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Chapitre 2. La réforme foncière malgache : illustration du nouveau référentiel relatif à

2.1. Les constats à la base de la réforme foncière

2.1.1. Les défaillances de la procédure d’immatriculation

Jusqu’à ce que la France impose son protectorat en 1885, qu’un traité franco-malgache transformera en statut colonial, l’île de Madagascar est constituée d’un ensemble de royaumes en compétition pour l’espace. L’ethnie merina, occupe la partie centrale des Hautes Terres, et détient le pouvoir politique.

Le roi merina Andrianampoinimerina (1787 à 1810) a mis l’agriculture au centre de son action politique. Il a initié des travaux publics afin de faire de l’île un royaume unifié (construction de routes, travaux d’aménagement et d’irrigation pour la riziculture). Andrianapoinimerina a été l’initiateur d’une réorganisation administrative, preuve de sa détermination à imposer un encadrement rigoureux. Il découpe le royaume merina en fiefs (ou

menakely, dont le représentant est le tompomenakely), attribuant à certains nobles une autorité,

au nom du souverain, sur les hommes libres qui y vivaient, ainsi que des prérogatives (paiement d’impôt, offrande d’allégeance). A côté de ces fiefs, les menabe (domaines royaux) relèvent directement du souverain. La réorganisation de l’espace (pour un contrôle des hommes) et l’importance accordée à la mise en valeur des terres se sont traduites par le développement de zones agricoles dans les Hautes Terres centrales (Raison, 1984). Sous le règne d’Andrianampoinimerina, les règles coutumières reformulées par le souverain en

kabary (discours publics), remplacent un « droit écrit » (Condominas, 1961 : 51). Certains

auteurs considèrent cet ensemble de règles édictées comme induisant la première réforme agraire en Imerina (région centrale des Hautes Terres).

Radama I1 (qui règne de 1810 à 1828) poursuit les efforts de développement agricole d’Andrianapoinimerina, le souverain restant la juridiction suprême. Il conserve le principe des

kabary et les procès font office de tribunaux publics (Rakoto, 2009). En 1878, le premier

ministre Rainilaiarivony réforme le système judiciaire en mettant notamment en place 3 tribunaux, 13 juges et de nouveaux agents (les sakaizambohitra) qui reçoivent leurs instructions lors de kabary. Ces personnes sont des agents d’information pour le premier ministre, des notaires, des officiers d’état civil, des officiers ministériels (Condominas, 1961). Tout contrat entre Malgaches (notamment de vente de terres) devait faire l’objet d’un enregistrement par les parties en présence des fonctionnaires compétents2, selon la promulgation des instructions aux sakaizambohitra en 18783 (Rarijaona, 1967 : 66). « Avec

1

Radama I, fils d’Andrianampoinimerina, est notamment à l’origine des premières écoles, du développement de l’artisanat. Il favorise l’intervention des Européens, par l'intermédiaire de missionnaires britanniques. Son successeur Ranavalona 1 (1828-1861) tente ensuite de chasser ces Européens, à l’exception de ceux qui acceptent de prendre le statut de sujets malgaches. Les deux reines suivantes vont moderniser Madagascar, et tenter de freiner l’intervention européenne, française et anglaise.

2La preuve par l'écrit (depuis le début du 19ème siècle avec l’apparition de l’écriture à Madagascar) est désignée par le même mot vavolombelona, habituellement réservée aux humains (les témoins) : l’écrit a parfois remplacé les contrats oraux et les formalités verbales anciennes mais comme l’écriture était peu répandue et que le gouvernement malgache sous Radama I n’avait jamais sérieusement observé les prescriptions de l’enregistrement des actes (mariage, adoption, vente), la preuve écrite n'intervenait guère dans les procès (Rakoto 2009 : 33).

3 La création de l’état civil à Madagascar date de 1878, quand le législateur a prescrit, pour la première fois, l’enregistrement des actes (Cahuzac, 1900, cité par Raharison, 2006).

l’institution des sakaizambohitra, il [le pouvoir royal malgache] faisait de l’écrit un mode de preuve (articles 66 et 67) » (Bertrand et al., 2008 : 38). Les populations ont de plus en plus de

comptes à rendre à la puissance publique (impôts et sanctions des tribunaux publics à Antananarivo).

Madagascar est déclarée colonie française en 1895. L’année 1896 marque le début d’une période où l’organisation de l’île est désormais dictée par l’intérêt et les conceptions administratives françaises. Les lois traduisent le souci de contrôler la population et les ressources territoriales pour mettre en place l’économie voulue par la métropole (Ramiarantsoa, 1995). La période coloniale est vue par certains auteurs comme correspondant à : (i) l’instauration de l’autorité de l’État central et de l’administration sur les terres, qui restreint le champ de la coutume au profit de la loi (Bertrand et al., 2008) ; (ii) la tentative de généralisation de la propriété privée à travers l’immatriculation (Bertrand et al., 2005).

Dans la procédure cadastrale instituée en vertu du décret du 25 août 1929, l’administration décide d’autorité qu’un canton déterminé sera soumis à des opérations cadastrales. Les opérations de bornage et de levée de plan collectif des parcelles comprises dans le canton sont réalisées par une brigade d’opérateurs topographiques. Une juridiction spéciale appelée tribunal terrien ambulant se déplace sur les lieux pour consacrer le droit de propriété et trancher par décision collective les litiges éventuels. Pour plus de détails sur cette procédure, voir par exemple le cas de la commune de Miadanandriana (Aubert et al., 2008). Hormis les cas d’opération cadastrale, la procédure d’immatriculation est essentiellement facultative1. Le propriétaire requiert individuellement et de sa propre initiative la constatation de son droit sur une parcelle déterminée.

La colonie s’inspire du Torrens Act australien2 pour bâtir un système domanial et foncier répondant aux logiques de « mise en valeur » de l’État français : la procédure d’immatriculation foncière, par l’établissement d’un titre de propriété inscrit dans un registre foncier, institue un régime d’appropriation privée favorisant l’accès à la terre des colons3. L’État reconnaît la détention d’un titre foncier comme un droit incontestable, opposable aux tiers ; les modalités « coutumières » (i.e. : sans titre légal) d’appropriation foncière des Malgaches sont alors réduites à des droits de jouissance.

1 Elle est exceptionnellement obligatoire dans le cas où des personnes d’autres nationalités se rendraient acquéreuses des droits réels immobiliers sur des biens non immatriculés appartenant à des Malgaches (Article 3, Ord. n° 74-034 du 10.12.74).

2 Plus précisément, « le système du livre foncier trouverait ses origines très lointaines dans les anciennes coutumes introduites en Gaule par des peuples germaniques, avant le 10ème siècle, et ce n’est donc pas un hasard si le livre foncier, modèle colonial, est inspiré largement de deux sources : d’une part, le droit germanique et en particulier la loi prussienne de 1872, mais aussi l’Act Torrens australien » (Rochegude, éléments de cours).

3 « Ce système domanial obéissait aux impératifs de l’époque : sécuriser durablement les projets immobiliers de la Colonie en purgeant les droits indigènes et asseoir l’appropriation française sur une base juridique reconnue internationalement. L’enjeu n’était donc pas de sécuriser le plus grand nombre, mais d’octroyer des droits à une élite dans la perspective d’une agriculture « moderne ». La Colonie pouvait donc se contenter de services fonciers aux effectifs limités, auxquels il était essentiellement demandé l’immatriculation d’un petit nombre de terrains de grande superficie » (Teyssier et al., 2009 : 274).

L’État malgache a repris à son compte le principe de domanialité dès la première république indépendante (1958). Il réaffirme la propriété éminente de l’État (bien que quelques assouplissements aient été effectués) sur tous les terrains ne relevant pas de la propriété privée, le passage du domaine de l’État au domaine privé n’étant possible qu’à l’issue de la procédure d’immatriculation1.

Aujourd’hui, les services fonciers – une administration déconcentrée – sont responsables de l’immatriculation foncière aboutissant à la délivrance de titres fonciers. Il existe 29 Circonscriptions Domaniales (CIRDOMA), couplées à 29 Circonscriptions Topographiques (CIRTOPO) pour un territoire divisé en 22 régions, 111 départements et 1557 communes. Ces services sont techniquement et géographiquement éloignés des populations, rurales tout particulièrement.

La procédure d’immatriculation ne concerne qu'une faible proportion du territoire national. Il n’est pas possible de connaître la proportion exacte du territoire concerné, et plus généralement d’obtenir des informations chiffrées précises sur les immatriculations2. Les différentes estimations font néanmoins référence à moins de 10% du territoire malgache concerné par l’immatriculation foncière. Cette administration foncière a pratiquement cessé les immatriculations de terrains depuis l’indépendance : 330.000 titres ont été établis depuis plus d’un siècle et depuis 15 ans, le rythme moyen de délivrance d’actes varie autour de 1.200 titres par an, tandis que des demandes d’acquisition déposées depuis un demi-siècle demeurent sans suite (MAEP, 2008). Plusieurs éléments expliquent le faible recours à l’immatriculation observée depuis 100 ans.

• Le coût technique de cette procédure contrôlée par un service central de l’État

Les moyens matériels et humains des services fonciers ne suffisent pas. En 10 ans, les circonscriptions domaniales et topographiques ont perdu un quart de leurs effectifs. Les budgets de fonctionnement alloués aux circonscriptions sont dérisoires ; certaines doivent fonctionner avec moins de 200 US $ par an (Pèlerin, 2005). L’efficience du système Torrens étant conditionnée par l’existence d’une administration opérationnelle, correctement rémunérée et régulièrement formée, le maintien de ce système dans un contexte de paupérisation de l’administration supposée l’appliquer, n’est pas sans conséquences. L’État est jugé incapable de délivrer un document (le titre foncier) opposable aux tiers. Pour beaucoup d’experts en effet, les 29 services fonciers déconcentrés sur un territoire de 587 040 km² ne peuvent pas fournir de structure de gestion foncière de proximité, manquent de moyens et sont susceptibles de favoriser les passe-droits3. Pour Maldidier (1999),

1L’annexe 2 résume les différentes législations depuis l’époque pré-coloniale.

2 « Les différents auteurs rappellent que les chiffres sont souvent approximatifs car, hormis un problème de données, certaines procédures n’ayant pas été menées jusqu’à leur terme (par exemple un cadastre qui n’a pas été jusqu’à la phase finale de délivrance de titres) les auteurs les incluent ou non. C’est pourquoi les chiffres annoncés dans les différents documents ne sont pas toujours cohérents » (Maldidier, 1999).

3Des auteurs évoquent une étude commanditée par le Bianco (bureau de lutte anti-corruption malgache) ; cette étude réalisée par le cabinet KPMG pour le compte du CSLCC (Conseil Supérieur de Lutte Contre la Corruption) n’aurait pas été rendue publique mais reprise dans un « audit de la gouvernance et analyse de cas de corruption au sein de la direction des Domaines et des Services fonciers, Antananarivo », « L’administration des

« l’immatriculation n’a profité qu’à des initiés, possédant plus de ressources financières,

ayant un accès privilégié aux informations stratégiques et des alliances avec les pouvoirs politiques et administratifs. Ce sont des notables locaux et citadins, migrants, fonctionnaires et lettrés qui ont pu, habilement, faire aboutir leurs revendications foncières ».

• Les coûts de la procédure d’immatriculation et l’absence d’intérêt des paysans

Les procédures se sont avérées trop coûteuses et trop compliquées pour la majorité des paysans y compris pour ceux qui se considèrent comme propriétaires légitimes de leur terre ancestrale (Ramiarantsoa, 1995). La procédure ne compte pas moins de 20 étapes entre les différents services, et pour les titres délivrés, le délai moyen d’obtention est estimé à 6 ans (allant de 3 à 9 ans et demi), et le coût moyen s’élève à 507 US $ (allant de 262 à 667 US$) (MAEP, 2008). Comme le note Maldidier, « n’est-il pas fréquent d’entendre dire des paysans

qu’ils ne possèdent pas de titres car de toutes façons les terres qu’ils occupent ont appartenu à leurs ancêtres et qu’ils en jouissent au nom du solampangady ? » [Littéralement : usé par la

bêche]. De plus, selon Ramiarantsoa (1995) le paiement de redevances, donnant lieu à un reçu d’impôt, était susceptible de conforter l’idée de propriété. L’immatriculation et le cadastrage, des procédures trop coûteuses, trop longues et trop complexes, sont restés hors de portée de la majorité des ruraux.

• Les mauvaises conditions de conservation et l’absence des mutations

Très peu de titres ont fait l’objet d’un enregistrement des mutations des droits : les mauvaises conditions de conservation des livres fonciers ne facilitent pas l’actualisation des droits, les détenteurs de titres étant parfois décédés, et les usagers des terres titrées peu incités à les actualiser. Dans la plupart des cas, ceux qui se considèrent comme les propriétaires ne sont pas ceux qui détiennent les titres (PNF, 2007 ; Teyssier et al., 2007).

Les dysfonctionnements de la procédure d’immatriculation susceptibles d’être sources d’insécurité foncière, reposent principalement sur les situations suivantes (Bertrand et al., 2005):

• une parcelle avec un titre foncier sur laquelle existent des occupations de fait parfois sur plusieurs générations1 ;

• la discordance entre les titulaires d’un titre et les occupants de fait sur une même parcelle ;

• pas de titre foncier (donc présomption de domanialité) et des occupations de fait parfois sur plusieurs générations ;

• plusieurs titres contradictoires de statut juridique identique ou équivalent ; • superposition de titres fonciers.

Domaines est précisément perçue par la population malgache comme l’une des plus corrompues du pays » (Jenn-Treyer et Pouzoullic, 2008 : 60).

1 « Les conflits mettent en cause les descendants des prête-noms qui, quelques décennies plus tôt, ont immatriculé les terres du village en leur nom et sont aujourd’hui tentés de rompre le contrat moral les liant avec la communauté, en cherchant à se présenter comme « le propriétaire » légal des terres » (Maldidier, 1999 : 11-12 ; Ramiarantsoa, 1992).

Un diagnostic de « crise foncière et domaniale », associée à des surcoûts socio-économiques, a fait consensus au sein d’une part de l’administration malgache1 et des institutions de développement dans les années 2000 : les procédures de titrage sous la responsabilité des services déconcentrés de l’État sont considérées comme inadéquates pour répondre à la demande de sécurisation foncière.

Le diagnostic d’insécurité repose principalement sur les effets des défaillances du système du livre foncier. Par ailleurs, un affaiblissement des autorités coutumières ainsi que la faiblesse des dispositifs de sécurisation locaux ont également été considérés comme source d’insécurité foncière.

2.1.2. Affaiblissement des autorités coutumières et faiblesse des dispositifs

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