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2. Revue de littérature 9 

2.3 La vulnérabilité en formation infirmière 23

2.3.2 Les facteurs de vulnérabilité des soignants 26

Bien que novices, dès les premières semaines d’études, les ESI vont en stage. Ils deviennent des soignants et sont confrontés directement aux enjeux émotionnels véhiculés par la relation d’aide. Egalement, les facteurs de risque psychosociaux des soignants peuvent avoir un impact sur les étudiants. Commençons par les enjeux émotionnels de la relation de soins comme premier facteur de vulnérabilité des soignants.

Selon Rogers (1968), « les relations thérapeutiques ne sont qu’une forme de relations interpersonnelles, en général, et que les mêmes lois régissent toutes les relations de ce genre ». Elles mettent en jeu des mécanismes spécifiques à toute rencontre entre deux êtres. Celle-ci relie des individualités et des émotions qui se transfèrent l’un vers l’autre, consciemment ou inconsciemment. Ainsi, un soignant va devoir gérer les transferts, son propre contre-transfert, décoder les identifications possibles et les mécanismes de défense présents. Que la relation d’aide soit médiatisée par un acte technique ou qu’il s’agisse d’un simple entretien infirmier, des échanges d’émotions ne vont cesser de se faire. Celles-ci vont être autant positives que négatives et le soignant va devoir gérer son propre contre-transfert. Egalement, comme le décrit Rogers (1968), la compréhension empathique c’est « sentir le monde privé du client comme s’il était le vôtre, mais sans jamais oublier la qualité de “comme si” ». La relation d’aide est sans cesse un effort de reconnaissance de ses propres ressentis et de ceux véhiculés par le patient. Nous pouvons donc comprendre facilement la part plus fragilisante de cette relation lorsque celle-ci est teintée d’émotions négatives, ardues voire délétères pour le soignant. Alors que celui-ci a construit sa motivation professionnelle pour l’accompagnement de l’autre dans ses difficultés, un patient peut ne pas être d’accord pour se faire aider. Il peut être de mauvaise humeur, en colère contre le système de santé ou bien être violent parce qu’il n’arrive pas à accepter sa maladie, son handicap ou sa mort prochaine. L’écart entre la volonté d’épauler et le refus plus ou moins agressif peut être fragilisant ou même choquant.

De plus, soigner va au-delà de la simple relation interpersonnelle entre deux êtres. Même si avec l’expérience cela se produit inconsciemment, le soignant fait cet effort constant d’être empathique, authentique, congruent et considérant positivement l’autre afin de le faire grandir. Simultanément, lorsque l’accompagnant est lui-même en situation

de fragilité à cause de la fatigue ou d’un contexte de vie complexe avec un parent malade par exemple, tenir cette relation avec suffisamment d’empathie et de distance peut s’avérer un exercice très difficile. La gestion du contre-transfert afin de pouvoir donner des réponses orales ou comportementales adaptées, nécessite d’être équilibré moralement. Mais les soignants ne sont pas des individus dotés d’emblée de solutions relationnelles plus importantes que les autres. Lorsqu’une histoire de vie de patient ou une maladie les touche, par identification et par projection, c’est aussi eux-mêmes que cela affecte. Dans le contre-transfert, la fragilité des personnes soignées vient faire écho à leurs propres facteurs de vulnérabilité.

Au-delà de ces difficultés émotionnelles, l’étudiant infirmier s’approprie son futur métier dans un contexte hospitalier qui peut être délétère. Il peut l’être pour les ESI au même titre que les soignants en poste. Ces difficultés sont appelées dans la littérature des facteurs de risques psychosociaux. Premièrement, l’environnement de travail des infirmiers peut être source de stress quotidien voir de violence. Les normes auxquelles les professionnels sont soumis sont importantes : les règles de qualité des soins engendrent un état d’hypervigilance pour à la fois correspondre aux besoins des patients, gérer et anticiper les risques et répondre aux demandes d’efficience de la part des structures (Piquemal-Vieu, 2001). Ainsi, les infirmiers doivent agir avec le moins de matériel, en perdant un minimum de temps, en avançant le plus vite possible, avec une posture relationnelle accueillante et empathique, en faisant preuve d’une qualité d’observation rigoureuse et en se conformant à tous les protocoles de l’établissement allant de la prescription médicale, au respect de la loi et en adéquation aux règles d’hygiène. Les responsabilités liées à cette liste non exhaustive de tâches à exécuter en obéissant au maximum de critères exigeants de qualité s’avèrent parfois lourdes et mêlées d’injonctions paradoxales (Carpentier-Roy, 1995 ; Molinier, 2007). Ainsi, cet environnement peut devenir contradictoire avec le plaisir de travailler et avec le prendre soin lorsque les contraintes temporelles et administratives sont trop intenses ou encore que la fatigue liée à la forte amplitude du travail sur 12 heures ou à cause de l’alternance des horaires de matin, après-midi et nuit est trop importante. Ensuite, la démographie infirmière s’est aussi amoindrie. Le personnel remplaçant ou intérimaire peut changer tous les jours. Les arrêts de travail se multiplient. La demande des patients et des familles pour la qualité et les résultats s’intensifie. Tous ces exemples sont des poids énormes pour les infirmiers. De plus, le déficit de reconnaissance de la part des supérieurs s’ajoute à la pression du quotidien (Boivin-Desrochers, Alderson, 2014). Par exemple, il est remarqué que certains collaborateurs médicaux manquent de respect ou ne reconnaissent pas le

travail du personnel infirmier : « pour les paramédicaux, la question du manque de reconnaissance est importante et est un facteur de vulnérabilité des infirmiers lorsqu’elle vient à faire défaut auprès de leurs collaborateurs ». La lutte pour se faire reconnaître risque d’absorber, vainement, une grande partie de l’énergie psychique des sujets (Vidaillet, 2014). Les recherches montrent aussi que lorsqu’une organisation des services de soins s’avère défaillante ou que les responsabilités prises deviennent maximales au point de dépasser les tâches prévues par la loi, l’environnement de travail est si hostile que l’infirmier peut souffrir professionnellement au quotidien (Boivin-Desrochers, Alderson, 2014).

D’autre part, la charge de travail est autant un stresseur physique que mental. « Faire les 3-8 » ou être présent durant 12 h nécessitent des capacités d’adaptation et d’endurance importantes pour le personnel. Les heures supplémentaires dues aux arrêts de travail fréquents ou les rappels habituels des salariés sur ses jours de repos pour remplacer le manque d’effectif sont lourds corporellement. La récupération physiologique et psychologique demanderait souvent plus de temps que les infirmiers n’en ont. Notons également que la longueur des couloirs à arpenter sans cesse durant son temps de travail ou les manipulations physiquement difficiles de malades lourdement handicapés, sont des exemples représentatifs de cette pénibilité ressentie par le personnel infirmier (Carpentier-Roy, 1995 ; Boivin-Desrochers, Alderson, 2014).

En ce qui concerne la charge mentale, la violence quotidienne vécue dans les services des hôpitaux peut paraître difficile à imaginer lorsque nous ne travaillons pas dans cet univers. Au-delà de la relation d’aide abordée plus tôt qui peut s’avérer fragilisante sur le plan psychologique, certains soins montrent la déchéance possible du corps humain : l’odeur d’une plaie infectée, la vue repoussante des brûlures étendues (Anzieu, 1995)… Dans ces exemples, la confrontation avec la mort d’autrui et par conséquent sa propre fin de vie, est un facteur vulnérabilisant et même potentiellement traumatisant (Lebigot, 2005). « De façon concomitante, le soignant peut être ému par la détresse du patient, être dégoûté par l’état de dégradation de son corps, par ses excréments ou la puanteur de ses plaies, avoir peur de commettre une erreur. » (Molinier, 2007)

Mais encore, les violences peuvent ne pas être seulement dans ce que les situations renvoient personnellement aux infirmiers. Elles peuvent se manifester également dans des passages à l’acte de patients. De nombreux services de soins sont concernés par l’agressivité physique ou celle verbale. Les insultes, le manque de respect journalier envers le personnel, le bruit des sonnettes et les appels téléphoniques incessants sont aussi des éléments qui affaiblissent les travailleurs et les rendent psychiquement vulnérables.

Et même si « le plus souvent les malades ne sont pas agressifs avec les infirmières […] la reconnaissance de son travail reste problématique » (Loriol, 2001). Ces exemples viennent illustrer ce que des psychologues du travail nomment comme les difficultés à gérer l’écart entre l’idéal et la réalité, entre le « travail prescrit et le travail réel ». Le « travail prescrit » regroupe les consignes, les modes opératoires, décrits dans des procédures et autres référentiels. C’est le travail comme il devrait être fait. Le « travail réel » est l’activité concrète telle qu’un opérateur aille le réaliser, en mobilisant des moyens ou des méthodes qui ne respectent pas forcément la marche à suivre protocolaire (Dujarier, 2006). Dans le cas des infirmiers, ces écarts sont à plus fortes raisons dures à gérer quand il s’agit de difficultés relationnelles. En effet, lorsque les soignants conçoivent leurs missions comme un rôle d’aide et de protection pour une personne en situation de faiblesse, l’agressivité du malade s’oppose à leurs émotions et celle-ci doit être acceptée : il ne reste à l’infirmière qu’à « prendre sur soi ». (Loriol, 2001)

En outre, les violences rencontrées en situation de soins s’ajoutent encore à d’autres émotions potentiellement agressantes. Par exemple, la coopération en équipe paramédicale et médicale, avec par exemple les humeurs de chacun de ses membres, apporte son lot de conflits à gérer : du simple désaccord à la véritable altercation avec un pair ou un supérieur, collaborer en équipe est un travail d’organisation, mais aussi de gestion des émotions autant que des susceptibilités. Autre exemple, la forte rigueur de pairs ou de supérieurs peut amener leurs collègues à agir sous la pression de l’excellence des « héroïques » au travail et les conduit parfois à se sentir accablés par leur hyperexigence (Dujarier, 2006). Le stress professionnel peut devenir alors du harcèlement par la répétition de ces situations. Et comme le relatent Boivin-Desrochers et Alderson (2014), « le stress au travail se mesure à l’aide de plusieurs facteurs, notamment les tensions et les contraintes associées au travail, les exigences physiques et l’absence de soutien des collègues et superviseurs ». Cette dernière citation vient clôturer le cocktail de facteur de stress au travail pouvant faire passer un soignant de vulnérable à potentiellement traumatisé.

De même, le soutien de ses proches est un facteur de protection essentiel contre la vulnérabilité. Par conséquent, Boivin-Desrochers et Alderson (2014) mentionnent que les difficultés à équilibrer sa vie personnelle et les exigences de la profession sont un dernier élément vulnérabilisant pour les infirmiers. En effet, le soutien des proches et l’investissement dans sa sphère privée peuvent protéger et aider l’individu à se défendre des agressions au travail. A contrario, le travail de nuit, le week-end, rentrer quand ses

enfants sont couchés ou enchaîner les jours de travail en ne faisant que croiser son conjoint par exemple… peuvent être des facteurs vulnérabilisant pour ces agents. Par ailleurs, l’infirmier face à ces facteurs peut mettre en place des stratégies de défense déjà évoquées plus haut. Toutefois, leur utilisation quotidienne et fréquente pour gérer le quotidien peut à long terme être aussi négative pour l’équilibre psychique. « En effet, l’utilisation excessive de stratégies ne permet pas aux individus de transformer les situations difficiles, mais bien de s’y adapter » (Alderson, 2004).