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Couple, famille et reprise d’études ; une mise à l’épreuve pour Fathia et Leila

Dans le document Médecins là-bas, infirmier-ère-s ici (Page 73-76)

7.5.1 Un projet professionnel de l’un-e peut-il être un projet de couple ?

Fathia attend un enfant lors de son stage d’observation à l’hôpital quelques mois après son arrivée en France en 2005; cette grossesse va interrompre le stage. Elle accouche de sa fille et le couple s’installe. Quand sa fille a six mois, elle tente une première fois le concours pour reprendre les études médicales, elle échoue. Elle travaille alors comme aide-soignante, elle a un deuxième enfant en 2007 et se marie en 2008. Elle a un troisième enfant en 2010. Dans l’optique du projet médical et en vue d’obtenir une place à la crèche pour son dernier enfant, elle tente à nouveau le concours mais en choisissant l’orientation de sage-femme car le parcours de formation est plus court. Elle échoue et décide alors de renoncer à ce projet et de s’orienter vers la profession infirmière. Quand elle en parle, il ressort qu’elle est en charge des tâches domestiques à la maison ; c’est une répartition traditionnelle et genrée qui assigne la charge de l’entretien de la maison et du soin des enfants à la femme. Et la reprise d’études apporte une contrainte supplémentaire dans l’organisation et la gestion de ces taches. Parmi celles-ci, celles du respect des horaires scolaires en début et en fin de journée et la moindre disponibilité le soir vis-à-vis des enfants. Face à l’idée que Fathia se fait de son rôle de mère, elle culpabilise de sa moindre disponibilité. Nous sommes là face à une construction sociale des rapports sociaux de sexe, de genre avec une assignation binaire et hiérarchisée des rôles, activités, et dispositions de la féminité et de la masculinité.

Là où se situe la mise à l’épreuve du couple c’est dans la non adhésion du conjoint au projet de reprise d’études. Il faut noter que la temporalité de la reprise d’études est sur un temps long (5 ans) et que cela impacte sur les capacités de chacun de se situer et de se projeter ainsi. Le mari de Fathia était infirmier en Algérie, il est aide-soignant en maison de retraite en France et travaille la nuit. Travailler en maison de retraite confère peu de prestige social comparé à un autre type d’exercice professionnel. De plus, le travail de nuit est déjà porteur en lui de contraintes importantes comme celles de lutter contre la baisse de vigilance et de se trouver décalé-e avec la réalité du jour. En même temps, la nuit au sens propre et au sens figuré, invisibilise l’activité qui s’y déroule aux yeux des travailleur-e-s du jour.

Par ailleurs, dans la hiérarchie sociale des professions de santé, le couple occupe celle d’aide- soignant-e, la position la plus basse. Pour eux deux, cela ne correspond pas à leurs qualifications mais le déclassement social est moindre pour le conjoint que pour la conjointe. Dans cette aspiration à se rapprocher de son diplôme d’origine, Fathia induit peut-être une forme de résistance de son conjoint à ce projet qui va faire émerger un fossé entre des positions sociales dans un même milieu professionnel. La perte pour l’homme, dans un schéma hétérosexuel de domination masculine, d’une perte de son pouvoir lié à la position sociale peut faire naitre chez celui-ci une certaine déstabilisation. Dans ce couple, la migration a par ailleurs produit chez chacun-e un phénomène de déclassement social dans un environnement professionnel commun ; ce qui croisé avec les rapports sociaux de sexe, de genre de l’hétérosexualité normative constitue une matrice complexe de positions sociales, intimes, professionnelles.

[1]« Après que j’ai eu ma deuxième fille M. en 2010, comme j’étais prise pendant cette période, j’ai dit je vais tenter le PACES, au moins j’aurai une place à la crèche, car j’ai fait des demandes pour les crèches et c’était saturé. En 2012, ils m’ont parlé de la crèche universitaire à P. J’ai fait ma demande de réinscription à l’université. La directrice, très gentille, m’a dit « si vous êtes inscrite à l’université, je ferai quelque chose ». Alors je me suis inscrite en 2012 pour reprendre les études pas de médecine mais pour faire sage-femme. J’ai fait la 1ère année 2012-2013 de PACES. En tant que médecin étranger on devait passer par le PACES et après on a des dispenses ; par contre pour être sage-femme il fallait faire 5 ans, faire la 1ère année et les 4 ans en plus. Pour médecine, on avait des dispenses de scolarité pour passer en 4ème ou 5ème année, on devait faire au moins 6 ans. Alors j’ai dit « je vais faire sage-femme ». Mais c’était très dur, très dur. J’ai fait ma 1ère année, j’avais ma fille qui était à la crèche universitaire. Alors je déposais ma fille, j’allais en cours, j’ai changé les horaires avec une autre étudiante parce que le matin je dois m’occuper des enfants, les déposer à l’école, je ne pouvais pas assurer la présence pendant les cours à 8 h du matin. Alors j’ai changé, le matin des fois j’avais les TD, je voyais avec mon mari pour qu’il s’en occupe, d’autre fois je n’avais rien le matin, c’était moi qui déposais les enfants à l’école. Je préparais à manger et venais en cours de 14h à 17h et je loupais le cours de 17h à 18h parce qu’il fallait que je récupère les enfants à l’école. Pendant cette période, c’était un peu compliqué dans le couple aussi, parce que pour lui reprendre des études avec trois enfants, ce n’était pas facile. On en a parlé mais en route il n’a pas accepté. (…) [2]Aide-soignant dans une maison de retraite, il travaille de nuit. Alors pour lui si tu veux reprendre des études, rien ne change à la maison, c’est toi qui t’occupes des enfants et c’était compliqué de sortir du cours, de récupérer les enfants. Je rentrais fatiguée, je devais préparer à manger alors que j’avais des cours à apprendre. Et comme on a eu cet accrochage, j’ai loupé 15 jours de cours parce que j’ai dit « si tu n’es pas prêt, si tu ne le veux pas, parce qu’il faut qu’on soit d’accord, ce n’est pas maintenant dans les prochains jours que je vais avoir le diplôme c’est dans 5 ans, il faut que tu acceptes que je reprenne les études pendant 5 ans, c’est la 1ère année que tu me fais ça, c’est bon, j’arrête maintenant plutôt que je sois en 3ème ou 4ème année ». Des fois il disait » d’accord, c’est bon tu peux le faire » mais des fois je ne pouvais pas compter sur lui. Un jour il me dit « non je ne vais pas récupérer les enfants, tu y vas ». Silence. Il fallait que je loupe le cours, je sors à 17h récupère les enfants à l’école, il fallait que je rentre ; et mes enfants sont scolarisés au B., ils avaient un trajet long de rentrée et à la maison aussi pour avoir la tête nette, pour apprendre entre les cours et tout il me fallait du calme. Moi quand je faisais mes études de médecine, je m’enfermais, des fois pour manger, il y avait ma mère qui frappait à la porte « c’est l’heure de manger ». Ici, des fois je me posais des questions « je prive les enfants de leur mère, je ne pense qu’à mes études alors que j’ai des enfants en bas âge ». Des fois ma fille frappait à la porte « maman je veux dormir » parce que j’étais dans sa chambre en train d’apprendre le cours. Et je posais des questions c’était une année très difficile. (…), [3]j’avais cours tous les jours de 14h normalement jusqu’à 18h, moi je finissais à 17h, le matin des fois j’avais des TD, j’avais cours tous les jours, je n’avais pas le choix. Ce n’est pas qu’il est contre que je reprenne les études mais lui va devoir assumer davantage si je reprends des études, il faudra qu’il s’occupe de la maison, des enfants

alors qu’il n’a pas été élevé en Algérie pour ces tâches-là. C’est toujours sa mère qui préparait à manger, c’est toujours sa mère ; il n’a jamais pris le seau pour passer la serpillère, il n’a pas fait la vaisselle, sa mère « ah bon mon fils fait la vaisselle ? », alors que la société évolue, le jour où j’ai dit « là on va discuter , qu’est-ce que tu veux, si j’ai repris les études, ce n’est pas seulement pour moi, c’est pour la famille, c’est plus valorisant à long terme, je pourrai exercer un meilleur métier ». Il me disait « oui c’est bien mais », il y avait toujours « mais, mais ». Il était d’accord mais. C’est pour ça, je dis là

‘ j’arrête ‘(…)». (Fathia, entretien Temps 1, P63-L35[1],

P64- L16[2] et P72-L20[3]).

7.5.2 La reprise d’études pour chacun-e au sein du couple

Leila est arrivée seule en France en 2011, a été quelques mois chez sa sœur, temps pendant lequel elle a travaillé en tant qu’aide-soignante ; mais la cohabitation s’est mal passée et elle est partie s’installer chez elle. Son mari l’a rejointe plus tard avec le pécule de la vente de sa société. Célibataire, elle organisait son travail comme elle le voulait ; son mari avait son entreprise en Algérie, c’était une bonne situation professionnelle. Il a en outre aidé financièrement Leila durant ses études médicales en Algérie avant leur mariage. Leila lui a été reconnaissante de cette aide. Venir en France a constitué un enjeu professionnel de taille pour lui. Entre sa femme qui poursuit la reconnaissance de son diplôme de médecin et lui qui ne peut retrouver l’équivalent socioprofessionnel en France, la nécessité pour lui de faire une formation professionnelle s’est fait jour. Tous les deux sont dans la dynamique de reprise d’études mais pour autant la répartition des tâches domestiques et administratives incombent à Leila. Et comme elle culpabilise d’avoir, par la venue de son mari, contribué à déstabiliser l’intégration professionnelle de ce dernier, elle n’ose pas négocier les activités domestiques et administratives et se retrouve sous pression à vouloir concilier le travail, la maison, la formation. Est-ce une manière pour elle de lui rendre symboliquement la dette contractée durant ses études ? Son mari ne se positionne pas dans cet ensemble, il s’occupe uniquement de sa formation. Quels enjeux se jouent dans ces stratégies qui croisent migrations, formations professionnelles et don/contre- don dans le couple ?

Dans un premier, Leila évoque sa reprise de la première année d’études scientifiques (PACES) en vue du projet médical.

[1]« (…) Ce n’était pas possible, il fallait travailler, il fallait payer son loyer et les charges. Là j’étais bien, du coup j’ai tenté la 1ère fois la PACES, j’avais le chômage alors on n’avait pas de souci plus la rente de l’entreprise de mon mari convertie en euros, c’est considérable en dinars, convertie en euros ça fait dix mille euros quand même donc ça aide pour tout ce qui est alimentaire, à côté on fait avec ça. Mais voilà parce que je gère aussi, truc que j’ai appris ici. Parce qu’avant je n’avais pas à faire ça, ici je dois faire face à tout ce qui est la CAF, « qu’est qu’ils ont tout le temps à me demander les papiers ? », surtout les 1ers temps parce qu’il fallait vraiment, pendant une année je ne comprenais pas, ils aiment les papiers comme en Algérie ! Donc la CAF, la sécu, gérer tout ça, gérer la maison quand des fois je travaille ça m’est arrivée de travailler 72 heures d’affilée, de travailler 7 jours d’affilée surtout quand il n’y avait pas mon mari, j’arrivais, je ne savais même pas, oh des fois je m’affalais sur le canapé, je ne savais même pas où, ça m’arrivait même de me doucher au travail , je n’avais même pas le temps de me doucher chez moi, pendant ma pause, j’étais claquée. Et là cette année c’est le même truc en fait, je travaille , je vais au cours, je m’occupe de la paperasse, mon mari comme il va à L., en plus depuis ici c’est un peu loin et des fois il rentre très tard, ils finissent à 19h, du coup il arrive à 8h du soir, je ne m’acharne pas dessus. Cette année je me suis dit « je vais lui laisser le champ libre », c’est vrai que c’est dur comme études, je m’en suis rendue compte de suite, donc je le laisse et je suis un peu dépassée ! (…)[2] Mon mari, je ne lui en veux pas beaucoup parce que je me sens coupable de l’avoir déraciné, de

son travail , de lui imposer de refaire des études, donc je ne lui impose pas beaucoup de choses donc je suis obligée de gérer la maison, la paperasse, la sécu , la CAF, de travailler, d’aller à mes cours, de faire le ménage chez moi(…)»(Leila, entretien Temps 1, P35-L26[1] et P31-L2[2].

Dans le document Médecins là-bas, infirmier-ère-s ici (Page 73-76)