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DEUXIEME PARTIE : CADRES THEORIQUES.

4.3 Les formes de l’échange en configuration communautaire.

4.3.1 Une double colonisation ?

Reprenons l’Histoire du Québec lorsque la province se distancie du royaume de France, à la suite de la conquête britannique de 1763. S’amorce ce que nous désignerons en tant que « double colonisation », c’est-à-dire l’épopée d’un peuple ayant colonisé une contrée, puis s’étant vu lui-même placé sous contrôle politique d’une autre nation. Selon D’Allemagne (1966), le peuple canadien-français accepte alors plutôt facilement la bascule du giron colonial français à l’anglais, d’autant que le clergé catholique exhorte la population à se soumettre à l’autorité divine de la monarchie.

68 Néanmoins, et devant les particularismes et traditions de la population francophone - langue, religion, fiscalité - et dans un contexte de tensions croissantes avec les futurs États-Unis, la couronne anglaise admet des concessions politiques pragmatiques, incarnées par l’Acte de Québec en 1774. Le libre exercice de la religion catholique romaine est ratifié, et certaines lois féodales d’inspiration française maintenues. Le droit civiliste et romain est réhabilité concernant le droit privé, tandis que le droit public reste attaché au Common law britannique. Cette disposition n’est pas anodine en ce qui nous concerne, les relations entre individus étant encadrées via les dispositions du droit de la tradition catholique et romaine, quand les institutions sont maintenues dans le giron du droit anglais via le droit public. Les colonisateurs anglais offrent la possibilité de pérenniser certaines formes de la configuration domaniale, notamment en termes de solidarité et de coopération, dans une colonie politiquement et économiquement gérée par les Anglo-saxons.

Sous les auspices de la Grande-Bretagne et avec une sanction officielle, l’Église catholique romaine continua de jouer son rôle dans les domaines de la spiritualité, des services de pastorale, du bien-être social, de la santé et de l’éducation.

(Nelles, 2017 : 104)

A noter que les trois derniers domaines de compétences (santé, éducation et culture) sont, aujourd’hui encore, des prérogatives exclusives du gouvernement québécois. Mais à la fin du XXVIIIème siècle, la souveraineté politique et économique est de facto confisquée, dans un contexte canadien visant l’établissement d’institutions commerciales et financières au bénéfice d’une élite, principalement située en Grande-Bretagne. Cette dynamique est exacerbée par le bipartisme et les pratiques de corruption généralisées (D’Allemagne, 1966).

La donne est redistribuée après l’indépendance des États-Unis en 1783, et l’arrivée massive de loyalistes américains au Canada et au Québec. Londres coupe la province en deux (une partie française, et l’autre anglaise), dans un contexte économique très difficile. La colonisation du Canada est relancée au XIXème siècle, pour diversifier le secteur marchand et dynamiser la contrée. Au Québec, elle revêt une forme particulière, étant le fait essentiellement de prêtres catholiques. L’Église lance en effet un vaste programme en faveur de l’agriculture et de l’industrie forestière (Laurentides, Saguenay, Abitibi…). Cette entreprise est sanctionnée positivement par Ottawa, et l’on retrouve en fer de lance de ce projet des religieux tels Jean Holmes (1799-1852), Rameau de Saint-Père (1820-1899), le curé Labelle (1833-1891) … Ces derniers se saisissent de cette opportunité pour contrer l’expansion protestante, dans un

69 continent leur étant déjà largement acquis. Ceci se fait avec l’aval du pouvoir central canadien qui, de toute façon, a la mainmise sur les ressources et leur exploitation.

Le Canada, en tant qu’entité politique, reste l’incarnation de la volonté britannique de se saisir des richesses locales, sans se soucier outre-mesure de l’épanouissement des populations catholiques occupant la contrée. Cette dernière est avant tout considérée comme une main d’œuvre bon marché. Le curé Labelle rencontre par exemple de farouches oppositions de la part des compagnies forestières canadiennes, et il doit en conséquence gérer le positionnement de la hiérarchie catholique, trop soucieuse de préserver la classe politique, et se méfiant d’une trop grande libéralisation des territoires et des esprits. Les communautés québécoises issues de la colonisation s’organisent en chantiers coopératifs, sous l’impulsion et l’animation de certains curés. Ces velléités autonomistes et égalitaires seront régulièrement limitées par le pouvoir central, la hiérarchie catholique et la concurrence déloyale des corporations capitalistes britanniques. Ces affinités entre le développement des coopératives et l’éthique catholique de fraternité constituent une réalité forte au Québec (Lévesque, 2013).

La colonisation s’est donc effectuée dans une configuration et une Histoire particulières, importantes à réfléchir dans notre travail de contextualisation. Les obstacles à surmonter dans ces processus furent exacerbés par la prédation économique des corporations, et la domination des intérêts anglo-saxons. Le clergé n’avait pas non plus intérêt à ce que l’État québécois s’organise solidement, risquant de confisquer ses prérogatives telle l’éducation. Ces différentes dynamiques de contrôle, de neutralisation, et d’apolitisation du peuple canadien-français, cessent dans les années 1960 à la suite de la Révolution Tranquille, dont les velléités autonomistes s’exprimeront fortement jusqu’à organiser plusieurs consultations remettant en cause les liens du Québec avec le reste du Canada. Néanmoins, les deux référendums organisés en 1980 et 1995 pour donner une légitimé au gouvernement québécois afin de renégocier les termes de la fédération avec Ottawa, sont rejetés par la population, parfois dans des circonstances polémiques.

Ainsi, le Québec est longtemps désigné comme « la Belle Province ». L’étymologie de ce terme renvoie à : provincia, soit en latin, « pays vaincu » ou « pays pour les vaincus ». Dans une configuration où les canadiens français n’avaient que peu de prise sur leur destinée politique, l’Église constitua longtemps, nous l’avons présenté, l’autorité et l’institution de référence. Le nationalisme canadien français y puisa ses racines, prenant la forme d’une identité catholique forte, ayant évolué en revendication d’une identité québécoise lors de la Révolution tranquille.

70 Ce dernier événement fut le fruit d’une évolution démographique, morale et religieuse post- Seconde Guerre mondiale. Une partie du pouvoir politique et économique est alors récupéré et nationalisé par la majorité francophone, durant le contexte favorable des Trente Glorieuses. L’analyse des réformes entreprises fait transparaître la sédimentation d’aspirations gardées silencieuses pendant plusieurs siècles. Cela aboutit à la constitution d’un État-Providence puissant, l’affirmation du nationalisme québécois, et une conception de l’éducation axée sur le développement de la citoyenneté. Les réseaux historiques de solidarité et de coopération, couplés avec les aspirations de liberté de conscience, mais aussi d’autonomie politique et économique, trouvent des espaces d’expression importants qui bouleversent en peu de temps la société québécoise. Le pouvoir est transféré des paroisses à l’État, au grand dam de l’Église et des conservateurs qui craignent une dissolution de la culture franco-catholique au sein de la fédération canadienne. Dans ce contexte :

[…] c’est toujours l’humanisme qui est maintenu comme appréhension générale de l’homme. Il y a toujours un souci de vouloir le former de la façon la plus intégrale possible, et ce, chez l’ensemble des agents de pouvoir. […]. L’humanisme nouveau et ses considérations pédagogiques ressemblent, à bien des égards, à l’humanisme chrétien renouvelé. D’une part, les deux vont dans le sens d’une inscription plus marquée dans le nouveau contexte social et, d’autre part, ils s’appuient sur des humanités élargies ouvertes à un pluralisme de la culture. […] Dans l’humanisme nouveau, c’est la préparation et l’intégration à la vie en société en contexte démocratique préalable à toute action citoyenne

qui prime.

(Ménard-Suarez, 2014 : 139-140).

Ainsi la Révolution Tranquille constitue-t-elle une rupture dans la continuité, au moins en termes de valeurs humanistes. L’intégration dans la vie sociale, et le développement de compétences citoyennes deviennent prioritaires devant le recul de l’enseignement religieux. Cela signifierait que certaines formes de l’échange constituent des ressources ayant traversé les siècles, et nous allons maintenant nous intéresser à certaines d’entre elles, particulièrement identifiables en contexte de colonisation de peuplement.

Car s’il est de notoriété publique (en particulier en France), que le Québec fut colonisé par les Anglais, il n’en reste pas moins, nous l’avons étudié, que le Québec fut avant tout le fruit d’une entreprise de colonisation. En quoi cela est-il susceptible d’influencer les formes de l’échange au sein de ce contexte ?

71 4.3.2 L’américanité et « l’esprit » du colon.

Dans sa thèse consacrée à l’Américanité et mythes fondateurs dans les fictions québécoises contemporaines, Ferland (2015 : 320) écrit :

[…] nous croyons que la teneur des échanges (unidirectionnels) entre le Québec et les États- Unis a été longtemps minimisée en raison de la peur de « l’américanisation », phénomène pessimiste qui agite le spectre de l’acculturation, de l’homogénéisation et de l’assimilation et motive une attitude de « repli stratégique » dont les autres collectivités francophones d’Amérique ont fait les frais. Par conséquent, penser l’américanité au Québec demeure une question controversée, puisqu’elle suppose une ouverture face à un nation au pouvoir démesuré.

Comment cette influence s’est-elle opérée concernant les sciences humaines et la recherche universitaire à propos des dynamiques sociales ? Concernant notre sujet de recherche, ces liens se sont surtout opérés à partir de la Révolution Tranquille, lorsque le Québec récupéra auprès de l’Église les prérogatives de l’éducation y compris spécialisée. Comme nous l’avons présenté, l’aide aux individus en difficulté au Québec fut longtemps l’initiative des congrégations religieuses et de l’Église catholique. Jusqu’à la Révolution tranquille, ces missions s’exercent avec la bienveillance et l’encouragement de l’État. Néanmoins et quelques dizaines d’années plus tard, il est possible de lire ce type de proposition dans des documents à destination du public :

Pour atteindre ces objectifs, l’éducateur s’inspire, dans l’organisation du vécu de l’unité de réadaptation, de l’approche psychoéducative, enrichie du modèle cognitivo comportemental et de l’approche écosystémique. (Extrait de la page Web présentant le projet du Centre intégré de santé et de services sociaux de la Gaspésie17)

Cette citation illustre l’importance de trois méthodologies dans la pratique québécoise : la psychoéducation, l’approche cognitivo-comportementale, et l’approche systémique. Contrairement à la France, l’américanité a beaucoup à voir avec la réflexion et les pratiques éducatives québécoises. Nous avons déjà étudié la colonisation de peuplement, phénomène concernant les deux nations. Aujourd’hui, les échanges, notamment commerciaux, sont extrêmement importants entre États-Unis et Québec :

Les campagnes elles-mêmes ne sont plus un refuge assuré pour nos vieilles coutumes. Depuis longtemps déjà, mais surtout depuis l’invasion de nos paisibles paroisses par la grosse presse, l’automobile et les catalogues des grosses maisons d’affaires, nos bonnes gens s’enorgueillissent d’adopter le langage, des modes et des mœurs américaines. La ville,

72 les États-Unis, fascinent l’imagination de nos bonnes populations campagnardes et les poussent à se déguiser en citadins des États. (Dugrès, 1925 : 6)

En effet, les États-Unis et le Canada, y compris le Québec, constituent, l’un pour l’autre, le principal partenaire commercial. En 2010, la valeur totale des échanges bilatéraux s’élevait à 645,7 milliards de dollars, soit l’équivalent de 1,8 milliard de dollars en produits et services qui traversaient la frontière chaque jour. Ces échanges constituent d’importants facteurs d’influences, mais pas seulement :

L'américanité serait donc ce qui caractérise l'histoire des colonies du Nouveau monde, c'est- à-dire la nature, l'espace, le contact avec les populations autochtones, mais aussi le rapport avec la métropole, les luttes de libération coloniale, la formation d'une identité hybride. Les États-Unis constituent un pôle de référence dominant dans la constitution de l'américanité, tant par l'influence de sa Révolution que par son impérialisme économique, politique et culturel. Ainsi, l'américanité du Québec comme des autres nations des Amériques, serait également faite du rapport d'emprunts culturels multiples et de soumission partielle à la puissance incontestée que deviendra les États-Unis.

(Lamonde, 1996 : 84)

Cette proposition évoque la colonisation de peuplement, dynamique rapprochant les deux nations. Néanmoins, nous avons étudié que le Québec a réformé en profondeur ses institutions lors de la Révolution tranquille, et de la modernisation quasiment à marche forcée des organisations. De quelle façon a-t-il mené ces différentes avancées, notamment concernant le secteur social ?

Cette absence de conscience collective des problèmes sociaux se rattache d’ailleurs à une très pauvre tradition d’action sociale chez les Canadiens français. […] Le service social n’a pas rencontré dans notre milieu, pour l’accueillir et lui offrir un terrain favorable à son épanouissement, des groupes ou des mouvements d’idées ayant une histoire et une tradition d‘action sociale comme ce fut le cas aux États-Unis, en France, en Angleterre, où le service social est issu d’une longue tradition de préoccupations sociales et politiques. (Rocher, 1960 : 60)

Les questions politiques, économiques et sociales étaient confisquées par l’Église et le pouvoir canadien. Contrairement à la France, dont les luttes syndicales et entre classes ont généré d’importants mouvements au sein de la société civile (y compris la création des associations), le Québec a construit un système social particulier à l’image de son Histoire complexe, entre colonisation, emprise et influence anglo-saxonne et proximité du voisin états-unien. A partir de la Seconde Guerre mondiale, les Québécois étudièrent et développèrent certains modèles (ainsi naîtra la psychoéducation), issus de travaux fruits de territoires sociologiquement similaires à leur propre environnement. Le Québec était alors en butte avec des problématiques que l’on

73 rencontre également aux États-Unis : organisation communautaire, grands espaces, exode rural, industrialisation…

Les années 1960 et 1970 ont ainsi été marquées par l’expansion rapide des banlieues et une construction massive d’habitations, alors même que les collectivités rurales se transformaient en municipalités et que les petites villes devenaient de grands centres urbains où s’installaient de jeunes familles ayant besoin d’infrastructures de transport, d’écoles, de parcs et d’autres services. (Jenson, 2011 : 5)

Les universités et lieux de formation québécois se tournèrent naturellement vers leurs voisins du sud pour en étudier la réflexion. Les écoles de Chicago et de Palo Alto constituaient deux pôles importants de recherches et de travaux. Leurs liens avec le Québec illustrent le rapport à l’américanité précédemment décrit, et une certaine distanciation avec les paradigmes construits en Europe. L’influence de l’université de Chicago sur la pensée sociale québécoise nous semble intéressante et ce, à plus d’un titre. Contrairement au Québec et à son héritage historique catholique, la ville de Chicago est un foyer culturel protestant très actif. John H. Kinzie, illustre et riche fils d’un des fondateurs de la ville, est le principal bienfaiteur de l’Église épiscopalienne Saint-Jacques, qui sera plus tard consacrée cathédrale de la paroisse de Chicago. A la fin du XIXème siècle, et à l’image de nombreuses villes d’Amérique du Nord, Chicago se développe extrêmement rapidement avec l’arrivée de nombreux immigrés d’origine irlandaise, italienne, allemande et scandinave. L’université de Chicago est créée en automne 1892, via un financement de Rockefeller et de la Société américaine baptiste d’éducation. Le professeur William Harper, premier directeur de l’université de Chicago, est lui-même un ancien pasteur baptiste. Celui-ci mis en place des projets novateurs pour l’époque. Il souhaitait privilégier la recherche à une époque où l’enseignement occupe principalement les enseignants. Cette formule mélange la tradition universitaire américaine autour des « arts libéraux » (grammaire, rhétorique, dialectique…), et allemande orientée vers la recherche. Harper ouvre un quatrième trimestre d’études dans l’année, ceci ayant pour double effet d’accélérer le décrochage d’un diplôme, et de permettre à des travailleurs de suivre des cours à temps partiel et d’obtenir un diplôme. Il organise le premier département universitaire américain de sociologie et d’anthropologie, qu’il confie à Albion Small, sociologue américain et pasteur. Il considère la sociologie comme une science à part entière et mène d’importantes études économiques, politiques et historiques en Allemagne. Il crée le Journal Américain de Sociologie en 1895, et se concentre sur la méthode scientifique plutôt que sur la construction d’un système théorique risquant d’être déconnecté de la réalité sensible. Son influence sur l’université est immense : il y occupe la chaire de sociologie pendant 30 ans. Il insiste auprès de ses étudiants pour que ceux-

74 ci mènent leurs recherches sur le terrain, et non uniquement dans les bibliothèques. Il encourage l’observation directe pour objectiver au maximum les données recueillies. Les premiers sociologues ayant posé les fondements sera ensuite connue sous le nom d’École de Chicago se nomment William Thomas, John Dewey, George Herbert Meade, Charles Peirce ou encore Robert Park. Ces individus sont protestants et majoritairement issus de la petite bourgeoisie rurale. Leurs sensibilités vont ainsi plus aisément envers les populations en difficulté, et leurs préoccupations gravitent autour de la résolution des problèmes sociaux. L’interactionnisme symbolique et le pragmatisme s’y développent. « Pragmatisme » vient du grec pragma (le résultat de la praxis : l'action en grec), et désigne une méthode d’analyse et d’action cherchant, via l’expérience, à rassembler des données et à proposer des pistes concrètes d’interventions pour améliorer la réalité. Dans la préface à l’ouvrage de William James, Le Pragmatisme (2007), Stéphane Madelrieux écrit :

La signification n’est pas une propriété interne du concept, dont les conséquences pratiques découleraient : un concept n’aurait pas telle ou telle conséquence pratique parce qu’il aurait tel sens, mais son sens s’identifie à l’ensemble de ces conséquences pratiques.

C’est une rupture paradigmatique drastique avec la pensée européenne. Pour le pragmatisme, une idée n’est vraie que si et seulement si elle se vérifie dans le monde sensible, et qu’elle y apporte des bénéfices. La conception de la vérité évolue vers une approche de l’ordre de « ce qui est vérifiable » et « ce qui doit avoir des conséquences pratiques ».

Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet. (Pierce, 1878 : 297)

Le pragmatisme tente d’identifier les modalités de construction du réel et les déterminismes « invisibles ». Il met à l’écart par la même occasion les compositions théoriques construites dans les bibliothèques, et tord le cou aux méthodes de recherches basées uniquement sur les intuitions et les ressentis. La métaphysique est par exemple fortement critiquée par les penseurs pragmatiques.

Tant que l’on parle de la Réalité, de la Liberté, de l’Esprit ou de Dieu, sans indiquer un moyen de mettre ces concepts à l’épreuve de l’expérience, on parle pour ne rien dire. (Madelrieux, 2007, préface au Pragmatisme de William James)

Il s’agit d’une méthode empirique, souhaitant donner une signification à un concept lorsque ce dernier a des conséquences sur le réel. De même, ce concept est jugé vrai si les conséquences sont elles-mêmes jugées « bonnes », et par l’avantage qu’elles procurent à l’Homme sur son

75 environnement. Il est facile de comprendre pourquoi cette méthode pragmatique est née et s’est développée dans un contexte anglo-saxon nord-américain. Les premiers colons états-uniens étaient des puritains protestants, heurtés à un environnement qu’il s’agissait de domestiquer. Ces derniers avaient fui des pays où ils avaient connu la persécution et les affres de la condition salariale, à laquelle ils souhaitaient échapper. Les relations des colons à l’État, à la communauté de vie, à l’environnement et à eux-mêmes s’en trouvaient tout à fait bousculées. La méthode pragmatique s’ancre dans cette dynamique.

A contrario, l’absence d’un Bien en soi, d’une Vérité et d’un Idéal révélés viennent complètement à l’encontre de la tradition française moniste, intellectualiste et platonicienne. Celle-ci ne sera d’ailleurs pas tendre avec le pragmatisme, qualifiant la méthode d’instrument capitaliste et de philosophie d’homme d’affaires (Madelrieux, 2007, dans le Pragmatisme de William James). Ce dernier illustre la rupture avec la pensée européenne, à la fin de la troisième leçon à propos du pragmatisme (James, 2007 : 169-170) :

Le centre de gravité de la philosophie doit par conséquent se déplacer. Les choses de cette terre, longtemps rejetées dans l’ombre par les splendeurs des régions éthérées, doivent reprendre leurs droits. Grâce à ce changement d’éclairage, les questions philosophiques ne seront plus traitées par des esprits abstraits comme auparavant, mais par des esprits à la