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Chapitre 1. Sécurisation des droits fonciers : esquisse de l’évolution du référentiel

1.2. Les critiques formulées à l’encontre du « paradigme de substitution »

diagnostic posé sur les systèmes fonciers coutumiers, que sur les attentes excessives qu’il place dans les politiques de formalisation et d’enregistrement des droits fonciers.

1.2.1. Absence de flexibilité et insécurité des droits coutumiers ?

La terre perd de sa valeur symbolique et mystique (esprits de la nature, lieux de vie des ancêtres) au profit de sa valeur marchande. L’intégration à l’économie de marché de nombreuses zones rurales entraîne une augmentation de la fréquence des transferts de droits temporaires, à travers divers types de contrats agraires, ou définitifs via le marché de l’achat- vente par exemple (Bruce, 1993). La gestion « coutumière » des droits qui relevait généralement d’une propriété lignagère, clanique, ou familiale, tend de fait à s’individualiser (Noronha, 1985 ; Atwood, 1990 ; Platteau, 1992 ; Jacob, 2002). De nombreux textes font ainsi référence à cette dynamique de marchandisation/individualisation, en particulier dans les zones de migration ou péri-urbaines, et plus largement dans les localités à fort potentiel économique. Le paradigme de substitution ignore ainsi la flexibilité des systèmes coutumiers, en particulier dans les contextes africains (voir par exemple Benjaminsen et Lund, 2003 ; Colin et al., 2009 : 10).

Par ailleurs, de nombreux travaux critiquent les équivalences établies entre droits coutumiers et insécurité d’une part, entre titrage et sécurisation foncière d’autre part (pour une revue, se référer à Colin et al., 2009 : 11).

Sécurisation foncière et formalisation des droits ne sont pas forcément équivalentes. En cherchant à formaliser des relations auparavant implicites, la formalisation des droits peut induire des conflits lors de l’établissement des limites des terres et de l’identification des droits et des titulaires de ces droits.

Pour les auteurs considérant les droits comme un ensemble de droits et de devoirs, la formalisation est susceptible, d’une part de ne pas pouvoir rendre compte de cet ensemble de droits (contrainte technique de l’enregistrement) ; et d’autre part, d’être à la base de processus d’exclusion de ceux qui possèdent un statut secondaire et donc des faisceaux de droits incomplets.

Une critique de l’approche évolutionniste des droits de propriété concerne la contrainte technique des procédures de formalisation, associée à la difficulté de rendre compte des droits effectifs, droits entendus au sens de faisceaux de droits. La question est alors de savoir quels droits sont enregistrés. L’intervention publique peut concentrer sur un individu l’ensemble du faisceau de droits dont les composantes étaient auparavant plus largement réparties : impossibilité pratique d’enregistrer la totalité des droits existants, oublis, enregistrements imprécis, notamment du fait de l’enchâssement socio-politique des droits fonciers (Edja et Le Meur, 2009). L’enregistrement se faisant principalement au nom du chef de famille, jeunes, femmes, pasteurs ou migrants risquent d’être exclus de l'accès à la ressource foncière (voir Brokensha et Glazier, 1973, et Haugerud, 1983, sur les litiges intra-familiaux induits au Kenya par la procédure de titrage).

Des processus d'exclusion des procédures d’enregistrement peuvent également être induits par des jeux de pouvoirs au niveau local. La formalisation des droits peut faciliter l'accaparement de terre, dans la mesure où la procédure peut être mobilisée de façon opportuniste par certains individus, induisant la spoliation des détenteurs antérieurs de droits. L’existence d’asymétries informationnelles, liées notamment aux inégales capacités individuelles (influençant sur le niveau d’éducation ou l’accès à certains réseaux sociaux), est susceptible de favoriser l’accès aux procédures d’enregistrement des personnes instruites, riches ou influentes, possédant des informations stratégiques et un pouvoir de pression induisant des accaparements fonciers (Platteau, 1996). Cela peut alors conduire à augmenter l’inégalité dans la distribution de la terre (Atwood, 1990 ; Barrows et Roth, 1990 ; Platteau, 1996 ; Benjaminsen et al., 2009). Par ailleurs, bien que le système du livre foncier soit considéré par les juristes comme apportant une sécurité juridique absolue, ce dernier rencontre toutefois d’énormes difficultés dans son application Rochegude (2001) évoque notamment le caractère potentiellement conflictuel de la démarche topographique (les courbes de la réalité étant remplacées par des traits géométriques), les mauvaises conditions de conservation des livres fonciers (les administrations concernées manquant de moyens) et la désuétude de certains plans de repérages des services topographiques. Comby (2007), souligne un autre type de risque associé au système du livre foncier, lié au caractère juridiquement imprescriptible du titre foncier. Selon cet auteur : « faute d’une bonne conservation des titres et surtout des plans, il

peut arriver que de nouveaux titres fonciers chevauchent d’anciens titres, ou que des constructions soient réalisées sur des terrains laissés à l’abandon depuis de nombreuses années jusqu’à ce que les héritiers du titulaire d’un ancien titre, conservé dans les papiers de famille d’un particulier, ne se manifestent pour faire valoir leur droit devant un tribunal qui leur donnera normalement gain de cause. Or comment dessiner de nouveaux titres fonciers

«inattaquables » si les plans des anciens titres, normalement détenus par l’administration, ont été perdus ou sont illisibles ? » (Comby, 2007 : 4).

Dans la perspective standard, l’enregistrement des droits par les services de l’État est assimilé à une sécurisation des droits du détenteur du titre de propriété, alors que le détenteur de droits coutumiers, pouvant détenir un faisceau de droits incomplet, ou des droits temporaires, est considéré en situation d’insécurité foncière. Pour certains auteurs en effet, l’étendue du faisceau de droits est considérée comme un indicateur de la sécurité, ou a contrario, de l’insécurité foncière. Dans cette logique, Place et al. (1994), distinguent trois dimensions à la sécurité foncière :

• le nombre de droits : toutes choses égales par ailleurs, le plus grand nombre de droits associés à une parcelle (les « fibres » du faisceau de droits) est source de sécurité ; • la dimension temporelle : des droits temporaires sont considérés comme moins

sécurisant que des droits permanents, la durée de détention des droits garantissant le contrôle sur les futurs retours sur les investissements réalisés ;

• l’assurance de non-contestation par un tiers relativement aux types de droits ou à la durée de leur détention.

D’autres définissent la sécurité des droits simplement comme l’assurance de leur non contestation (liée notamment aux incertitudes politiques), indépendamment de leur contenu et de leur mode de reconnaissance (Barrows et Roth, 1990 ; Sjaastad et Bromley, 1997 ; Van den Brink et al., 2006 ; Zasu, 2007 ; Colin et al., 2009). Dans cette perspective, et selon Broegaard, “ [...] tenure security is not only a question of having official state-issued (or

state-recognized) legal document but rather a matter of social relationships, power balance and economic situation, all of these factors interplaying in a specific context at some specific moment” (Broegaard, 2005).

Pour ceux qui retiennent une définition de la sécurité foncière indépendante de la transférabilité des droits (et de l’étendue du faisceau de droits) et de la durée de détention des droits, les systèmes fonciers coutumiers ne sont pas intrinsèquement source d’insécurité foncière (Platteau, 1996 ; Deininger et Feder, 2001 ; World Bank, 2003).

1.2.2. Formalisation des droits et marchés fonciers

Très peu d’études explicitent une relation entre titre foncier et développement des marchés fonciers (Feder et Nishio, 1998 en Thailande, Holden et al., 2007 en Éthiopie). Selon les travaux disponibles, la formalisation des droits fonciers n’induit pas systématiquement une activation du marché de la terre. La valeur symbolique ou patrimoniale accordée à la terre, même titrée, peut contraindre sa marchandisation (Atwood, 1990 ; Platteau, 1996). Place et Migot-Adholla (1998) ont montré une persistance du contrôle traditionnel sur les parcelles une fois titrées (restrictions sur les transactions venant de pressions familiales) au Kenya. Les procédures d’enregistrements ont pour objectif de libérer l'accès à la terre du jeu des réseaux sociaux et de favoriser ainsi le développement des marchés fonciers. Cependant, tout particulièrement en l’absence d’un marché de l’assurance, l’assistance que peut fournir « la communauté » devient essentielle et cette dernière sera consultée avant de prendre la décision

de la vente. (Platteau, 1996). La formalisation des droits n’induit donc pas systématiquement une activation du marché de la terre.

Symétriquement, des études empiriques montrent que des marchés fonciers peuvent se développer en l’absence de formalisation de ces droits (Platteau, 1996 ; Colin et Ayouz, 2006 ; Colin et al., 2009).

1.2.3. Formalisation des droits et marché du crédit

Des études empiriques montrent une relation entre la détention d’un titre et l’accès au crédit (Feder et Nishio, 1998). Cependant, comme dans le cas des marchés fonciers, la détention d’un titre formel n’active pas systématiquement les marchés du crédit (Migot-Adholla et Bruce, 1994). Du point de vue de l’offre, les institutions financières (s’il en existe dans la localité) ne considèrent pas toujours la terre, même titrée, comme garantie des emprunts financiers. Saisir la terre en cas de non-remboursement peut être difficile voire impossible, en particulier chez les individus connectés au pouvoir politique, et peut être le déclencheur de troubles de l’ordre public (Platteau, 1996). La demande quant à elle, peut être limitée par la crainte de la saisie de la terre mise en garantie ou par l’absence d’opportunités d’investissement (Colin et al., 2009 : 13). Par ailleurs, la relation entre la détention d’un titre et l’accès au crédit peut être vérifiée sans que cela induise une meilleure efficience productive, le crédit pouvant être utilisé à des fins non productives (Atwood, 1990 ; Platteau, 1996 ; World Bank, 2003).

1.2.4. Formalisation des droits et investissements productifs

La relation entre la détention d’un titre de propriété et l’augmentation des investissements productifs est également loin d’être systématiquement vérifiée (Barrows et Roth, 1990 ; Migot-Adholla et al., 1991 ; Jacoby et Minten, 2007), et lorsqu'elle l’est, la question du sens de la causalité se pose : l’investissement peut conduire à une demande de sécurisation par le titre et non, résulter d’une formalisation des droits. De plus, « le titre peut être l’indicateur

plus que la cause d’une productivité supérieure, les exploitants les mieux dotés en facteurs de production étant plus susceptibles que les autres d’engager les démarches de titrage » (Colin et al., 2009 : 14 se basant sur les travaux de Carter et al., 1994). L’investissement sur la terre

(plantation de culture pérenne par exemple) peut par ailleurs établir le droit, le renforcer et le sécuriser (Besley, 1995 ; Sjaastad et Bromley, 1997 : 559 ; Colin et al., 2009).

1.2.5. Intervention publique et capacités de l’Etat

Enfin, une sécurisation par l’action publique est discutable lorsque l’État ne dispose pas des ressources nécessaires à l’enregistrement et la délimitation des droits, à l’actualisation de ces droits à l’occasion de leurs transferts et à la garantie de leur exercice (Bruce et al., 1994 ; Bruce et Migot-Adholla, 1994 ; Platteau, 1996). De plus, le manque de moyens financiers, humains, techniques des États est susceptible d’augmenter les coûts de transactions des procédures de formalisation légale, et de favoriser le développement de passe-droits (Teyssier

et al., 2009). Dans les termes de Comby (2007) : « il est tentant, dans une administration très mal payée, de produire contre rétribution certains documents de convenance. Il est d’ailleurs

possible d’observer dans certains registres fonciers des pages blanches (numérotées) qui permettent certains arrangements a posteriori. Inversement les pages déchirées peuvent être nombreuses dans les vieux registres les mieux conservés » (Comby, 2007 : 4).

Ces critiques ont conduit à une évolution sensible, cette dernière décennie, de la façon dont les économistes abordent la question des droits fonciers en Afrique, de leur efficience, de leur évolution, de leur sécurisation et du rôle souhaitable de l’État (Colin et al,. 2009 : 16)1.

1.3. Le « paradigme d’adaptation » et les recommandations actuelles en

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