• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Cadre méthodologique

1. Le Process Tracing

Selon Mahoney (2010), le Process Tracing est l’outil de l’inférence causale qui vient d’abord à l’esprit quand on pense à la méthodologie qualitative en sciences politiques (Mahoney, 2010, p. 123). Comme l’affirment Bennett et Checkel (2015), le terme « Process Tracing » est né dans le domaine de la psychologie cognitive aux États-Unis à la fin des années 1960 ou au début des années 1970. Comme utilisé dans la psychologie, le Process Tracing se réfère à des techniques pour examiner les étapes intermédiaires dans les processus cognitifs mentaux afin de mieux comprendre les heuristiques par lesquelles les humains prennent des décisions. En 1979, le politologue de l’Université de Stanford, Alexander L. George, s’est approprié le terme de Process Tracing pour décrire l’utilisation des preuves dans des études de cas pour faire des inférences sur les explications historiques (Bennett & Checkel, 2015, p. 5).

Fondamentalement, il existe trois modes opératoires de validation des hypothèses lorsqu’on utilise le Process Tracing. Nous avons l’approche bayésienne (Van Evera, 1997 : 31-32, voir aussi Bennett, 2010, Collier, 2011), la théorie des ensembles et le graphique acyclique dirigé

(Bennett & Checkel, 2015, 16; voir aussi Bennett et Elman, 2007, Bennett, 2010, Checkel, 2008 et Checkel, 2013, chapitre 1).

Proposée par Waldner (2015), l’approche dite du graphe acyclique dirigé nécessite un graphe causal complet, un ensemble complet d’inférences descriptives de paramètres historiques particuliers au graphe, et un ensemble complet d’inférences sur les mécanismes causaux qui génèrent des réalisations du graphe causal (Waldner, 2015, 128). Il argumente que cette technique, qu’il désigne par « la méthode de complétude » ou « la méthode d’exhaustivité », ajoute un contenu important aux concepts de processus et de traçage.

À l’évidence, l’élément fondamental de la méthode de complétude est le graphe causal. Un graphe causal, comme dans le schéma ci-dessous, est une représentation ou un modèle d’une chaîne de relations de cause à effet, commençant par une variable indépendante X, passant par des variables intermédiaires ou médiateurs, M1, M2, et finissant avec son nœud terminal

Y, représentant la variable dépendante.

Figure 4 : Graphe causal

X M1 M2 Y

Source : Waldner, 2015, p. 131

Les nœuds ou sommets du graphe représentent des variables aléatoires. Pour plus de simplicité, nous pouvons traiter ces variables aléatoires comme des variables binaires qui sont vraies ou fausses. Les arêtes dirigées, ou flèches, se réfèrent aux relations de dépendance conditionnelle. Les flèches représentent donc des mécanismes causaux. Les mécanismes ne doivent pas être confondus avec des variables ou des médiateurs intermédiaires; M1 et M2

sont des variables aléatoires situées de manière contingente dans des nœuds non-initiaux et non-terminaux; il n’y a pas de mécanismes (Waldner, 2015, 131).

Les graphes causaux sont composés de variables aléatoires, pas d’événements. Ils sont conçus pour être estimés à l’aide de techniques statistiques et non de Process Tracing. Leur fonction dans la méthode de complétude est de représenter, aussi complètement que possible, l’ensemble des relations de cause à effet qui constituent le processus qui sera tracé par des

preuves internes au cas étudié (Waldner, 2015, 131, en italique). Cette fonction, à son tour, facilite l’évaluation de deux façons. Premièrement, cela nous permet de considérer les qualités du processus causal lui-même, en particulier si les nœuds du graphe causal sont collectivement suffisants pour générer le résultat. Deuxièmement, le graphe causal met en évidence l’emplacement des mécanismes causaux pertinents qui doivent être identifiés et confirmés. Ces deux domaines d’évaluation peuvent avoir lieu avant d’examiner les preuves internes qui constitueront le traçage du processus (Waldner, 2015, 131).

Ces deux fonctions du graphe causal se réfèrent à l’adéquation causale et à l’adéquation explicative, respectivement. Par adéquation causale, Waldner (2015) fait allusion à notre évaluation de la cohérence logique et de la suffisance d’un graphe causal. Nos considérations devraient inclure ce qui suit : Chaque nœud dans le graphe causal implique-t-il son successeur? Y a-t-il des nœuds manquants? L’ensemble de nœuds non-terminaux est-il suffisant pour atteindre le nœud final? Dans la mesure où nous répondons affirmativement à ces questions, nous pouvons avoir plus confiance que la confirmation empirique du graphe supporte l’inférence causale valide que X cause Y. L’adéquation explicative, d’autre part, se réfère à notre connaissance des mécanismes causaux pertinents reliant chaque nœud dans le graphe causal. Il est parfaitement possible et permis d’avoir confiance dans une relation causale qui suppose une intervention sans connaître les mécanismes causaux sous-jacents; en d’autres termes, l’inférence causale est distincte de l’explication causale et nous pouvons donc avoir une adéquation causale sans adéquation explicative (Waldner, 2015, 131-132). Enfin, de façon pratique, Waldner (2015) nous montre comment tracer le processus représenté par le graphe causal. Il dit que pour chaque réalisation du graphe causal dans une étude de cas particulière, le Process Tracing nécessite la spécification d’un ensemble d’événements correspondant à chaque nœud du graphe. L’ensemble complet de ces correspondances est appelé une carte d’historique des événements (event-history map). Le Process Tracing nécessite avant tout cette inférence descriptive de la carte d’historique des événements au graphe causal. Notez, par conséquent, que le suivi de processus commence par établir un certain degré d’équivalence analytique entre un ensemble d’événements et une variable aléatoire. En effet, on prétend que l’ensemble des événements est équivalent à une variable aléatoire réalisant une valeur particulière. Cette correspondance nécessite la

satisfaction du desiderata standard : validité de construction, validité de mesure et fiabilité de mesure. Il faut noter également que les cartes d’historique des événements ne peuvent être formellement représentées que par des travaux qui fournissent également un graphe causal. En outre, le Process Tracing implique de justifier l’affirmation selon laquelle chaque sous- ensemble d’événements génère le sous-ensemble d’événements suivants en vertu des mécanismes causaux contenus dans le graphe causal (Waldner, 2015, 132).

Dans la présente étude, nous postulons que le régime semi-présidentiel peut conduire soit au maintien du statu quo soit favoriser le passage du statu quo à une politique audacieuse telle qu’une intervention militaire dans un conflit civil. Ainsi, nos variables intermédiaires qui sont la flexibilité du leadership politique du Président de la République, la localisation des pouvoirs de contrôle de l’ordre du jour législatif et la portée des pouvoirs présidentiels sur l’ordre du jour législatif ne sont en réalité que les nœuds de notre graphe causal. Le résultat final dépend en grande partie du type de gouvernement qui est en place. Celui-ci est représenté par les flèches qui sont entre chaque variable.

Sur la question de l’ontologie, nous trouvons dans le débat actuel deux ontologies de mécanismes causaux. D'un côté, certains adoptent une conception déterministe des mécanismes causaux, alors que d'autres chercheurs soutiennent une compréhension probabiliste de la causalité (Bennett et Checkel 2015 pp. 10-11). Alors que le déterminisme implique qu'un mécanisme spécifique en opération produira toujours un résultat spécifique (Mahoney 2001, p. 580, Falleti et Lynch 2009, p. 1147), une perspective probabiliste soutient que parce que les mécanismes interagissent avec le contexte dans lequel ils opèrent, le processus ne peut être déterminé a priori en connaissant le type de mécanisme qui est à l'œuvre (Falleti et Lynch 2009 p. 1147). Cette différence entre les mécanismes de visualisation comme liens univoques entre X et Y ou comme « mécanismes génératifs », comme le dit Mayntz (2004, p. 245), a, comme l’expliquent Trampusch et Palier (2016), des implications importantes sur le déroulement du processus. De façon simplifier, il s’agit: pour comprendre ce qui lie X et Y ensemble, une analyse purement quantitative, bien qu'indispensable, ne suffit pas et une recherche qualitative est nécessaire. Cependant, cette recherche qualitative doit être informée par la théorie, soit pour savoir d'avance où chercher des mécanismes causaux, soit pour savoir quels mécanismes causaux tester empiriquement.

Comme le suggère Hall (2013), un mécanisme causal est une déclaration sur la façon dont les variables et les processus qui y sont liés provoquent un résultat spécifique, afin d'identifier un mécanisme causal par le biais du traçage des processus, nous avons besoin d'une théorie sur ce mécanisme. En d'autres termes, comme l'a démontré Kreuzer (2016), le chercheur parfait pour appliquer cette méthode est un chercheur « polyvalent » ayant une expérience dans le travail historique et théorique (Trampusch et Palier, 2016).

Quant au positionnement théorique, certaines contributions sont plus inductives, visant à construire la théorie (c'est-à-dire à découvrir et à spécifier des mécanismes causaux) tandis que d'autres sont plus déductives, visant à tester (et affiner) la théorie c’est-à-dire vérifier empiriquement des cas si les mécanismes causaux théoriquement élaborés sont en effet ceux qui expliquent comment X et Y sont connectés (voir aussi George et Bennett 2005). Trampusch et Palier (2016) considèrent cette différenciation entre les approches inductive et déductive comme importante pour deux raisons. Premièrement, il fait du Process Tracing la seule approche d'étude de cas capable de tester et de développer la théorie. En second lieu, il constitue un pont indispensable vers les approches quantitatives et est donc crucial pour la conception de la recherche multi-méthode, même si, certains émettent des réserves quant à la compatibilité du Process Tracing avec des approches multi-méthodes de causalité. Dans son article, Beach (2016) décrit les forces et les utilisations du Process Tracing dans des recherches plus déductives tandis que Falleti (2016) préconise son utilisation plus inductive. Falleti (2016) présente son propre point de vue sur la construction de la théorie de l'utilisation du Process Tracing et sur la façon dont il aide à découvrir les mécanismes causaux dans ce qu'elle appelle le « processus intensif » de traçage, une variante qui contribue à la théorie. La version de Kreuzer (2016) du Process Tracing de type bayésien tente d'intégrer les aspects de theory building et de theory testing. Il souligne l'importance de « revoir, évaluer et intégrer la connaissance préalable dans le processus d'inférence causale » (Trampusch & Palier, 2016). En somme, pour reprendre les termes de Bennett & Checkel (2015), le Process Tracing est une technique clé pour capturer les mécanismes causaux en action. Ce n'est pas simplement l'historiographie glorifiée, ni la logique des fréquences statistiques.

Pour notre part, il est évident que nous utilisons le Process Tracing pour tester la théorie cohabitationniste que nous avions proposée. À cet effet, nous sommes dans une dynamique

de l’approche déductive qui vise à tester et affiner notre théorie. L’ambition est de vérifier empiriquement à travers quatre cas si nos mécanismes causaux théoriquement élaborés sont en effet ceux qui expliquent comment le régime semi-présidentiel et les interventions militaires et les refus d’interventions militaires sont connectés.

L’une des ambitions de cette thèse est de proposer une théorie à moyenne portée (middle- range theory) capable d’expliquer le comportement de la France quant à la gestion qu’elle fait des conflits civils qui éclatent dans ses anciennes colonies en Afrique subsaharienne. À cet égard, d’un point de vue ontologique, nous sommes dans une perspective probabiliste qui suppose que les mécanismes causaux décrits interagissent avec le contexte dans lequel ils opèrent. Cette méthodologie ne nous permettra pas de généraliser les conclusions de notre étude hors du contexte étudié à l’étape actuelle.