• Aucun résultat trouvé

TROISIEME PARTIE : ANALYSE DU TRAVAIL D’EDUCATION DANS LES LIEUX DE VIE DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE

Chapitre 8 : Situations et compétences étudiées.

6.1 Enquête exploratoire.

Malgré la langue – relativement – commune entre France et Québec, certaines expressions québécoises nécessitaient une certaine compréhension de leur emploi en situation, et cela a imposé un premier voyage pour découvrir le système institutionnel et certains termes non usités en France. L’enquête exploratoire, menée au Québec en 2017, a permis de rencontrer :

- Le président de l’association des éducatrices et des éducateurs spécialisés du Québec (AEESQ)

119 - Trois professeurs des universités de l’Université de Montréal, de l’UQAM25 et de

l’Université de Québec à Trois-Rivières.

- Le coordinateur du comité des usagers du Centre Jeunesse de Montréal

- Une éducatrice spécialisée et une psychoéducatrice travaillant en protection de la jeunesse.

- Un éducateur spécialisé français travaillant au Québec depuis 7 ans.

Ces entretiens ont permis la récolte de nombreuses données à propos du secteur du travail social, de la psychoéducation et de la protection de la jeunesse. Ils ont apporté certains précisions et explications de termes, acronymes et abréviations. L’enquête exploratoire a également fait office d’enquête de distanciation (Beaud et Weber, 1997). La découverte d’un autre système de protection a permis une prise de recul vis-à-vis de certains préjugés et jugements péremptoires construits pendant les quelques années d’expériences vécues sur le terrain. En effet et parce que la pratique éducative est pétrie de croyances socialement et culturellement ancrées, alliées à un engagement émotionnel et intellectuel fort, l’attitude du chercheur/praticien se doit d’alterner entre analyse objective et énergie poussant à embrasser l’objet pour mieux y accéder, l’analyser et l’observer :

L’engagement désigne l’implication émotionnelle, ce qu’on appelle communément la subjectivité ou encore l’irrationalité. La distanciation correspond, au contraire, à l’objectivité, à la rationalité. C’est la distanciation en tant que maîtrise de soi, en tant qu’apprentissage de la maîtrise de ses propres représentations affectives, qui permet de comprendre un phénomène et donc de mieux le maîtriser.

(Delmotte, 2010 :35)

Cet effort d’aller et retour entre engagement et distanciation, est, de l’aveu même d’Elias (Delmotte, 2010), illusoire dans son objectif idéal. Mais l’enquête exploratoire nous a permis de mettre de côté certaines représentations et d’amorcer une réflexion plus rigoureuse concernant notre objet d’étude. Ce premier défrichage a ainsi grandement facilité l’organisation et la compréhension du deuxième volet d’entretiens, consacré au recueil de données.

120 6.2 Les entretiens compréhensifs.

L’objectif de l’analyse est la compréhension d’un phénomène humain vécu en situation. Il n’est pas seulement d’identifier un processus linéaire, mais de mieux comprendre comment se construit et se met en place concrètement l’activité des éducateurs au quotidien au sein d’un lieu de vie de la protection de l’enfance. Nos matériaux seront l’entretien et la verbalisation, afin d’accéder notamment à la dimension « expérientielle » du vécu de l’activité. Il s’agira de repérer ce qui, dans le travail d’éducation, a fait « événement » pour l’éducateur, s’est avéré être source de sens (Mayen, 2009). Nous nous intéresserons donc aux dimensions productive et constructive de l’activité, souhaitant appréhender la manière dont l’éducateur fait évoluer son vécu en compétence. En effet :

La clinique de l’activité a bien mis en évidence ce phénomène en faisant de la transformation des significations de l’expérience qui résulte de l’analyse du travail, non pas un biais méthodologique, mais l’objectif même de sa démarche.

(Rémery, 2019 : 102)

Pour cela, nous avons mobilisé une conception compréhensive de l’entretien. Selon le Dictionnaire critique de la sociologie (Boudon et Bourricaud, 1982 : 195) :

La méthode compréhensive consiste à saisir le sens subjectif et intersubjectif d'une activité concrète, à partir des intentions que l'on peut anticiper chez un ou des acteurs, à partir de notre propre expérience vécue du social. A partir de ce sens saisi, il convient ensuite d'agréger les actions, au plan social et culturel, pour faire émerger des types d'élaborations collectives.

S’ancrant dans la perspective vygotskienne, notre recherche est inductive, en ce qu’elle tente, à partir de données empiriques, de décrire une expérience vécue par des professionnels en situation, et d’identifier certaines caractéristiques importantes dans les médiations proposées.

Les entretiens ont été menés individuellement, et ont duré entre 45 et 65 minutes environ. Parce que nous souhaitons explorer les dimensions du travail d’éducation le plus profondément possible, il s’agit de trouver un équilibre entre curiosité du chercheur et fatigue de l’interviewé, pour éviter le recours à des phrases ou à des concepts « prêt-à-penser », et accéder à l’expérience la plus authentique possible. Bien que la méthode d’enregistrement vidéo soit pertinente pour l’observation des compétences, l’obtention d’autorisations, en France et au Québec, représentait une démarche bien trop ardue et aléatoire, notamment à cause des

121 questions d’autorité parentale, par définition complexes au sein de la protection de l’enfance. De plus, la gamme potentielle de situations évoquées en entretien est plus importante qu’une séquence vidéo sur une ou plusieurs heures. Notre projet est de pouvoir appréhender le travail d’éducation dans une certaine globalité, pouvant potentiellement inclure des échanges à propos des familles, partenaires institutionnels, une description des outils mobilisés… Impliquant une certaine liberté d’expression pour l’individu à propos de ce qui fait sens pour lui dans son travail. Pour récolter le matériau empirique, nous avons donc construit des entretiens en deux temps. Dans un premier temps, nous avons mis en place un entretien compréhensif inspiré de Kaufmann (1996). L’objet d’éducation spécialisée comporte de multiples facettes, et une diversité d’activités fourmillante. Et nous ne souhaitons pas que :

la dimension compréhensive de la relation avec l’interviewé soit rapidement perdue et mise sous la tutelle d’impératifs quantitatifs (représentativité, mise en équivalence et croisement

des réponses, analyse de contenu etc.).

(Cardon, 1996 : 177)

Et nous suivons son conseil d’implication auprès des personnes pour :

dynamiser l’entretien et utiliser toutes sortes de tactiques pour approfondir l’engagement

des personnes dans la situation d’enquête.

(Cardon, 1996 : 178)

L’entretien compréhensif est pertinent parce qu’il est construit sur deux postulats : le premier est que les pratiques sont complexes mais structurées, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas le fruit d’un hasard ou d’une improvisation complète. Leur organisation et leur nature peuvent être appréhendées, et analysées. Le deuxième postulat, particulièrement pertinent dans une comparaison, est que les pratiques d’éducation quelles qu’elles soient sont nourries par une « forme » de logique et une « forme » d’organisation. Plus que d’apporter des réponses fermées et définitives, notre souhait est d’ouvrir des possibles à propos des liens entre social et pratiques, dans un contexte mouvant. La présentation historique, légale et sociologique nous a permis de mettre en valeur un sens au travail d’éducation, en France comme au Québec, et nous souhaitons, grâce aux entretiens, mettre en valeur des « soudures », des connexions entre cette Histoire et ce qui se fait actuellement au sein des lieux de vie de la protection de l’enfance.

Pour accéder à cette richesse, la méthodologie de l’entretien compréhensif préconise fortement une approche chaleureuse entre interviewé et chercheur. La neutralité et la distance sont à bannir. De plus, l’empathie et la compréhension doivent permettre de dépasser certaines objections éthiques et morales, que le chercheur pourrait opposer à l’interviewé. Nous avons

122 régulièrement rencontré ce cas de figure mais notre souhait n’est vraiment pas de pointer ce que nous identifierions comme tel ou tel manquement à la bientraitance. Nous n’avons donc pas hésité à avoir recours à l’humour, au partage d’expériences anecdotiques, et à suivre nos interlocuteurs dans certaines digressions. Ces conditions semblaient nécessaires à ce qu’ils puissent dérouler leurs idées, conforter leurs points de vue et décrire plus en détails leurs positionnements et réflexions. Néanmoins, nous n’en oublions pas pour autant notre objectif, à savoir la récolte d’informations concernant l’activité des éducateurs devant les situations d’évaluation et d’accompagnement éducatif.

Pour ancrer l’entretien dans le vécu des éducateurs, et afin que leurs discours représentent le plus possible leurs expériences propres, nous avons concentré l’entretien sur l’accompagnement d’un jeune en particulier, et donc sur le récit d’une situation réelle d’accompagnement. Il s’agit de ce que les professionnels du secteur appellent couramment une « référence », ou un « dossier ». C’est cette référence qui nous a permis d’avoir, même en partie, accès à l’activité réelle de l’éducateur pour déployer l’organisation et le déroulement de l’activité mise en place depuis le diagnostic du dossier et jusqu’à la finalisation de l’accompagnement. Choisi en début d’entretien, et désigné tout au long de la discussion par un prénom d’emprunt, le travail de l’éducateur auprès de cet individu constitue la matrice principale de la discussion. De l’aveu même de nombreuses personnes interviewées ayant souligné l’intérêt de ces entretiens pour leur propre compréhension de leur action, nous avons ainsi tenter d’accéder à la dimension expérientielle du travail (Pastré 2014).

Bien que notre souhait ne fût pas de construire un temps de débriefing à proprement parler, nous avons recueilli des témoignages en fin d’entretien à plusieurs reprises, décrivant une reconfiguration de l’événement menée lors de l’entretien par les professionnels, et une certaine satisfaction à avoir pu opérer un tel retour réflexif sur leur propre activité. En tant que chercheur, cette reconfiguration identitaire venait signifier quelque chose de l’engagement du professionnel dans notre démarche de compréhension et de description de leur activité. Pour nourrir cette dernière, nous avons construit une grille de questions élaborée à partir des éléments de la compétence selon le MADDEC.

123 Tableau n°1 : Questions correspondant aux éléments de la compétence, posées à partir de la description d’un accompagnement précis.

Éléments de la compétence.

Questions.

Invariants opératoires.

Quelles valeurs et principes ont guidé votre activité dans le cadre de cette situation ?

Inférences. Quels éléments ont pu amener votre activité à évoluer ou à être modifiée ? Règles d’action. Comment est-ce que votre activité a été menée ? (Étapes, procédures,

contraintes… ?)

Artéfacts. Quels outils et instruments ont-été mobilisés pendant la conduite de votre activité ?

Objectifs. Quels étaient les résultats attendus ?

Régulations. Quelle évaluation faites-vous de votre activité et quelles modifications auriez- vous souhaité y apporter ?

Nous avons tutoyé systématiquement nos interlocuteurs, pour des motifs différents selon les contextes. L’enquête exploratoire nous a permis de découvrir que le tutoiement entre pairs est très courant au Québec. En tant qu’éducateur et chercheur, je me suis systématiquement présenté comme tel. Lors des entretiens, j’ai tutoyé les personnes pour ne pas créer une distance qui aurait pu amener des interférences dans leurs discours. Ceci s’est fait très facilement et naturellement. En France, le tutoiement entre éducateurs est collégial. Mon expérience m’a amené à percevoir que vouvoyer un pair est perçu comme une marque de snobisme et de distance froide, dans une profession qui aime le lien chaud et la proximité. Le tutoiement s’est imposé immédiatement à moi comme un code langagier permettant un rapprochement et une franchise que je n’aurais sans doute pas obtenue en vouvoyant, comme cela se fait traditionnellement avec un(e) inconnu(e) en France.

Nous avons tout d’abord éprouvé certaines difficultés dans la posture de chercheur, en tentant de prendre d’entrée un maximum de recul par rapport à nos propres représentations, valeurs et convictions. Ayant évolué en protection de l’enfance, pendant quelques mois et le temps d’un stage, cette expérience s’était montrée très enrichissante et relativement frustrante. Ceci a certainement nourri notre appétence pour le sujet traité, avec l’importance de se distancier de

124 certaines représentations et ressentis. Un entre-deux a été adopté, conservant les codes de communication, et formules employées couramment dans le milieu professionnel, et facilitant la construction rapide de la confiance avec l’individu rencontré.