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Les formations comme lieu de fabrication du leadership

Dans le document Afrique(s) en Mouvement (Page 46-48)

Comme l’autorité intellectuelle musulmane en Europe se fonde avant tout sur la question de la légitimité par la formation, on retrouvera paradoxalement la périphérie européenne comme lieu de fabrication historique d’une légitimité du leader musulman. Le retour de diplômés ayant étudié les sciences islamiques dans des pays musulmans à défaut de pouvoir étudier en Europe indique la trajectoire à penser. Ces derniers reviennent avec un bagage islamique qui ne peut pas toujours s’adapter facilement au contexte dans lequel ils se trouvent. En d’autres termes, l’islam européen continue d’être affecté par les enjeux de l’islam mondial, mais, dans ce cas, l’islam glocalisé est non seulement importé, mais il est également porté par des acteurs nés sur le territoire européen (El Asri, 2011).

Lors de leur transfert dans le contexte européen, un grand nombre de leaders religieux viennent occuper la scène sociale. Ils peuvent se révéler être des leaders isolés, connus exclusivement des immigrés des premières heures, ou des leaders reconnus d’organisations islamiques. D’autres leaders sont membres des agences islamiques internationales des États dont ils sont originaires, et ils représentent l’extension de ces agences en Europe. Dans la plupart des cas, ces leaders répondent au profil de ceux exerçant un certain degré d’autorité bureaucratique. L’efficacité de ces derniers dérive de leur lien avec la structure qui a mandaté leurs missions et qui est parfois reconnue par les États européens (Ligue islamique mondiale, Bureau des affaires religieuses en Barcelone, l’expulsion de tel imam en France ou

en Belgique ou les retours de Syrie accélèrent la responsabilisation du devoir-faire dans des contextes d’échéances électorales. Nous sommes donc passé de l’ignorance, quant à l’intérêt même pour les acteurs de premier plan du religieux, à leur développement pressant, en vue de pallier les radicalismes religieux.

Chaque pays européen procède conjoncturellement à l’affrontement de ces problématiques avec l’islam par la promotion de voix musulmanes. Les uns mettent en avant des anciens convertis engagés dans le soufisme, d’autres des intellectuels prolixes en publications vulgarisées sur l’islam, d’autres encore soutiennent des imams médiatiques, des institutions officielles, des voix de l’interreligieux ou promeuvent plutôt des projets portés par des collectifs musulmans jugés rassurants et présentés comme des acteurs positifs de la société. Dans cette cartographie complexe et densément actualisée, ces voix répondent à des besoins réels, certains mettent l’accent sur l’identitaire et le vivre-ensemble, d’autres sur le service à rendre à la société, voire sur des relectures du patrimoine islamique ou sur l’endiguement des dérives radicales ou sécuritaires. Aussi, le paysage du leadership se structure entre les pouvoirs publics, qui savent surtout ce qu’ils ne veulent pas en termes d’islam national, les acteurs religieux qui recherchent parfois une légitimation ou les politiques qui valorisent leurs expériences dans le rapport aux acteurs d’islam (Nicolas Sarkozy dans le montage du CFCM est un exemple criant). Notons que la prolifération du débat ou des positionnements sur le statut du leader ne renforce pas pour autant les soubassements qualitatifs, nécessaires à la pérennité de la transmission d’un engagement individuel ou collectif et porté par une expérience et une réflexion profonde sur la façon de penser et de modéliser un islam d’avenir. Nous sommes donc encore au stade du bricolage pour la construction d’une formation promouvant une élite musulmane clairement définie en Europe. Parmi les conditions d’émergence réside la nécessaire prise en compte du contexte environnant d’où se pense l’islam européen. Nous ne pouvons faire l’impasse sur les perceptions réciproques, dues à la présence contemporaine de l’islam en Europe, et qui s’immiscent subrepticement derrière tous les débats. Ainsi, les motivations des pouvoirs publics, des structures formatrices pour les cadres ou les métiers du religieux et des publics-cibles

construction sociale faite de médiations. Elle est le fruit d’individualités positionnées à partir de contenus et de productions de sens concrets. Le leader produit des idées dans le champ public, il interagit avec la réalité et, progressivement, s’élabore – ou pas – une reconnaissance des publics. L’autorité est donc conditionnée par la reconnaissance de la base, et c’est généralement cette dernière option qui rencontre le plus de risques, mais aussi le plus de succès.

Penché sur la réalité sociologique des leaders musulmans en Europe, on se rend vite compte qu’un processus de fragmentation et de prolifération de l’autorité religieuse fait résonance avec les configurations de l’autorité religieuse en contexte d’islam. Une compétition est engagée entre « islam traditionnel » et « islam moderne », ce qui touche notamment à la fracture entre oulémas traditionnels et intellectuels. Mais il y a, de surcroît, une contestation de l’autorité des uns et des autres, par la légitimité de la formation permettant l’accès à la critique interne des sources scripturaires et des sciences islamiques. Le paysage religieux musulman connaît donc des fragmentations importantes de l’autorité religieuse, entraînant dans leur sillage une segmentation des publics.

À cette situation cacophonique s’ajoute le processus d’individualisation des musulmans. L’entrée de l’islam dans le champ européen sécularisé a intégré le choix individuel comme élément central du rapport à la religion. L’un des défis intellectuels majeurs que l’islam lance aux sciences sociales est celui de parvenir à penser, en même temps, la multiplicité des formes d’adhésion, leur relative autonomie et l’unité supposée de la communauté musulmane. Ces

oumma égocentrées opèrent dans le champ

religieux par bricolage identitaire, où se développent des logiques de compositions nouvelles de soi. Cette individualisation croissante, débouchant sur un islam à la première personne, érode l’impact de l’autorité, et les leaders deviennent des médiateurs entre les sources islamiques difficiles d’accès (le frein de la langue notamment) et le choix des individus. Ces derniers puisent dans la variété des offres religieuses, au travers d’une typologie floue des leaders d’islam. On a l’embarras du choix entre les conservateurs, les voix d’écoles, les libéraux, les progressistes, les traditionnistes, les « nouveaux penseurs », les littéralistes, etc.

Turquie, etc.). Certains leaders ont fait partie du monde politique des étudiants qui ont suivi des études supérieures en Europe mais qui ont fini par revenir à des activités islamiques (à titre d’activité principale ou dans le cadre d’une activité professionnelle distincte). Il existe également un autre type de leader évident, correspondant au cas des personnes qui, à partir des années 80, sont parvenues à entrer sur le territoire européen en se mariant. À partir de cette époque, les frontières ayant été fermées, l’immigration par le mariage s’est imposée comme un moyen fréquent pour entrer en Europe. Après leur mariage, ces personnes ont, en général, transféré leurs connaissances et leur savoir-faire religieux dans leur vie européenne. Certains types de leader sont même nés dans le monde européen. Il s’agit des immigrés les plus âgés (souvent retraités, parfois des victimes d’accidents du travail), ayant suivi une formation coranique plus ou moins complète dès leur plus jeune âge et assumant des tâches organisationnelles ainsi que le rôle d’imam dans les premières salles de prières. À partir du milieu des années 90, des jeunes issus de familles d’immigrés, voire même nés dans un pays européen, et instruits par ailleurs, ont commencé à jouer un rôle plus important sur la scène islamique européenne. Cela a conduit à une situation dans laquelle un conflit générationnel semble pointer entre, d’une part, les pionniers et autres immigrés « fondateurs » qui exercent encore le pouvoir et, d’autre part, cette jeune génération dont les leaders souhaitent s’investir dans l’islam européen et en assurer l’orientation (El Asri, 2015).

Nous l’avons souligné, parmi ces jeunes musulmans, certains vont, grâce à des bourses, suivre des études et des formations dans des pays musulmans. Des formations sont proposées dans les universités classiques (Zitouna à Tunis, al-Azhar au Caire, al-Qarawiyine à Fès), dans des universités turques, dans les universités saoudiennes de Médine, dans les médersas du Pakistan, ainsi que dans d’autres pays musulmans. Certains de ces jeunes commencent à revenir en Europe et à jouer un rôle actif dans l’islam européen.

En sus du cursus de la formation, nécessaire pour peser dans l’islam européen, l’autorité religieuse se puise dans l’expérience du terrain communautaire et dans des trajectoires d’apprentissages autodidactes. L’autorité des théologiens ou des intellectuels musulmans en Europe est aussi une

silencieuse à la mobilisation d’une pratique religieuse, collectivement organisée autour de mosquées, jusqu’à l’élaboration d’une approche théologico-canonique et même d’une réflexion sur la pensée musulmane à partir du contexte européen. Ce lent processus de présence rituelle, normative, intellectuelle et institutionnelle s’est construit, en fonction des conjonctures, par tâtonnements, par interrogations. Les transformations des concepts qui présentent le musulman en Europe sur une linéarité (main- d’œuvre étrangère, immigré, citoyen) ont joué dans le déplacement de ses centres d’intérêt pour la chose islamique.

Les trajectoires, les causalités d’arrivée autant que les modes d’ancrage définitif des musulmans en Europe ne sont pas monolithiques (Nielsen, Dassetto et al., 2003 ; Fadil, 2017). Aux origines, la dimension religieuse transparaissait moins du fait des aspirations aux retours imminents. Les expériences religieuses restaient peu visibles, peu coordonnées sur le plan institutionnel et spontanées surtout, à l’instar des prières collectives dans les usines. Tout le monde se souvient de l’inauguration en 1970 de la première salle de prière à Renault-Billancourt. Il importe de ne pas perdre de vue ce long processus historique de renforcement progressif de la dimension de l’islam. Ceci afin de ne jamais oublier que la réalité de l’islam européen n’est pas un fait accompli mais plutôt un processus évolutif, comme le sont tous les faits sociaux. Désormais, dans un contexte de religiosité établie au travers de structures et d’institutions musulmanes agissantes, le renforcement de la qualité du parcours des cadres religieux et de l’occupation pertinente des « métiers d’islam » renforce la formation comme solution adéquate. La formation religieuse est un indicateur central des évolutions internes et des interactions avec le contexte sociopolitique européen. Nous sommes passés, pour ainsi dire, de l’intérêt sociologique pour le phénomène de l’islam en Europe à une implication sur le volet théologique et qui impacte directement le discursif religieux.

Les esquisses d’alternatives pour pallier le manque d’aumôniers, le départ d’imams à la retraite ou l’arrêt des importations de compétences de l’étranger sont récurrentes, et elles ont tendance à cibler un islam de profession plutôt qu’un islam de vision. Un regard porté sur ces lieux de savoirs nous montre qu’entre les cursus informels ou traditionnels et les formations ambitionnant La tendance dresse tout de même une réalité

intellectuelle partagée entre les voix de l’intérieur, qui produisent un prolongement de l’herméneutique des textes religieux, et celles d’une herméneutique non conditionnée par l’exigence interprétative. Toujours est-il que l’approche du bagage patrimonial théologique et les efforts herméneutiques qui en découlent se développent à partir des problématiques d’Europe.

Notons aussi qu’il existe une catégorie de cadres au cursus hybride, qui s’enracine autant dans la théologie que dans les sciences sociales et qui met en œuvre de nouvelles modalités d’appréhension des textes religieux, et ce au- delà des démarches interprétatives classiques. Ces voix sont des profils d’exception, de plus en plus recherchés par les publics musulmans. La question des profils et des orientations met finalement le curseur sur la finalité à repenser et ce, au-delà des discours sur l’urgence de la lutte contre la radicalisation.

Les auditoires musulmans recherchent de l’aisance à répondre à leur problème de la part des profils de leaders et notamment dans la multidisciplinarité. L’attribution de l’autorité devra désormais passer par la maîtrise du complexe. Nous sommes donc loin des premiers courants installés en Europe et qui ont été en rupture ou en repositionnement avec les idéologies islamistes des années 60. On assiste aussi à un dépassement des interprétations contextualisées et historicisées des textes à finalité religieuse. Le recul progressif du juridisme et du normatif correspond à une sortie du besoin de formalisme religieux. Des approches plus objectivistes et finalistes de l’islam gagnent du terrain dans la discursivité musulmane, et ce malgré la visibilité du littéralisme dans les enseignes associatives musulmanes (Faruqi, 1982 ; Filali-Ansary, 2003 ; Laroui, 1987 ; Leclerc, 1996 ; Makdisi, Sourdel et

al., 2006 ; Roussillon, 2005).

Trajectoires

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