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CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE

2.2 Le développement de la compréhension en lecture

2.3.5 L'évaluation de l'inférence

2.3.5.2 Le protocole verbal

L'intérêt pour cette forme d'évaluation n'est pas récent. En effet, depuis longtemps (voir, entre autres, la recension d'Ericsson et Simon, 1984), l'humain cherche à comprendre le fonc- tionnement de la pensée et à rendre visibles les processus mentaux. Selon Ericsson (2006), cet intérêt s’accentue vers 1900, alors que davantage de chercheurs se questionnent sur le compor- tement cognitif d'experts. Ils se demandent comment un joueur d'échecs peut devenir un maitre à ce jeu. Pourquoi cela ne semble pas accessible à tous? Qu'est-ce qui explique que l'un réussisse de manière exemplaire à ce que l'autre effectue normalement? Afin de répondre à ces questions, les chercheurs se servent du protocole verbal pour faire parler les experts et comprendre com- ment ils procèdent pour exceller dans leur tâche (Ericsson, 2006).

Sur le plan de l'apprentissage, le protocole verbal met en lumière des fonctions plus com- plexes reliées à l'usage du langage20, consacrant une étroite relation entre le langage et la pensée (Hilden et Pressley, 2011; Klingner, Vaughn et Boardman, 2007; Reid et Stone, 1991; Vy- gotsky, 1997). Pour plusieurs chercheurs, le langage ne se limite pas à un simple véhicule de la pensée, mais à un agent de production d'une signification, ce qui s'inscrit dans les travaux de Vygotsky. Ce dernier explique que le langage modifie la pensée selon trois étapes. Première- ment, le processus de verbalisation (le simple fait de le dire) transforme la pensée initiale. Deu- xièmement, parce que verbalisée, cette pensée devient manipulable et transformable, entre

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autres, par les réactions qu'elle provoque chez les autres individus. Finalement, l'auteur de la pensée initiale se retrouve avec une nouvelle pensée qu'il verbalise ou pas. S'il la verbalise, le processus en trois étapes recommence (Vygotsky, 1997). Toujours selon Vygotsky, la pensée transmise par le langage devient accessible à d'autres individus et les interactions avec ces indi- vidus modifient ou valident une pensée. Le langage ou la verbalisation, en plus de transmettre une pensée et de permettre une évaluation de cette pensée, agit comme un agent de recherche de signification. D'ailleurs, quelques chercheurs considèrent le protocole verbal comme étant lui-même une stratégie de compréhension : en disant à voix haute ce qu'il effectue pour saisir le sens de sa lecture, l'élève développe sa propre compréhension (Klingner et al., 2007; Laing et Kamhi, 2002).

D'un point de vue pédagogique, l'objectif d'un protocole verbal consiste à éclairer l'en- seignant sur la réussite ou l'erreur de son élève, alors que, pour ce dernier, le protocole verbal lui offre l'occasion de s'auto-informer de ses démarches afin d'en devenir conscient (Balas-Cha- nel, 2002). Selon Balas-Chanel (2002), « ce n'est pas parce que l'élève a agi qu'il sait comment il a agi » (p. 2). Le seuil de conscience requis est en quelque sorte brusqué durant une séance de protocole verbal, alors que l'on plonge le sujet dans une remémoration de gestes pour le guider de l'implicite à l'explicite (Balas-Chanel, 2002; Forget, 2013). Cette remémoration peut être faite quelques secondes après la tâche et jusqu'à plusieurs jours plus tard, selon la technique choisie (Forget, 2013). En effet, cette verbalisation peut se réaliser simultanément à la tâche de lecture, ce qui correspond au think aloud ou pensée à voix haute (Ericsson, 2006), après la tâche de lecture, soit le retrospective think aloud (Swain, 2006), à l'aide d'un stimulus (par exemple, un extrait vidéo), ce qui correspond au stimulated recall (Gass et Mackey, 2000), ou à partir d'un exercice ou d'une tâche réalisée ultérieurement, ce qui s'apparente à un entretien d'explicitation (Vermersch, 2004).

Bien que le protocole verbal représente actuellement une méthode de plus en plus recon- nue pour recueillir des informations sur les processus mentaux abstraits (dont l'inférence) (Gass et Mackey, 2000; Hilden et Pressley, 2011; Laing et Kamhi, 2002; Lynch et van den Broek, 2007), il importe de suivre quelques recommandations. Premièrement, il faut considérer les va- riations possibles lors de la passation d'un protocole verbal qui risquent d'en miner la valeur

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scientifique. Il convient donc de respecter autant que possible un protocole de passation. Deu- xièmement, les verbalisations doivent être codées afin de les rendre analysables et comparables; or, il existe peu de ressources théoriques afin de s'assurer d'une codification adéquate de ces informations (Hilden et Pressley, 2011). La prise en compte de précautions dans la manipulation de cette technique de collecte d'informations permet d'en augmenter la rigueur scientifique (Gass et Mackey, 2000; Hilden et Pressley, 2011). Essentiellement, il s'agit d'organiser le déroulement de la séance de protocole verbal afin de répéter les conditions de passation de la manière la plus fidèle possible avant, pendant et après la séance. Avant la séance, Gass et Mackey (2002) re- commandent d'effectuer une étude pilote. Cette étude permet à l'expérimentateur de s'entraîner afin de prévenir certaines difficultés qui pourraient être rencontrées lors des vraies séances et de s'assurer d'une stabilité dans la logistique de l'application du protocole verbal. Ensuite, elles conseillent de se créer une grille dans le but de faciliter la codification des verbalisations. Cette grille peut évidemment être modifiée après les séances en fonction de certaines verbalisations imprévues. Durant la séance, l'expérimentateur dispose d'un texte de consignes qu'il mentionne au début de chaque séance. Ensuite, il adopte un ton et une attitude neutres afin de ne pas en- courager ou questionner l'élève. Il prend soin de tout enregistrer et de se donner des points de repère, comme le numéro des questions. Après la séance, il est recommandé de transcrire rapi- dement les données recueillies, de les classer dans une grille selon ce qui a été établi avant la séance et d'y apporter au besoin les correctifs nécessaires. Ensuite, il faut confronter cette clas- sification avec des juges indépendants à la recherche afin de s'assurer autant que possible de l'univocité du classement des verbalisations.

Dans le respect de ces conseils, les verbalisations obtenues durant la lecture ou après représentent de plus en plus une source riche en informations sur des processus difficiles à dé- tecter par d'autres mesures, comme c'est le cas pour l'inférence (Hilden et Pressley, 2011). Bien que le protocole verbal comme mesure de cueillette de données existe dans la littérature scien- tifique auprès d'une clientèle adulte depuis plusieurs années, ce n'est que depuis tout récemment qu'il est utilisé pour déceler la formulation d'une inférence chez des élèves du primaire (Bianco

et al., 2013; Lynch et van den Broek, 2007). Par exemple, Lynch et van der Broek (2007) disent

être les premiers à expérimenter un protocole verbal auprès d'élèves âgés de six ans. Ils con- cluent leur étude en soulignant la faisabilité d'utiliser un protocole verbal avec des élèves aussi

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jeunes. Liang et Khami (2002) le font aussi auprès d'élèves de huit ans, en obtenant le même succès. Bianco et ses collaborateurs (2013) mentionnent qu'il y a très peu de recherches qui investissent le domaine de l'auto-explication21 auprès d'élèves de huit à onze ans. Ces trois exemples de recherches utilisent la pensée à voix haute, soit en lisant des textes aux jeunes élèves de six ans pour qu'ils verbalisent ensuite ce que l'expérimentateur leur demande (voir Lynch et Van der Broek, 2007), soit en les laissant lire un texte par eux-mêmes, texte dans lequel ils insèrent des pictogrammes à des endroits précis indiquant qu'il faut arrêter la lecture et dire ce que l'on a compris (voir Bianco et al., 2013). Il existe aussi une autre formule qui consiste à faire verbaliser l'élève à partir d'une tâche précise, tâche qui a été effectuée dans le passé et que l'élève doit se remémorer. Il s'agit de l'entretien d'explicitation.