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Une analyse croisée genre, « race » et classe

Dans le document Médecins là-bas, infirmier-ère-s ici (Page 41-46)

5.2 Quand l’intégration professionnelle passe par la pratique aide soignante : une analyse

5.2.2 Une analyse croisée genre, « race » et classe

L’intrication de plusieurs niveaux de domination ne s’entend pas au sens d’un cumul des désavantages et discriminations. Elle fait plutôt apparaitre une complexité, un enchevêtrement qui nécessite de préciser les positions de chacun dans le contexte qui les a produit afin de saisir l’hétérogénéité des statuts, des distributions de pouvoir et de domination à l’intérieur même des catégories discriminées93. La théorie de l’intersectionnalité est née aux Etats Unis au début des années 80, suite aux mouvements sociaux du Black feminism et à l’évolution juridique anti discrimination américaine. C’est une théorie des dominations croisées que subissent de façon complexe des personnes dans un contexte sociopolitique donné. Et les représentations traditionnelles françaises de la domination au regard du prisme de l’analyse féminine marxiste par exemple, se trouvent confrontées à des formes insoupçonnées de domination dans la société américaine et révélées par ce type d’analyse.

« Les théories de l’intersectionnalité prétendent rompre (…) en déplaçant le regard vers des configurations de pouvoir dans lesquelles les propriétés sociales des individus jouent de façon plus complexe, permettant notamment des compensations inattendues94 ».

Le terme de « race » n’est pas pertinent dans le sens biologique du terme mais s’entend au sens d’une construction sociale visant à faire apparaitre les rapports de dominations complexes dans une matrice plurielle joignant « race », genre et classe.

92 Ibid., Article annexe1 93

JAUNAIT A. et CHAUVIN S., « Représenter l’intersection », Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales, revue française de science politique, 2012/1 Vol.62, p.5-20.

Nous commencerons par évoquer l’analyse qui croise l’interaction position sociale de médecin et pratique aide-soignante à l’aide des notions et concepts de care et de « sale boulot ». Nous poursuivrons avec l’analyse qui croise care et genre. Enfin nous aborderons l’analyse qui croise la position qualifiée du médecin, l’expérience de la migration et la « race ».

5.2.2.1 De médecin à aide-soignant-e ou l’expérience du déclassement social Le travail aide-soignant est caractérisé par une position, celle de dominée sur l’échelle sociale des professions de santé entre l’infirmier-ère et le médecin tout en côtoyant en permanence ces autres figures d’autorité. C’est ce que reprend Anne-Marie ARBORIO95 en évoquant la position ambivalente des aides-soignant-e-s. :

«Loin d’effacer le statut dominé des moins qualifiés des personnels de soin que sont les aides-soignantes, les interactions entre catégories opposées de personnels, liées au partage d’un même matériau, mettent en scène régulièrement leurs positions différenciées.(…)Travailler aux côtés de professionnels, c’est, pour les professions dominées comme les aides-soignantes, s’exposer à se voir renvoyer en permanence sa propre image en négatif, et assumer au quotidien sa subordination inscrite dans la hiérarchie »

Nous pouvons penser que les médecins non européens dans cette même situation éprouvent d’autant plus cette ambivalence qu’ils côtoient quotidiennement les médecins, figures qui les renvoient immédiatement à leur position de professionnels déqualifié-e-s et déclassé-e-s. Nous avons choisi le concept de déclassement social pour rendre compte du vécu de ces interactions.

Le déclassement, au sens où l’entend Camille PEUGNY96, traduit le « décalage entre la formation et la mobilité sociale97 » et le malaise existentiel qui s’ensuit pour les personnes qui subissent ce déclassement. Cela concerne les personnes qui sont issus de milieux sociaux favorisés, qui ont un niveau scolaire et une qualification professionnelle qui leur laissent espérer une position sociale en adéquation avec leur diplôme. Et le déclassement survient, dans un contexte économique de chômage massif et de crises financières, quand l’adéquation ne se produit pas et que la personne subit une mobilité descendante alors que tout la destinait à une mobilité ascendante. Cela est d’autant plus percutant que l’accès massif à un niveau d’éducation diminue les inégalités de naissance alors que l’obtention d’un métier sera davantage dépendante du contexte économique que du niveau de diplôme. Et l’expérience vécue sera douloureuse pour la personne qui vit le déclassement, ce sera une expérience teintée de déception. Et c’est ce qui rendra la « parole difficile »98 dans une société qui célèbre la performance individuelle et met l’accent sur la responsabilité de chacun à se forger un avenir fidèle à ses aspirations. Comment faire avec une situation qui me révolte intérieurement ? Comment dire ce qui me fait mal intimement ? Comment maintenir ou restaurer ma dignité ? Il s’agira alors de « faire bonne figure » ce qui « amène nombre de

95 ARBORIO A-M., « Quand le « sale boulot » fait le métier : les aides-soignantes dans le monde professionnel

de l’hôpital » Op.cit. p104-106

96

PEUGNY C., (2009) « Le déclassement », Ondes vécus, Edition Grasset,

97 Ibid., page de couverture 98 Ibid. p80

déclassés à investir dans le discours un « espace de négociation » dans lequel il s’agit de redéfinir les concepts de réussite professionnelle d’une part et de réussite sociale d’autre part99».

Le travail aide-soignant expose les médecins non européens à deux effets produits par ce type de travail et les interactions : le déclassement social comme nous venons de le voir et la nature particulière de ce travail. C’est essentiellement ce qu’Anne-Marie ARBORIO nomme le « sale boulot » ; même s’il l’on voit poindre à l’orée de l’évolution du métier aide-soignant davantage d’actes réglementés dans le référentiel de formation aide-soignante qui sont « empruntés » à des actes et activités infirmiers liés aux prescriptions médicales (distribution de médicaments en milieu de vie, pose de bas de contention préventifs) ; apparait aussi l’accent mis sur la surveillance de la personne soignée qui semblerait orienter davantage la fonction aide-soignante vers une posture professionnelle surplombant la personne soignée, davantage verticale qu’horizontale. L’analyse que fait Everett C.HUGUES100 du milieu médical montre les frontières sans cesse changeantes des définitions de « qui fait quoi » en fonction de l’évolution des techniques biomédicales.

« Dans le monde médical, deux tendances contraires sont simultanément à l’œuvre. Au fur et à mesure que la technologie médicale change et progresse, certaines tâches spécifiques se trouvent déléguées par le médecin à l’infirmière, c'est-à-dire déclassées. L’infirmière délègue à son tour certaines tâches à la femme de service.101 »

L’autre aspect du métier d’aide-soignant-e est en rapport avec les fonctions d’entretien et de continuité de la vie. Ces dernières situent l’aide-soignant-e dans une proximité de la personne et de son corps avec des aspects qui relèvent à la fois du « sale boulot » tel que le développe Anne-Marie ARBORIO et du travail du care que nous expliciterons en suivant.

Le « sale boulot » recoupe deux acceptions, l’une est liée à tout travail et recouvre « une corvée n’exigeant aucune qualification : elle doit être accomplie (…)102 .» L’autre est en rapport avec l’intrusion dans ce qui habituellement est caché et invisible : les soins du corps et la pudeur à l’évoquer

« Ces taches mettent en contact avec les déjections du corps, les amènent à enfreindre les règles de pudeur qui ont cours hors de l’hôpital ; elles ne tiennent sans doute pas à répéter, même oralement, à l’occasion de l’entretien, ce viol de l’intimité des malades. Il semble donc nécessaire de prendre en compte l’existence de tâches socialement dévalorisées, « universellement » reconnues comme dégradantes, laissées aux catégories les plus basses103. »

5.2.2.2 Care et mobilité de genre

L’autre aspect du travail aide-soignant est de relever du travail du care. Le care se conçoit dans un rapport à la vie où la vulnérabilité est consubstantielle à l’existence depuis la naissance jusqu’à la mort ; le care concerne tout un chacun et, notamment de façon moins visible et donc ignorée de la scène publique, les personnes autonomes mais dont l’autonomie

99

Ibid p82

100 HUGUES E.C., (1996) « Le regard sociologique », Essais choisis, Editions de l’EHESS, , 101 Ibid., p65

102

Ibid., p71-72

103 ARBORIO A-M., « Quand le « sale boulot » fait le métier : les aides soignantes dans le monde professionnel

se construit au dépens de quelqu’un qui assure des fonctions d’entretien ou de maintien domestique. Le care désigne à la fois l’activité de prendre soin de quelqu’un dans une relation intersubjective où chacun est reconnu comme sujet et les personnes produisant cette activité. Sur le plan politique les personnes engagées dans le travail du care ne sont pas reconnues et sont plutôt disqualifiées. Le care recouvre un domaine d’activités invisibles et peu valorisées dans une société néolibérale prônant un individu rationnel, performant et autonome. Il recouvre la sphère des tâches domestiques, le soin aux jeunes enfants et aux personnes âgées ; traditionnellement c’est une zone attribuée aux femmes, aux stéréotypes assignées à la féminité. Ce qui est de l’ordre du privé, de l’aide à autrui, du relationnel empathique sont du côté du féminin. Ce qui est de l’ordre du public, de la raison (opposée aux sentiments), de l’action sont du côté du masculin. C’est ainsi qu’une philosophe, Fabienne BRUGERE, a pu écrire un ouvrage dont le titre « Le sexe de la sollicitude104 » offre une déconstruction de ces stéréotypes care et femme et une ouverture à une conception partagée par tous et toutes de ce souci de l’autre. La figure du médecin est du côté de l’autorité, du pouvoir. Ce pouvoir se décline dans le fait de prescrire, de décider d’une thérapeutique (sa poursuite ou sa fin) ou d’un examen, de nommer la maladie, de posséder un savoir expert. Ce sont les attributs traditionnels de la masculinité. La féminisation du corps médical et la reconnaissance du savoir profane issu des associations de lutte notamment contre le sida ont écorné cette position de pouvoir. Mais la médicalisation de l’existence et le développement des technologies biomédicales continuent à alimenter cette posture de domination souvent associée au masculin.

Les aides soignant-e-s, pourvoyeur-e-s de care dans la proximité des soins du corps se situent davantage du côté de la féminité construite socialement que du côté de la masculinité incarnée dans le milieu de la santé par le médecin.

Les médecins sont du côté du cure c'est-à-dire du traitement de la maladie. Ils/elles s’occupent de l’organe malade à traiter. Le travail aide-soignant les rapproche de la personne soignée « de sa maladie » et non plus seulement « objet de la maladie ». Ils/elles passent ainsi du cure au care. Les médecins opèrent un déplacement symbolique qui les place en situation de dévalorisation et d’invisibilisation propres aux travailleur-e-s du care. Nous retrouvons le processus de disqualification sociale. Mais comme les pourvoyeur-e-s du care sont plutôt assimilé-e-s à la population féminine et donc à une dévalorisation liée au genre, de même nous pouvons penser que les médecins hommes y sont exposés. Nous assistons-là à une mobilité de genre descendante pour ces hommes. Parler de mobilité de genre c’est faire appel à une conception dynamique des rapports sociaux de sexe initiée par deux auteures féministes dans les années 80105, Anne-Marie DEVREUX et Anne-Marie DAUNE-RICHARD. Elles reprennent le concept de mobilité sociale pour l’élargir à d’autres aspects des rapports sociaux.

« Faire fonctionner un outil « mobilité » qui analyse les processus de catégorisation issus d’un rapport social suppose donc non seulement de ne pas s’enfermer dans un des champs du social mais- et c’est un

104

BRUGERE F(2008 )., « le sexe de la sollicitude », Collection non conforme, Seuil.

105 DEVREUX A-M. et DAUNE-RICHARD A-M. citées par WELZER-LANG D. (2004),in « Les hommes aussi

corollaire quasi obligé- de ne pas s’enfermer des catégories descriptives et donc mesurables, des catégories taxinomiques ».

En ce qui concerne care et femmes dans la migration, l’essor du salariat féminin occidental, le développement des échanges et de la mondialisation ont entrainé une marchandisation du secteur du care.

« Le travail sur la vulnérabilité peut être partiellement autonomisé dans un système d’échanges et de valeurs. IL devient alors « service » ou produit marchandisé comme c’est le cas pour le travail des femmes migrantes qui constituent la moitié de la population des migrations transnationales.106 »

Ce sont les femmes possédant peu de capital social, professionnel et économique qui sont entrainées dans cette dynamique du care transnational.

« Selon les pays d’origine, les communautés d’origine orientent les femmes les moins qualifiées, les plus démunies sur des filières où elles feront l’objet d’une véritable marchandisation. Classe, genre et ethnicité se croisent sur des modes différenciés pour laisser aussi apparaitre ces catégories de migrantes contraintes au « sale boulot », au travail disqualifié voire aux métiers du sexe 107».

Notre groupe est constitué de cinq femmes et deux hommes. Nous pouvons faire l’hypothèse que les femmes et les hommes exprimeront des manières différentes de vivre ce travail du care.

5.2.2.3 Médecin migrant et « race »

Du point de vue de la classe, les médecins appartiennent plutôt à la classe aisée. Sur le plan historique, dans l’histoire collective du pays d’origine du groupe de médecins de notre étude, plusieurs formes de domination ont existé que ce soit l’esclavage, la colonisation ou de manière plus modérée le protectorat. Les médecins originaires de ces pays ont appris la langue française comme une deuxième langue. Lors de leurs études médicales, la langue française est devenue prioritaire dans la formation médicale. Arrivés en France, ces médecins ne peuvent faire reconnaitre directement leurs qualifications supérieures acquises dans la langue du pays d’accueil. Ils/elles ne font plus partie alors de la classe aisée dans le pays d’immigration sur le plan du prestige et de la reconnaissance économique. Cet état de fait dans ce mouvement de migration est porteur de violence institutionnelle qui mêle « race » et classe. Ces personnes, originaires d’Afrique, du Maghreb et d’Asie, peuvent subir des discriminations liées à leur apparence- la couleur de la peau- ou à l’insécurité linguistique dans laquelle ils/elles se trouvent. L’insécurité linguistique, terme qu’emploie Laurence ROULLEUA-BERGER,108 peut s’évoquer dans une maitrise partielle de la langue, des tournures de phrases, des accents, des hésitations, des conjugaisons non conformes aux règles grammaticales françaises qui vont constituer en sus de l’apparence des stigmates de celui/celle considéré-e comme étranger-ère à son groupe d’appartenance. Par stigmate, nous entendons le concept de Erving GOFFMAN qui sert « (…) [donc] à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en

106 ERHENREICH B.et HOCHSCHILD A.R., eds (2003) Global Woman, Nannies, Miads and Sex Workersin the New

Economy, New York : Henry Holt and Company cité par PAPERMAN P., “Ethique du care: un changement de regard sur la vulnérabilité”, Gérontologie et Société, n°133, juin 2010, p60

107 ROULLEAU-BERGER L., (2010)« Migrer au féminin », Collection La nature humaine, PUF, , p28 108 Ibid., p87-88

réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler.109 » En effet certains accents ou façons hésitantes de parler ne seront pas porteurs du même discrédit. C’est quand on inscrit ce regard porté par un groupe de personnes sur un autre groupe de personnes dans l’histoire sociopolitique qui les lie que nous comprenons les catégories de désignation de l’autre comme étant celui/celle qui endosse un ensemble de rejets, discriminations, racisme.

Les médecins, qui constituent notre étude, ont le projet de devenir infirmier-ère-s. Que peut-il signifier au regard du positionnement social de l’infirmier-ère, de l’évolution des programmes infirmiers et du marché de l’emploi aujourd’hui ?

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