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La particularité de la diplomatie migratoire marocaine :

Dans le document Afrique(s) en Mouvement (Page 77-80)

la mise en avant mezzo voce

d’une différenciation par rapport

à l’« Occident » (ou au « Nord » ?)

Face aux pressions de l’Europe visant l’externalisation du contrôle de ses frontières et au regard de l’intérêt politique perçu dans la construction d’une bonne image au sein du continent, le Maroc adopte une double posture. D’un côté, il accepte volontiers les nombreuses aides européennes destinées à faciliter la lutte contre l’immigration clandestine – il est le premier bénéficiaire de l’enveloppe destinée à la gestion des frontières avec les pays voisins de l’Europe – d’un autre côté, il promeut, sur le plan diplomatique, l’accueil des migrants subsahariens et des réfugiés syriens. La diffusion d’une image de terre d’accueil est cohérente avec la revendication du rôle de carrefour géoculturel, mais l’accueil signifie dans ce contexte la régularisation des migrants économiques et des réfugiés qui vivent au Maroc, et non pas la réadmission des personnes rejetées par les pays européens. Il s’agit dès lors de parvenir à la formulation d’une politique migratoire qui participe de la diffusion d’une bonne image du Maroc en Afrique, sans porter atteinte à sa relation privilégiée avec l’Union européenne. L’accomplissement de cet objectif repose donc sur un retournement diplomatique délicat, illustré par l’affirmation mezzo voce dans les discours d’une différenciation par rapport aux paradigmes normatifs du « Nord » (ou de l’Occident).

La politisation discursive, en tant que registre d’énonciation politique (12) du phénomène migratoire, a débuté timidement dans les années 2000, en réponse à l’accroissement de

(12) La politisation renvoie à une multiplicité d’acceptions. Nous retiendrons celle de Thibaut Rioufrey qui s’intéresse plus particulièrement au champ discursif : « Un énoncé est politisé lorsque le contexte dans lequel il est proféré est socialement constitué comme politique (qu’il s’agisse de l’énonciateur ou du médium par lequel il est exprimé) et/ou lorsque son contenu se réfère au champ politique ou est labellisé comme politique. » Rioufrey Thibaut (2017), « Ce que parler politique veut dire : théories de la (dé)politisation et analyse du discours politique », in Mots : les langages du politique, vol. 3, n° 115, p. 127-144.

façonne une posture diplomatique singulière, attestant de la logique de différenciation. Ainsi, dans son discours adressé aux participants du 1er Sommet UE-UA, il déclare que la crainte

sécuritaire des Européens face aux migrants n’est pas toujours infondée, puis il nuance son propos en rappelant que la migration africaine est d’abord intracontinentale, que la migration illégale n’en représente qu’un petit pourcentage et que les migrants enrichissent les pays d’accueil, contrairement à des idées reçues. Plus généralement, le gouvernement promeut l’amélioration de la gestion des flux et la protection des migrants légaux, en considérant la migration comme un facteur de développement économique et non comme un facteur d’insécurité. Ainsi, le directeur de la Migration et de la Sécurité aux frontières du ministère de l’Intérieur prend souvent soin de préciser que le Royaume distingue la sécurisation des frontières liée à la lutte contre les réseaux criminels (trafics illicites, terrorisme) de l’ouverture des frontières liée à l’accueil des étudiants, religieux et travailleurs issus des « pays frères », à savoir les pays africains. Parallèlement à la communication de cette nouvelle posture, le gouvernement applique volontairement les accords de réadmission signés avec un certain nombre de pays européens de façon irrégulière, afin de décourager ses partenaires sans forcément signifier directement son désaccord.

L’État marocain associe organiquement la gestion des migrants qui transitent ou se dirigent vers le Maroc à un enjeu de politique étrangère africaine, illustrant une forme de rationalité gouvernementale. Le processus de différenciation du Maroc à l’égard du modèle européen de la gestion migratoire et la solidarité affirmée avec les migrants africains peuvent être mis en perspective avec la posture diplomatique marocaine, de plus en plus critique envers le rapport de domination exercé par les pays du Nord devant ses nouveaux alliés du Sud, comme le révèle ce discours royal adressé justement aux pays africains lors de la demande d’adhésion du Maroc à l’UA : « Depuis plusieurs années, le taux de croissance de certains pays du Nord ne dépasse pas celui de certains pays africains ; la faillite de leurs sondages révèle combien ils ont perdu toute capacité de comprendre les aspirations de leurs peuples ! Et pourtant, ces pays à la situation sociale et économique défaillante, au leadership faiblissant, s’arrogent le droit de nous dicter leur modèle de croissance ! (…) Ces agissements relèvent plutôt de l’opportunisme roi atteste officiellement que le Maroc, jadis un

lieu de transit, s’est transformé en « destination de résidence (18) ». Cette reconnaissance fait suite, rappelons-le, au travail effectué par le tissu associatif et universitaire – et porté au roi par l’intermédiaire du CNDH sous la forme d’un rapport critique sur le traitement des migrants subsahariens au Maroc. La reconnaissance de la nouvelle géopolitique migratoire marocaine en 2013 a donc marqué le véritable point de départ d’une « politisation comme différenciation (19) », à savoir l’énonciation d’une position officielle concernant la perception de la migration subsaharienne vers le Maroc, la reconnaissance que cette position diffère de celle adoptée par les pays européens.

D’une part, la teneur des réponses apportées par le Palais et le gouvernement au rapport du CNDH (remis officiellement au roi le 9 septembre 2013, non publié), permet de mesurer l’ampleur de cette politisation. Dès le 10 octobre, une direction chargée des Affaires migratoires fut créée au sein du ministère chargé des Marocains résidant à l’étranger (20). Le 6 novembre suivant, le roi annonçait aussitôt la formulation d’une « Stratégie nationale d’immigration et d’asile », autrement dit de la toute première politique migratoire prenant en compte la migration entrante. Le 11 novembre enfin, les premières campagnes de régularisation furent rapidement lancées. On peut de toute évidence présupposer, au regard de la vélocité avec laquelle ces mécanismes ont été mis en place, de la mise en scène politique de ce dialogue constructif entre la société civile et le Palais. Dans tous les cas, le travail de communication opéré autour de ces événements atteste de cette politisation.

D’autre part, sans pour autant stigmatiser la politique migratoire européenne et s’inscrire dans une logique d’opposition, le monarque

(18) « Discours de SM le Roi à l’occasion du 38e anniversaire de

la Marche verte », 6 novembre 2013.

(19) Rioufreyt Thibaut distingue 3 procédés discursifs de politisation : la politisation comme légitimation (qui participe d’une stratégie d’influence ou de persuasion), la politisation comme généralisation (qui consiste à ouvrir une question au débat public dans l’objectif d’en désingulariser les acteurs ou la cause) et, enfin, la politisation comme différenciation (dont le but est de reconnaître la pluralité des opinions et de prendre position). Rioufreyt Thibaut, « Ce que parler politique veut dire : théories de la (dé)politisation et analyse du discours politique », art. cit.

(20) Renommé par conséquent : ministère des Marocains résidant à l’étranger et des Affaires migratoires.

l’absence d’un mécanisme de gouvernance et de coopération intracontinental. Puis, la formulation d’une position commune sur la migration au sein de l’Union africaine en 2006 (qui excluait alors le Maroc) a jeté les bases d’un paradigme africain critique du paradigme européen, en soulignant que « la prise en charge de la migration illégale ou irrégulière s’est faite sur des considérations sécuritaires plutôt que dans un cadre de développement plus large intégrant la problématique de la migration dans les stratégies de développement (25) ». Cette déclaration promeut une meilleure harmonisation des lois et des stratégies africaines sur la migration, qui devraient reposer désormais sur des politiques de développement local plutôt que sur des politiques sécuritaires répressives. L’adoption par le Conseil exécutif de l’UA d’une « Feuille de route pour la politique migratoire » la même année a aussi contribué à poser les prémisses d’une harmonisation des politiques migratoires à l’échelle continentale. Le Maroc ne pouvait demeurer exclu d’un tel mécanisme de gouvernance.

Pour consolider sa politique africaine et tout en contournant l’obstacle posé par son exclusion de l’UA, le Maroc avait initié ses propres forums multilatéraux dans des domaines variés, une stratégie appliquée également dans le domaine de la migration. L’« Alliance africaine pour la migration et le développement », formulée en 2013, s’inscrit dans ce cadre. Elle fut présentée comme « une initiative axée sur une vision africaine commune et des principes humanitaires devant présider aux questions migratoires (26) », qui serait complémentaire des efforts déjà engagés par l’UA. En effet l’UA reconnaissait dans sa Position commune de 2006 que les flux migratoires étaient tout aussi bien dirigés vers l’Europe que vers un certain nombre de pays africains, mais la question des modèles d’intégration à privilégier, qui constitue l’une des priorités édictées dans la « Feuille de route pour la politique migratoire africaine » n’était pas véritablement approfondie. L’objectif final prôné demeurait la sécurisation accrue des frontières et la limitation des flux migratoires clandestins par le développement local. Par ailleurs, aucun des deux documents

(25) Union africaine, « Position africaine commune sur la migration et le développement », Réunion des experts sur la migration et le développement, Alger, avril 2006.

(26) « Discours de SM le Roi à l’occasion du 38e anniversaire de

la Marche verte », 6 novembre 2013.

économique : la considération et la bienveillance accordées à un pays ne doivent plus dépendre de ses ressources naturelles et du profit qu’on en espère (21) ! » Longtemps perçu comme un allié inquiétant de l’Occident, et parfois comme un sous-traitant des affaires politiques de la France et des Etats-Unis, le Maroc entend revaloriser son image en Afrique, plus spécifiquement face à ses rivaux, dont la plupart adhéraient au groupe des socialistes durant la Guerre froide. Les dirigeants marocains empruntent dès lors aux genre discursifs (22) « progressistes », panafricanistes et afro-optimistes pour marquer leur engagement auprès du continent et rompent avec une longue tradition discursive consensuelle et extrêmement bienveillante à l’égard des partenaires du Nord. Cette différenciation s’exprime par ailleurs par une divergence dans les représentations dans la coopération avec l’UE. Par exemple, tout en ayant activement collaboré dans le cadre de la « Conférence ministérielle euro-africaine sur la migration » de 2006, le Maroc et les pays européens ont une vision divergente du « processus de Rabat (23) ». Tandis que les acteurs européens y voient un moyen de consolider indirectement leur politique de sécurité migratoire, le Maroc y voit un levier diplomatique d’intégration continentale, une façon de participer à la construction d’un régime de coopération africain en matière de migration. Par ailleurs, présenté dans des termes plus diplomatiques, le fondement même du Processus de Rabat est de chercher des solutions qui satisfassent à la fois « les pays qui considèrent le développement comme une priorité pour réduire les flux migratoires et ceux qui, plutôt, souhaitent lutter contre la migration irrégulière (24) ».

La recherche par le Maroc d’une solution de compromis avec l’UE, et plus généralement la volonté d’identifier et de défendre les intérêts africains en matière migratoire, est aussi l’expression d’un opportunisme diplomatique lié aux impératifs dictés par sa politique africaine. La coopération africaine en matière de migration était au début des années 2000 fragilisée par

(21) Discours du roi Mohammed VI lors du sommet de l’Union africaine à Kigali le 18 juillet 2016.

(22) Sur la notion de « genre discursif » voir : Beacco Jean- Claude (2004), « Trois perspectives linguistiques sur la notion de genre discursif », in Langages, n° 153, p. 109-119.

(23) « Conférence ministérielle euro-africaine sur la migration », Rabat, 2006.

ultime – empêcher les migrations Sud-Nord – est de plus hors d’atteinte. Il serait donc plus approprié d’en changer. Toutefois, du point de vue de la politique intérieure, ce n’est pas possible : avec plus ou moins d’intensité les gouvernants et leurs challengers doivent compter sur la xénophobie de leurs électeurs, qui les porte à restreindre l’immigration (Guiraudon, 1999) (2). Le traitement actuel des réfugiés suit la même logique. On pourrait, bien évidemment, dire la même chose à propos d’autres domaines de l’action publique articulant une position intérieure avec la conséquence de celle-ci sur la représentation extérieure des intérêts des États. Il en découle que, si le Maroc peut se permettre la mise en œuvre d’une diplomatie migratoire aujourd’hui assez inédite, c’est sans doute parce que les gouvernants décidant de cette politique (a) ne sont pas dépendants de l’opinion quant à ce choix et/ou (b) que la xénophobie n’est pas présente dans l’opinion avec la même vigueur et les mêmes succès électoraux qu’elle l’est en Europe.

Du point de vue du fonctionnement des institutions, la première proposition (a) apparaît, de loin, la plus évidente. La Constitution et plus encore la pratique constitutionnelle établissent, au Maroc, deux exécutifs, l’exécutif représenté par le roi, qui ne dépend pas de l’élection, et celui représenté par le chef du gouvernement, qui dépend de l’élection. De fait, ces deux exécutifs ne sont pas égaux. Les grandes orientations politiques comme la détermination et la conduite de la diplomatie dépendent directement du souverain. Les acteurs politiques, de manière générale, s’inscrivent dans celles-ci, de sorte qu’un thème préempté par le roi échappe à son appropriation conflictuelle par les partis politiques. En France, par exemple, la façon de se positionner par rapport à l’immigration poursuit un but distinctif, de conservation et d’attraction d’un électorat. Au Maroc, cette stratégie n’est pas possible. Elle est d’autant moins possible que le souverain contrôle à la fois le ministère de l’Intérieur, autrement dit la politique sécuritaire, et le ministère des Affaires étrangères. Il est indéniable que l’impossibilité de transformer la thématique des migrants subsahariens en

(2) De manière significative, l’article montre notamment que les décisions prises vis-à-vis des immigrés varient en fonction du contexte de la décision et de sa plus ou moins grande dépendance vis-à-vis de l’opinion publique.

élaborés en 2006 n’introduisait d’obligations pour les Etats membres de l’UA. Il s’agissait donc d’une approche top-down de la gouvernance qui demeurait incomplète. Dès lors, aucun mécanisme institutionnel dédié à l’accompagnement des Etats dans la mise en œuvre des principes édictés par l’UA ou à la sanction de l’irrespect des droits des migrants n’a été construit. L’Afrique demeure plus généralement le continent où les régimes d’immigration sont les plus restrictifs (1). La fragilité de ce dispositif a été perçue par le Maroc comme une opportunité au moment de son retour à l’UA, en janvier 2017. Fort de son initiative pour une « Alliance africaine pour la migration et le développement » (et bien qu’elle ne soit restée qu’au stade d’initiative) et remarqué, plus généralement, pour la formulation d’une position différenciée sur la migration, le Maroc a obtenu la responsabilité du programme sur l’immigration de l’Union africaine. Il devra donc proposer un agenda d’action fidèle à sa posture diplomatique médiane, dont sa propre politique migratoire domestique devra en constituer le modèle. La capacité du gouvernement à ordonner à la politique intérieure ce que lui dicte sa politique étrangère n’est envisagée que parce que le système marocain possède la particularité d’être dirigé par une monarchie qui ne dépend pas des élections et de l’opinion.

Le système politique marocain

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