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L’organisation institutionnelle de la protection de la jeunesse : le monopole de l’État ?

Chapitre 3 : Histoire et organisation de la protection de la jeunesse au Québec.

3.4 L’organisation institutionnelle de la protection de la jeunesse : le monopole de l’État ?

Le ministère de tutelle de la protection de la jeunesse est le ministère de la Santé et des Services sociaux. Les Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS et CISSS) sont des organismes parapublics en ce sens que leur administration, bien que soumise aux normes du ministère, demeure indépendante de ce même ministère. Les intervenants évoluant en leur sein sont des travailleurs gouvernementaux. Dans chacune des seize régions administratives du Québec est nommé un Directeur de la Protection de la jeunesse, qui dirige les équipes de professionnels agissant en son nom, et pilote les pratiques de protection, du signalement à l’évaluation, jusqu’aux plans d’actions et ses révisions. Il peut mobiliser les acteurs dont la mobilisation des compétences est nécessaire (réseaux de santé, organismes communautaires, services psychosociaux…).

En 2015, de grands pôles ont été créés, rassemblant et fusionnant les structures existantes, pour former d’importantes structures administratives dénommées Centres Intégrés (Universitaires) de Santé et de Services Sociaux (CI(U)SSS). Les Centres jeunesse y ont été absorbés. Le public peut être accueilli dans des centres de réadaptation pour les jeunes en difficulté, ou des centres d’hébergement de type ressource intermédiaire, à encadrement plus souple. Il existe également des familles d’accueil et des foyers de groupe, se trouvant dans des établissements banalisés insérés dans le paysage urbain. A noter que la fusion des établissements dans les CIUSSS,

15 Donné par le Conseil québécois de l’agrément via des normes agréées par l’International Society for

58 mesure de rationalisation s’ancrant dans la Nouvelle Gestion Publique (NGP)16, provoque de

multiples remous et un bouleversement de relations de travail parfois établies depuis des années.

L’hétérogénéité des populations n’est pas souhaitée au sein des établissements, les pratiques étant différenciées selon leurs problématiques et comportements spécifiques. Il existe des lieux spécifiques pour les enfants souffrant de déficiences intellectuelles, de problèmes de santé mentale, ou de troubles du comportement. L’accueil est décidé selon le degré d’intensité de ces troubles, et les modalités d’encadrement requis par la problématique de l’individu. Les enfants sont rassemblés en fonction de leur sexe et de leur âge selon trois catégories : 0-6 ans ; 6-12 ans ; 12-18 ans. Certaines dérogations sont possibles pour ne pas brusquer des transitions entre les groupes. Quelques expérimentations de mixité ou d’élargissement des classes d’âge menées par le passé ne se sont pas montrées concluantes.

Dans les lieux de vie de la protection de la jeunesse travaillent également des agents dont la mission est d’intervenir en cas de crise grave et/ou de conflit nécessitant la force, pour protéger l’enfant et le groupe. Il est alors possible d’isoler l’enfant dans un espace dédié. Ces pratiques sont de plus en plus encadrées, mais toujours critiquées, car impliquant la force et la coercition. Nous reviendrons là-dessus dans l’analyse, à partir du témoignage des professionnels, et du sens qu’ils donnent à ce type d’interventions.

Synthèse Partie I.

Cette première partie est consacrée à la présentation des cadres et modes de vie dans chacun des deux contextes, concernant l’éducation spécialisée et la protection de l’enfance. Elle permet une première comparaison entre les deux organisations de protection de l’enfance, en proposant le système et son Histoire comme unités (Bray, Jian, 2010). Bien entendu, cette comparaison ne peut refléter l’ensemble des particularités et des particularismes locaux au sein des contextes nationaux étudiés, et se veut uniquement le reflet d’un courant et d’une tendance majoritaires

16 Selon Couturier, Gagnon et Belzile (2013), la NGP marque un déplacement de l’expertise et de la

responsabilité « du professionnel vers des instances abstraites nouant positivisme scientifique, esprit gestionnaire (Ogien 1995) et esprit médical (Foucault 1963). » Il s’agit ainsi d’un changement paradigmatique majeur, inspiré des Evidence Based Practices, et promues notamment par Cochrane (1972) dans le secteur médical.

59 apparaissant dans les livres d’Histoire et les textes légaux. En tant qu’États-Nations puissants et centralisés (bien que, dans le cas du Québec, l’appartenance à la fédération du Québec amène tout un ensemble d’enjeux que nous ne discuterons pas en détail ici), la France et le Québec sont deux constructions sociopolitiques dont il est possible de discuter l’organisation et l’homogénéité sans faire trop injure (nous l’espérons) aux organisations locales, communautaires, marginales, ou subversives que l’exposé proposé ne concernerait pas ici. C’est du moins notre parti pris, au moins concernant la présentation contextuelle.

Cette dernière nous montre que si la France a vu la protection de l’enfance émerger à partir de l’appareil institutionnel catholique, pour échoir ensuite aux associations, le Québec a nationalisé son système social dans les années 1960, et créé de solides liens entre celui-ci et l’université, avec le développement central d’un paradigme majeur : la psychoéducation. Cette dernière est le fruit d’influences diverses, en particulier nord-américaines, et de réflexions construites à partir de la collaboration avec la recherche. L’activité est pensée en fonction d’objectifs précis, explicites, et est donc conceptualisée en fonction des profils des jeunes accueillis (âge, sexe, comportements…). En France, l’accueil est hétérogène, une institution pouvant accueillir en son sein un mineur non accompagné (MNA), un enfant en situation de handicap, un enfant présentant des comportements délinquants ou un adolescent protégé à la suite de sévices reçus en famille… La relative absence de prescriptions et de cadres normatifs, en comparaison avec le Québec et à propos du travail d’éducation, rend difficile le repérage de lignes de force conceptuelles pouvant mettre sur la piste d’une théorie, d’un concept, ou d’un paradigme particulier. Et si ce que nous percevons d’emblée comme une absence de paradigme constituait en soi un paradigme ?

La France et le Québec partagent certains points communs concernant la protection de l’enfance et de la jeunesse. La prise en charge institutionnelle religieuse et l’éthique catholique en ont constitué les fondements. La conception de l’individu au cœur de cette dernière, et l’émancipation permise par un long travail historique sur la conscience des individus, ont favorisé l’émergence de sujets autonomes (Macquet, Vrancken, 2003), sans doute effet secondaire non-désiré d’une doctrine relativement contraignante par ailleurs (Delumeau, 1964). Mais les contextes sociologiques et historiques ont ensuite drastiquement évolué des deux côtés de l’Atlantique. Si, en France, les associations ont pris le relais des congrégations religieuses dans d’âpres négociations ayant connu leurs paroxysmes en 1901 et 1905, le Québec a réorganisé son système social dans les années post-Seconde Guerre mondiale. Dans une

60 dynamique économique positive, le Québec a progressivement mis en place des organisations différentes de celles existant en France. Dans quelle mesure peut-on faire le lien avec le travail d’éducation développé en leur sein ?

Si les valeurs humanistes sont partagées, les lois, outils et paradigmes sont en effet divergents. D’ores et déjà, l’on peut repérer au Québec des influences interactionnistes, pragmatiques et comportementalistes. En France, le « lien chaud » historiquement promu au sein des institutions ne semble pas avoir subi de choc frontal radical, ce qui pourrait rendre identifiable certaines de ces caractéristiques au sein des pratiques. Pour poursuivre notre contextualisation et nous rapprocher de l’analyse du travail, nous nous intéresserons maintenant aux formes de l’échange en contexte français et québécois, en tant qu’éléments potentiellement signifiants dans l’évolution divergente des pratiques d’éducation décrites précédemment.

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