jusqu’alors, nous avons en effet besoin d’un modèle permettant une approche synchronique (sens, motifs et actions mobilisés dans une situation de problème) et une approche diachronique (positionnement du sujet par rapport aux déterminants de son environnement) de l’activité (Pagoni, 2018). La théorie des camps conceptuels de Vergnaud (1990) et les concepts de schème et compétence (Coulet, 2011) fourniront ce cadre, parce qu’ils permettent l’inclusion des dimensions pragmatiques et épistémiques de la culture avec l’activité professionnelle et ce, dans une réflexion globale mettant en lumière les interactions entre elles. Pastré (2014 : 21) poursuit en écrivant :

En effet, un métier ne se réduit pas à des procédés simplement empiriques, des trucs, des procédures, des gestes délestés des prises d’information qui les motivent, des routines. Il y a tout cela dans le travail, mais il y a surtout autre chose : une conceptualisation pragmatique, qui consiste principalement à savoir orienter et guider son action en fonction d’un diagnostic de situation.

Cette intelligence de la tâche, identifiable via une étude du travail réel et nourrissant la capacité d’adaptation des acteurs à des situations problématiques, suggère l’importance de s’attarder sur la question du diagnostic effectué par les acteurs. Dans l’éducation spécialisée, celui-ci est plus communément désigné sous le terme « d’évaluation de la situation », ou « d’évaluation de l’enfant », parfois de « diagnostic » même si, notamment au Québec, cette dernière désignation est censée ne s’appliquer qu’exclusivement au milieu médical. Nous considérerons ce processus comme un schème (Vergnaud, 1991) et une compétence (Coulet, 2016), opérant auprès d’une autre compétence, que nous nommerons « accompagnement de l’enfant », et désignant l’intervention à proprement parler incarnée par les activités, les entretiens, le vécu partagé etc.

Pour compléter notre approche compréhensive de l’activité mise en place par les éducateurs, nous devrons nous attacher à décrire les situations d’éducation ou de réadaptation (selon les contextes), telle qu’expérimentées par les acteurs de l’éducation spécialisée sur le terrain. Il nous faut construire une approche permettant la récolte puis l’analyse d’informations, cette dernière devant s’inscrire dans la perspective socioculturelle, interactive et dynamique décrite précédemment. Partons de cette proposition de Clauzard (2015 : 7) :

106 Une grande partie de l’action pédagogique se fait dans l’urgence, l’improvisation, de façon intuitive, sans faire réellement appel à des connaissances, faute de temps, ou de pertinence. Pour prendre une décision sur le vif, le praticien expérimenté ne peut mobiliser des savoirs et aboutir à une décision informée et raisonnée par un long détour réflexif. Il actionne plutôt un schème d’action construit au gré de l’expérience, qu’il ajuste marginalement à la

situation.

Cet extrait introduit deux concepts particulièrement centraux dans notre travail : ceux de schème et de situation.