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Leila, une crise identitaire plurielle

Dans le document Médecins là-bas, infirmier-ère-s ici (Page 62-66)

Leila subit en Algérie une triple oppression. La première est celle liée à l’identité kabyle. Leila revendique cette identité et quand elle fait ses études à Alger, elle prend conscience de la discrimination des collègues arabes vis-à-vis des collègues kabyles.

« Etre kabyle c’était un gros problème pour moi dans le service. Le chef de service, la 1ère fois qu’il m’a vue, déjà physiquement ça se voit qu’on est kabyle. Il rentre, il me demande même pas mon nom, « Oh encore une kabyle, bientôt vous allez nous envahir ! » ? Ça s’était comme ça en français « vous allez nous envahir ! » Mais ce que j’ai découvert après c’est que mes collègues kabyles ne parlaient pas

kabyles, faisaient semblant de pas connaitre leur propre culture, en fait ils se reniaient. Ce qui pour moi était inadmissible ». (Leila, entretien Temps 1, P12-L10)

La deuxième oppression est liée à celle d’être instrumentalisée dans un processus de visibilisation et d’invisibilisation qui alternent selon qu’elle est « visible » comme médecin ou « invisible » comme femme.

Dans un premier temps, elle prend conscience que pour obtenir certaines choses, elle doit utiliser un capital « séduction » relatif aux stéréotypes de la féminité de l’apparence.

« (…) bon à l’époque je prenais plus soin de moi, je faisais vraiment attention à mon image, et ce que je faisais, ça je l’avais compris très tôt pendant mes études, c’est qu’en tant que femme j’ai vu que c’était vraiment dur de s’en sortir. Déjà en tant que femme, en tant que kabyle, en tant que médecin, j’avais les trois fardeaux à la fois. Donc quand j’ai vu ça, je me suis dit « quoi en tant que femme, ils sont déjà tous en train de bader quand ils voient une belle femme, autant s’en servir ! » Je me maquille, je me coiffais bien, je parlais bien alors je pouvais admettre mes patients en chirurgie quand je voulais, je pouvais leur faire les radios les plus invraisemblables à n’importe quelle heure, je dis « ça au moins que ça serve ! » Mais après au bout d’un moment ça devenait épuisant, en tant que médecin je ne devais pas attendre ça de la part des gens, c’est mon métier ». (Leila, entretien Temps 1, P12-L24)

En même temps, quand elle travaille avec des médecins femmes responsables, elle s’aperçoit qu’elles ont des stratégies afin de se protéger des religieux intégristes dans le pays, ce qui suscite en elle un sentiment d’insécurité qui gagne le quartier où elle habite.

[1]« Et moi j’étais dans le service « femme ». Et le service « femme » on n’était que des internes « hommes » mais il y avait des maitres-assistantes femmes. Les maitres-assistantes femmes c’est l’ancienne génération, elles se sont soumises au truc de femme voilà religion soi-disant je crois que tout le monde était un peu hypocrite. Mais c’était des femmes porteuses d’admiration pour moi, des femmes bien entretenues avec des belles tenues, elles se permettaient de s’habiller comme elles voulaient. Mais par contre une fois j’ai demandé, j’ai dit « comment vous faites ? » elle me fait « non non moi je me change dans ma voiture ! »Parce que la dame bien dans son appartement qui se trouve dans son quartier huppé d’Alger, elle va dans sa voiture, elle peut se mettre en mini-jupe, elle vient, se gare dans le service, elle monte dans le service, elle repart dans sa voiture, elle va faire les courses elle ne s’habille pas comme ça. Et les courses elle ne les fait pas n’importe où. Donc je me suis dit il faut que je vive comme ça. On dirait des parias, on dirait euh il fallait vraiment vivre comme ça. Et ça m’a donné une vision sur mon avenir.(…)[2] Parce que moi quand je rentrais tout le monde me regardait dans le quartier. Pour eux être en jean et en basket déjà c’est euh, la façon de marcher, pas normal qu’une fille s’assume, qu’une femme, voilà c’était direct « mauvais genre ». Ca faisait « trainée ». (Leila, entretien Temps 1, P11-L28[1] et P13-L14[2]).

Ensuite elle découvre qu’en tant que médecin femme, elle n’a pas accès de la même façon que ses collègues hommes au circuit d’obtention de certains médicaments à l’hôpital.

« Le pharmacien, pendant une année, me donnait des médicaments qui normalement devaient être donnés avec ma griffe, il me les donnait avant que je signe, il me disait de passer l’ordonnance sous le bureau, sous la porte de son bureau pendant qu’il n’était pas là parce que j’étais une femme (…) » (Leila, entretien Temps 1, P18-L5)

La troisième oppression se rapporte à la révolte qu’elle éprouve vis-à-vis de la soumission des femmes malades à la domination masculine, mari, père ou frère, qui les accompagnent ; ces femmes ne tiennent pas compte de son avis à elle mais se soumettent à la décision prise par leur entourage masculin.

« Quand je dis à quelqu’un « vous êtes sous anticoagulant, vous ne pouvez pas sortir, je lui explique avec des mots simples pour son INR parce qu’entre- temps j’avais un petit peu appris à parler pour pouvoir m’en sortir, je lui explique ça. Elle était mariée depuis 2 mois et j’avais l’impression qu’elle ne comprenait pas je lui disais que c’était grave ce qu’elle avait, elle avait une thrombose au niveau de la veine porte, à 24 ans quand on est jeune, soit c’est une maladie de système soit c’était quelque chose de grave elle devait avoir des anticoagulants à vie. Donc pas de grossesse et pas de grossesse en Algérie cela veut dire la femme elle sert plus à rien. Moi pour arriver à lui dire ça, normalement c’était à ma supérieure à lui dire, à aucun moment je crois durant son hospitalisation on lui avait dit. Donc c’est un grand enjeu pour elle car peut-être elle ne pourra jamais se remarier, de toute façon je savais qu’il allait la quitter et même quand il ne le savait pas, on a un peu temporisé, il est venu, il a dit « voilà elle sort », « mais, Monsieur sous anticoagulant », je lui ai expliqué que c’était en intraveineux, « Monsieur, elle ne peut pas sortir, Il faut qu’on fasse le relais en oral pour qu’elle parte ». « Non ce n’est pas grave, on s’en fout, il faut qu’elle fasse le ménage, qui va s’occuper, qui va faire la cuisine et ma mère qui est vieille « ? Il ne pensait pas à la femme en elle-même et la jeune femme toute joyeuse elle n’était consciente de rien du tout, j’ai essayé de lui expliquer mais non. Il m’a dit « voilà elle sort » « Monsieur, pour qu’elle sorte, il faut une décharge ». Il fait une décharge qu’elle signe elle ! Je lui demande à la fille qui répond « comme il veut ». Elle est sortie, il me l’a ramenée car elle avait fait une hémorragie» (Leila, entretien Temps 1, P16-L26).

De même quand Leila est de garde, elle est désignée par les hommes comme la femme et non comme le médecin de garde ; et quand elle a aidé une femme, dès le moment aigu de prise en charge passé, à nouveau elle redevient invisible aux yeux des hommes qui accompagnent la femme malade par un phénomène de dissolution de son identité professionnelle.

« (…) ils n’étaient pas au courant mais le fait que j’arrive comme la femme qui faisait la garde, « ce n’est pas le médecin qui fait la garde, la femme qui est de garde » ils disaient. Voilà j’ai passé ma vie, je me suis cassée le dos sur des bancs, j’ai fait les gardes, j’ai veillé des nuits pour faire les cours, pour que eux puissent me juger, qu’est-ce qu’ils en savent ? J’ai admis cette fameuse dame, le lendemain alors le soir tout le monde était gentil parce qu’ils voyaient que je courrais. Le lendemain j’arrive au service, j’arrive de bonne heure, je dis « bonjour » au père de la dame et à son frère et ils vont dans le couloir, ils s’éloignent, ils me tournent le dos. Dans le service j’étais en blouse. C’est comme si au moment où ils avaient besoin de moi, il y avait nécessité de me parler je ne sais par quel miracle et au moment où la crise est passée, ça y est, je ne servais plus à rien. Ca me rabaissait énormément ça, ça me rabaissait énormément. » (Leila, entretien, Temps 1, P13-L23)

A la suite de cette période de tensions sociales, elle a une gastrite (inflammation de la muqueuse gastrique). Elle interprète cette maladie comme une conséquence du stress qu’elle a subi.

[1] « J’ai fait une gastrite de stress (…) [2] Je n’en pouvais plus. Je suis sortie du service, j’ai commencé à vomir dans la rue à vomir mais pas, je n’arrivais pas à me retenir. Ca sortait ça sortait ça sortait et les gens me regardaient. (…)[3] j’ai demandé à rentrer chez moi. » (Leila, entretien Temps 1, P14-L2[1], L4[2]

et L23[3]).

Cet état de maladie la convaincra de précipiter son départ pour la France. Si ce pays était une destination prévisible dans le cadre professionnel, pour y faire des stages de spécialité par exemple, le moment et le contexte du départ étaient imprévisibles ; et ils ont pris l’allure d’une crise identitaire multiple relative à l’identité Kabyle, l’identité féminine et l’identité professionnelle. L’identité est à prendre ici au sens d’une conception nominaliste telle que la

conçoit Claude DUBAR128 ; en effet nous ne sommes pas dans la conception essentialiste de l’identité qui considère que rien ne change, « ce qui reste le même en dépit des changements129 ». Dans la conception nominaliste, le processus est dynamique et contingent à la présence de l’autre, il n’y a pas d’identité sans altérité :

« Ce qui existe, ce sont des modes d’identification, variables au cours de l’histoire collective et de la vie personnelle, des affectations à des catégories diverses qui dépendent du contexte. Ces manières d’identifier sont de deux types : les identifications attribuées par les autres (ce que j’appelle « identités pour autrui » et les identifications revendiquées par soi-même « l’identité pour soi(…) c’est la relation entre ces deux processus d’identification qui est au fondement de la notions de formes identitaires(…) reliant des identifications par et pour Autrui et des identifications par et pour Soi 130».

Leila dans son sentiment d’appartenance à une culture Kabyle se rallie à une forme communautaire de l’identité ; la jeune femme est liée à cette communauté qui lui confère une reconnaissance forte qui participe à sa construction identitaire. En ce sens, c’est une identité à la fois « pour soi » et « pour autrui ».

Face à la domination masculine, Leila se sent bafouée dans ses droits à être reconnue à égalité avec l’homme ; et dans son rôle professionnel, elle passe d’une identification par les autres soit à l’invisibilisation sexuée soit à la visibilisation médicale. Dans ces étapes de prise de conscience et de révolte, elle s’engage dans un processus de réflexivité qui l’amène à revendiquer, en émigrant, d’autres façons d’assumer ses identités.

D’autre part le milieu de la santé est souvent marqué dans son fonctionnement par la notion de « communauté hospitalière » telle que l’explore Ivan SAINSAULIEU131 et qui développe la forme identitaire communautaire. Car la mission de soin lie fortement les uns aux autres même si des environnements divers peuvent fragmenter parfois ce sentiment d’appartenance.

« La communauté hospitalière apparait à la fois comme un mythe et une réalité (…) Si au jour le jour des personnels de santé variés partagent un fort sentiment d’appartenance, ce n’est pas du simple fait de la mission publique du service de santé. Au contraire, chacun s’attache plus ou moins à cette mission selon son degré d’investissement collectif.132 »

Si Leila a développé un fort sentiment d’appartenance à la communauté hospitalière de par ses études et la découverte de son métier, alors il lui sera d’autant plus insupportable de rester travailler dans des conditions qui ne reconnaissent ni sa personne ni ses compétences.

A la question « envisagez-vous de retourner dans votre pays ? », elle répond :

« Ah mais jamais, mon mari m’a posé la même question, jamais. La première fois que je suis arrivée ici, c’est le fait de me lever le matin, de pas réfléchir à comment je dois m’habiller, d’être une femme parce que je suis une femme, de sortir sans qu’on me siffle dans la rue, quand je marche, je ne regarde personne, personne ne me regarde, je prends le métro aisément, les moyens de transport, les gens ici je

128 DUBAR C., (2010)« La crise des identités », L’interprétation d’une mutation, Collection Le lien social, PUF,

4ème édition, , p1-6

129 Ibid., p2 130 Ibid., p4 131

SAINSAULIEU I., « Les appartenances collectives à l’hôpital », [en ligne] www.sciencedirect.com, Sociologie

du travail 48 (2006) 72 87 http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/ consulté le 30 octobre 2013

crois ont toujours connu ça, ils ne se rendent pas compte mais moi pour avoir connu l’Algérie, les conditions, je sais la valeur de ces choses-là, les transports à volonté, ça je n’ai jamais connu ; si je ratais le fameux bus, il fallait que je prenne le taxi. Donc de ce là, le bien-être moral en tant que femme je l’ai acquis (…) » (Leila, entretien Temps 1, P31-L27)

7.2 Des femmes seules initiatrices de leur migration et d’autres en couple

Dans le document Médecins là-bas, infirmier-ère-s ici (Page 62-66)