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Les difficultés pour mener l’enquête sur le terrain

Déroulement de l’enquête et méthodologie

4.3 L’analyse des données

4.3.2 Les difficultés pour mener l’enquête sur le terrain

4.3.2 Les difficultés pour mener l’enquête sur le terrain

Les enquêtes sur le terrain de Yiwu n’étaient pas faciles à mener. De fait, c’était un travail long et compliqué. Plusieurs difficultés ont dû être dépassées pour finaliser la recherche.

§ L’accès à la population

Yiwu est une ville commerçante, rassemblant de nombreux commerçants chinois ou étrangers et basée sur le développement du commerce. Or il est difficile de pénétrer cette partie de société pour une personne travaillant dans la recherche. Avant de commencer le terrain, je n’avais aucune connaissance de la ville ni aucun contact avec des locaux. Cela s’est avéré un grand obstacle lors des premières étapes, notamment la recherche des enquêtés.

Les connaissances ont été vite accumulées. Mais trouver des commerçants étrangers pour participer à la recherche était encore difficile. Il a fallu passer par plusieurs groupes de personnes (voir 4.2.1) avant d’arriver à la bonne population. Ce processus a duré environ un an. Pour un chercheur venant de la région ou ayant déjà des contacts, cette période peut être évitée, ce qui laisse plus de temps pour les questionnaires et entretiens.

§ Les ressources financières

Basée à Clermont-Ferrand pour ma thèse, j’ai dû me déplacer en Chine pour effectuer les terrains, ce qui a été coûteux : un trajet long (avion, train, transports publics) et un budget considérable (transport, logement, restauration, dépenses sociales).

Chaque terrain a duré plusieurs mois, dont deux semaines consacrées à la prépa-ration du départ et à l’orientation après l’arrivée. Cela constituait une charge considérable à chaque fois. Quant aux dépenses sur le terrain, la plupart ont été couvertes principa-lement par les bourses reçues, et une minorité financée par ma famille.

§ L’absence d’équipe

Lors de mes passages sur le terrain, j’ai découvert que le département de sociologie de l’Université Normale du Zhejiang, situé à Jinhua, à trente minutes en voiture de Yiwu, faisait la même recherche sur l’intégration des commerçants étrangers à Yiwu. Un de leurs professeurs a réussi à obtenir une aide financière de l’État chinois. Il n’a pas encore publié sur le sujet, il était également en train de récupérer des données, principalement au travers de questionnaires.

Ses étudiants en licence de sociologie et lui travaillent en équipe à Yiwu pour distribuer les questionnaires. L’entretien avec ce professeur m’a indiqué qu’il avait déjà mobilisé entre 200 et 300 étudiants pour travailler avec lui.

Comparé à lui, il est beaucoup plus difficile de travailler seul, car le temps journalier qu’un individu peut consacrer est strictement limité. De plus, une telle

enquête est souvent un travail de longue haleine, pour distribuer les questionnaires et réaliser des entretiens. Étant donné que la population interrogée suit un rythme professionnel soutenu, la plupart des questionnaires ne peuvent pas être collectés sur place. Cela demande donc plusieurs passages et plus de temps. En outre, pour que les personnes soient d’accord pour parler de leur vie, il faut souvent plusieurs passages après avoir eu la recommandation. Beaucoup plus d’enquêtes auraient pu être effectuées si les tâches avaient été partagées.

§ La complaisance des enquêtés

Dans leur grande majorité, les personnes interviewées ont été d’accord parce car il y avait un contact en commun. Cela signifie qu’ils n’étaient pas toujours volontaires pour partager leur vie : certains mêmes n’hésitaient pas à dire qu’ils voulaient finir « la tâche » au plus vite car ils avaient d’autres choses à faire. Cela s’explique par plusieurs raisons : l’étude, même si elle porte sur leur intégration, n’améliorera peut-être pas leur vie ; ils n’auront pas forcément de retour ni accès aux résultats de l’enquête ; les recherches universitaires sont trop loin de leur vie centrée sur le commerce. Trouver comment les intéresser et les mettre à l’aise est donc devenu une question très importante.

Étant commerçants, ils ne manquent pas de ressources financières. Pour les attirer vers l’enquête, il fallait trouver une chose à laquelle ils tiennent. Finalement, les commerçants les plus installés étaient d’accord pour mobiliser leurs bonnes relations amicales ou commerciales avec leurs connaissances chinoises. Par ailleurs, les commerçants plus jeunes et moins riches disaient « oui » à la demande, principalement pour faire plaisir à leur « président d’association », en espérant obtenir plus d’aide dans le futur.

Mais la confiance ne s’établit pas de cette manière. Elle n’a pas pu être établie, dans les faits, avec chaque participant. Il était obligatoire qu’elle soit mutuelle, et elle n’était pas garantie par des profits matériels. En approfondissant les entretiens, certains commerçants étrangers ont montré graduellement, soit un intérêt de plus en plus grand pour le sujet de la recherche, soit une attitude de plus en plus détendue avec le chercheur. Une confiance a ainsi été établie. Faute de temps, le nombre de personnes avec qui j’ai partagé une relation plus poussée reste faible. Cependant, l’existence de ces relations plus approfondies a été enrichissante.

Par ailleurs, lors d’un entretien, l’enquêté est censé confier une partie de sa vie à un complet inconnu, ce qui demande encore plus de confiance. Plus l’enquêté se sent en sécurité, plus il aura envie de partager. D’un autre côté, cette extériorité permet au chercheur de garder un regard relativement objectif. Ainsi, il est obligatoire de s’adapter à la situation de chaque participant à l’enquête pour que celui-ci soit le plus à l’aise possible.

§ Les contraintes des dimensions cognitives et intellectuelles

À la demande des participants à l’enquête, un grand nombre de questionnaires ont été remplis en face à face. Tous les entretiens ont été réalisés de cette manière

également. Il s’agit souvent d’un moment d’échange concentré et relativement profond, une activité qui engage deux personnes en vis-à-vis. Dans ce cas, l’anonymat n’est pas assuré.

Les participants, devant quelqu’un en qui ils n’ont pas totalement confiance, ont tendance à se tenir dans la norme, selon l’idée qu’ils se font de ce qu’attend l’investigateur. Ils ont du mal à émettre des critiques par peur de vexer l’enquêteur, même s’il leur demande d’être francs et honnêtes. Cette méfiance rend difficile la connaissance de la vraie situation. Elle est en même temps difficile à faire disparaître : il faudrait beaucoup plus de temps et de communication pour s’intégrer davantage au terrain. Néanmoins, une telle approche pourrait compromettre l’objectivité du chercheur. Il faut donc trouver un bon équilibre.

§ La nationalité chinoise du chercheur

Être de nationalité chinoise a été un élément négatif. Au début, cela m’a aidé à trouver des participants, mais les choses sont peut-être plus faciles pour un chercheur non chinois. Pendant la distribution des questionnaires et la réalisation des entretiens, j’ai remarqué une méfiance instinctive de la part d’une grande majorité de commerçants étrangers. Certains demandaient même, avant tout, si j’avais une responsabilité auprès de l’administration locale et, sinon, pour qui je travaillais. Face à une personne chinoise, ils ont tendance à faire attention à ce qu’ils disent. Il est impossible de savoir si les participants ont menti ou caché des éléments, mais ce qui est certain c’est qu’ils choisissaient leurs mots.

L’autre difficulté apportée par cet élément a été la méfiance. Parfois, durant les entretiens, au milieu d’une histoire, lorsque l’enquêté se rendait compte que ses discours étaient plutôt critiques, il devenait nerveux et voulait s’assurer que je ne travaillais pas pour les autorités. Cette méfiance peut provenir du fait qu’ils sont dans un pays étranger et ne veulent pas s’attirer de problèmes à cause de remarques négatives sur l’administration locale ; la liberté d’expression est également plus réduite dans la société chinoise, par rapport aux pays occidentaux avec lesquels la communauté étrangère est plus familière. Plus directement, les commerçants étrangers subissent de fréquents contrôles et des discours contre l’administration, d’après eux, attireraient l’attention des autorités.

Par exemple, un jour, dans un restaurant africain où j’allais souvent pour trouver des interviewés potentiels, tout de suite après mon départ, la police est venue vérifier les visas de tout le monde. Le patron du restaurant, un commerçant africain avec lequel j’avais une relation de confiance, m’a raconté le lendemain que les personnes dans le restaurant à ce moment-là ont toutes pensé que c’était moi qui avais fait venir la police. Ils ont suggéré au patron du restaurant de ne plus me laisser entrer. Il a refusé car il avait confiance en moi, mais cela prouve quand même qu’il existe un grand manque de confiance entre les Chinois et les étrangers : une méfiance fondée purement sur la nationalité d’une personne.

4.3.3 Les facteurs favorables à l’enquête

Malgré toutes ces difficultés, qui ont réclamé beaucoup d’efforts, plusieurs éléments ont constitué des avantages.

§ La capacité linguistique

La langue anglaise est la langue la plus parlée à Yiwu parmi les commerçants étrangers. Néanmoins, elle reste très basique et ne s’étend pas à d’autres domaines que le commerce. La plupart des Africains vivant à Yiwu viennent d’Afrique francophone. Pour comprendre leur vrai niveau de vie, la capacité de parler le français était nécessaire. L’éducation privilégie cependant beaucoup plus la formation en anglais qu’en français, et les personnes francophones sont rares.

La grande majorité des chercheurs recrutent un/une interprète pour rendre la communication possible, mais les traductions perdent toujours une partie du message originel. Parmi les personnes francophones, on n’en trouve pas un grand nombre qui souhaite participer à une recherche sur la vie des commerçants étrangers à Yiwu. Cela a constitué finalement une sorte d’avantage pour l’auteur de cette thèse, étant une Chinoise francophone intéressée à ce projet.

§ Le genre féminin

Parmi les 32 entretiens effectués, seulement deux ont été faits avec des femmes commerçantes. La population masculine n’a pas été un obstacle, contrairement à ce que j’avais cru. En réalité, les commerçants africains ont été très sympathiques avec « une jeune fille chinoise ». Ils se sentaient vite en sécurité et à l’aise. Quand ils étaient invités à faire passer les questionnaires à leurs compatriotes, aucun ne disait non. Durant les entretiens, ils montraient toujours une image forte et sûre d’eux-mêmes. L’auteur suppose donc que le fait d’être une femme a facilité l’enquête car les enquêtés potentiels ne se sentaient pas du tout menacés, et l’orgueil masculin les empêchait de refuser.

§ Travail individuel

Travailler seul demande plus d’investissement en temps et en énergie. En revanche, cela permet au chercheur d’être plus flexible sur le terrain. Il n’est pas limité par les emplois du temps de l’équipe, les réunions, ou les comptes rendus après les travaux individuels.

De plus, le fait de ne pas posséder une équipe ou un financement présente une forme d’attractivité aux yeux de certaines personnes. Cela signifie pour elles une indépendance de réflexion et une motivation purement scientifique.

Par exemple, lors de mon entretien avec le professeur en sociologie de l’Université Normale du Zhejiang, qui effectuait les mêmes enquêtes, il a été très surpris d’apprendre que j’avais pu contacter un certain fonctionnaire et devenir proche de cette personne. Il a

ensuite expliqué que, pour son projet, soutenu par l’État central et le gouvernement local, il avait communiqué une lettre de recommandation au département où ce monsieur travaillait. Mais chaque fois qu’il se rendait au rendez-vous, la personne n’était pas là pour des raisons diverses. J’ai vérifié l’histoire auprès du fonctionnaire en question, qui a explicitement dévoilé les raisons de ses refus :

« Je n’aime pas la bureaucratie. Je savais qu’il faisait des recherches pour le gouvernement alors ce n’est pas quelque chose que j’apprécie. Mais puisqu’il y a une lettre de recommandation, je ne pouvais pas lui refuser non plus. Donc j’ai toujours trouvé des excuses pour m’absenter. Mais toi j’aime bien échanger avec toi, parce que tes recherches sont purement scientifiques. » (Entretien 3).

Les commerçants étrangers ont montré une réflexion très similaire. Même si l’identité chinoise du chercheur pouvait engendrer la méfiance chez certains, l’absence d’équipe aidait à soulager ce sentiment. La méfiance est sans doute une attitude préférable pour eux, afin d’éviter au maximum les risques potentiels.

Naturellement, cette recherche sur Yiwu me laisse certains regrets. Avec davantage de temps, de moyens et de personnes, une enquête plus approfondie aurait pu être réalisée. Cela dit, il est presque impossible d’effectuer une enquête exhaustive, vu la mobilité de cette population.

Chapitre V

Une population caractéristique