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Chapitre 3 : Cadre méthodologique

3.2. La Côte d’Ivoire

Comme plusieurs autres colonies françaises en Afrique, la Côte d’Ivoire a accédé pacifiquement à l’indépendance le 7 août 1960 sous la gouverne de Felix Houphouët-Boigny qui est devenu le premier Président du nouvel État. Pour avoir été élu au Parlement français et avoir occupé plusieurs postes ministériels au sein du gouvernement français, Houphouët- Boigny était l’un des rares dirigeants africains postcoloniaux a possédé une expérience politique certaine. Sous sa présidence qui a duré jusqu’en 1993, date de sa mort, la Côte d’Ivoire est devenue l’une des plus grandes réussites de l’Afrique subsaharienne avec des taux de croissance annuels moyens de l’ordre de 7-8% tout au long des années 1960 et 1970 (Meehan, 2011). C’était la période du « miracle ivoirien » basée sur une gestion saine, un développement efficace des industries du café et du cacao et le maintien de liens commerciaux étroits avec la France en particulier. Pour soutenir cette même économie fondée sur l’exportation de ces matières premières, Houphouët-Boigny a développé la même politique migratoire que les Français. En effet, il a permis aux migrants d’accéder plus rapidement à la citoyenneté ivoirienne et faisait de cette formule sa devise : « la terre appartient à celui qui la travaille ». Cette politique a favorisé une forte migration vers le nord de la Côte d’Ivoire d’une main-d’œuvre venue des États voisins comme le Burkina Faso, le Mali, la Guinée, le Ghana et bien d’ailleurs. Outre l’accès rapide à la nationalité ivoirienne par les migrants, des lois libérales sur la propriété foncière ont été adoptées pour améliorer les profondes inégalités économiques entre le nord et le sud en permettant aux migrants du nord de s’installer rapidement. Aussi, pour apaiser les ethnies du nord, Houphouët-Boigny a mis en place une politique de « quota ethnique » pour garantir une représentation équitable des principales ethnies et régions de la Côte d’Ivoire au sein des institutions étatiques. Le but visé était d’éviter que les inégalités économiques ne se traduisent ouvertement en inégalités politiques.

Après l’accession de la Côte d’Ivoire à la souveraineté internationale, le président Houphouët-Boigny a maintenu une relation très étroite avec la France par le biais d’une

politique qui s’est fait connaître dans toute l’Afrique de l’Ouest sous le nom de la Françafrique, dont il est le géniteur. Au lendemain des indépendances, la France, a signé des accords de défense avec la majorité de ses ex-colonies africaines. C’est le cas en l’occurrence de l’accord de 1961 sur la défense entre la France et la Côte d’Ivoire, le Niger et le Dahomey (aujourd’hui le Bénin). En vertu de cet accord, la France bénéficiait d’un accès prioritaire à toutes les matières premières classées stratégiques. Une des clauses de cet accord obligeait les dirigeants ivoiriens à informer les dirigeants français de la politique qu’ils ont l’intention de suivre concernant ces matières premières et produits stratégiques et les mesures qu’ils proposent pour sa mise en œuvre. Aussi, concernant toujours ces mêmes produits, la République de la Côte d’Ivoire, pour ses besoins de défense, doit réserver en priorité leur vente à la République française après avoir satisfait ses besoins de consommation interne. En retour, les ivoiriens importeront en priorité de ce dont ils ont besoin de la France.

Selon Meehan (2011), à cette période, la politique étrangère de la Côte d’Ivoire était très liée sur celle de la France. Elle se traduisait par sa véhémente opposition au communisme et son soutien à l’opposition de Kwame Nkrumah au Ghana en 1966, Mathieu Kérékou au Bénin en 1977, et son implication présumée dans le renversement de Thomas Sankara au Burkina Faso en 1987.

Malgré son succès soutenu durant les années 1960 et 1970, le modèle de développement de la Côte d’Ivoire, entièrement basé sur les exportations de produits primaires, s’est avéré extrêmement vulnérable. La récession mondiale de la fin des années 1970 et du début des années 1980 provoquée par les crises pétrolières et la concurrence croissante entre les États exportateurs de matières premières a fait baisser les prix du cacao et du café sur le marché mondial (et autres produits exportés par la Côte d’Ivoire tels que le coton, l’ananas, le sucre et les noix de coco) qui ont plongé drastiquement. En 1990, les prix du cacao se situaient au quart de leurs prix de 1977. Avec pratiquement aucun secteur industriel et avec un secteur tertiaire embryonnaire, la chute des prix des matières premières a provoqué l’un des pires effondrements économiques en Côte d’Ivoire, en Afrique subsaharienne et dans le monde. Confrontée à un énorme déficit de la balance des paiements, la Côte d’Ivoire est devenue l’un des premiers États à adhérer aux Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) proposés par la Banque Mondiale (BM) et le Fonds Monétaire International (FMI). Ces prêts du PAS

ont été assortis de conditions strictes étayées par un dogme économique néolibéral qui visait à réduire l’intervention de l’État dans l’économie et à promouvoir la privatisation et la libéralisation du commerce. La société d’État, la Caisse de Stabilisation, qui avait géré l’industrie du cacao pendant les années 1960 et 1970, a été obligée de réduire de moitié les prix qu’elle payait aux producteurs et de démanteler le Fonds de Stabilisation des Prix qui offrait aux producteurs un prix relativement stable à leur cacao d’année en année. Cette pratique répondait à la maxime : économiser de l’argent en années d’abondance à dépenser dans les mauvaises années. Malheureusement, cette politique est devenue un énorme gouffre financier pour les ressources de l’État. Les salaires du secteur public ont été réduits de près de 50% presque du jour au lendemain et le gouvernement a également été contraint de démanteler les systèmes de protection sociale gérés par l’État. Les investissements du gouvernement dans l’éducation (en particulier dans l’enseignement supérieur) et dans la santé ont rapidement diminué tout au long des années 80, le gouvernement cherchant à réduire son déficit budgétaire. L’ajustement structurel n’a cependant pas réussi à s’attaquer aux causes profondes de la vulnérabilité économique de la Côte d’Ivoire, à savoir son extrême dépendance à l’égard des exportations de matières premières et le manque de diversification économique. Les taux de croissance sont restés inférieurs à 1% tout au long des années 80 et les flux d’Investissements Directs Étrangers (IDE) ont été bien inférieurs à ceux envisagés par la Banque mondiale et le FMI (Meehan, 2011).

La crise économique prolongée, le chômage élevé et la baisse du système de protection sociale ont entraîné une opposition politique croissante, des troubles sociaux et une revendication de la démocratie menée par la population étudiante du pays. En 1990, Houphouët-Boigny a finalement légalisé les partis d’opposition et promis des élections multipartites. Au début des années 1990, trois grands partis politiques ont vu le jour. Le Front Populaire Ivoirien (FPI) dirigé par Laurent Gbagbo, maître de conférences en histoire universitaire, a suscité beaucoup de soutien parmi les étudiants et les syndicats et est devenu la première opposition majeure au Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Houphouët-Boigny. Après la mort de Houphouët-Boigny en 1993, une lutte de pouvoir au sein du PDCI a vu le parti se scinder en deux après qu’Henri Konan Bédié ait battu Alassane Dramane Ouattara dans la bataille pour succéder au Père de la Nation. Bédié devint le président de la Côte d’Ivoire jusqu’en 1999, date à laquelle il fut renversé par un coup d’État

militaire dirigé par le général Gueï. Entre temps, après sa défaite pour succéder à Houphouët- Boigny, Ouattara avait quitté la Côte d’Ivoire pour occuper un poste de direction au FMI et ses partisans ont abandonné le PDCI pour former leur propre parti, le Rassemblement des Républicains (RDR). Pendant les luttes de pouvoir d’élite qui ont fait rage pendant les années 1990, l’ethnicité est devenue de plus en plus politisée et l’hétérogénéité ethnique et religieuse sous-jacente du pays est devenue un site majeur de contestation politique. L’ivoirité (littéralement « le caractère ivoirien ») est devenue le principal discours politique des années 1990. Il a fait valoir que les problèmes du pays résidaient dans la pollution de la véritable identité ivoirienne et que son avenir dépendrait de la libération des citoyens autochtones du pays qui ont souffert de décennies d’immigration excessive. Les migrants et les colons de la première, de la deuxième et même de la troisième génération ont commencé à faire face à une discrimination croissante car ils ont été les boucs émissaires de la stagnation du pays. La distinction entre migration interne et internationale s’estompe dans la conceptualisation de l’ivoirité et conduit rapidement à la discrimination de ceux qui se sont installés dans le sud, qu’ils aient ou non émigré du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée ou d’ailleurs; ou étaient des déplacés internes qui avaient vécu dans le nord du pays durant des générations (Meehan, 2011).

Pour certains observateurs dont Meehan (2011), Gbagbo a été le premier à utiliser la notion d’Ivoirité dans ce qui peut être vu comme une tentative de briser l’épine dorsale de la base de soutien de Houphouët-Boigny dont le FPI soutenait qu’elle était enracinée dans les grandes populations immigrantes et colonisatrices qui avaient bénéficié de ses politiques pro- migration et des droits de propriété foncière jugés libéraux. L’ivoirité devint plus tard une stratégie plus ouverte pour marginaliser le principal rival de Gbagbo, Ouattara, et s’inscrivit également dans les efforts anti-impérialistes du FPI pour redéfinir une culture ivoirienne souveraine. En devenant président, Bédié a embrassé avec enthousiasme le discours de l’Ivoirité dans une tentative de plus en plus désespérée de surmonter les défis auxquels il a dû faire face à la suite d’une scission du PDCI et de la crise économique prolongée. Les motivations politiques derrière son soutien à l’Ivoirité sont devenues plus explicites dans le nouveau code électoral de la Côte d’Ivoire (1994) qui limitait le droit de vote aux citoyens ivoiriens, déclarant que tous les candidats présidentiels doivent avoir une citoyenneté ivoirienne complète, ne pas avoir vécu hors du pays ces cinq dernières années et n’auraient

jamais dû renoncer à leur citoyenneté pour prendre la nationalité d’un autre pays. Pour plusieurs, ce nouveau code électoral était clairement conçu pour empêcher Ouattara de se présenter contre lui pour le poste de président puisque le père de Ouattara était prétendument Burkinabé et Ouattara avait travaillé à l’étranger pour le FMI depuis 1993 et avait déjà voyagé avec un passeport burkinabé. En 1998, Bédié a également introduit un nouveau Code foncier qui stipulait que seuls les Ivoiriens avaient le droit d’acheter des terres, privant ainsi les non-nationaux du droit de s’installer dans le sud et laissant ceux déjà installés vulnérables à l’accaparement des terres. Beaucoup de ces politiques avaient formé la base revendicative des premiers manifestes du FPI et permis à Bédié de marcher sur les plates-bandes de Gbagbo.

Lors des premières élections du pays (1995), Ouattara a été exclu de la course à la présidence, le RDR et le FPI ont tous deux boycotté les élections et le PDCI dirigé par Bédié a enregistré une large majorité, bien que dépourvue de légitimité populaire. Au cours des années 1990, Ouattara et ses partisans du RDR ont présenté son exclusion des élections présidentielles parce qu’il était un Nordiste et un Musulman et ont ainsi réussi à inverser l’Ivoirité afin de convertir le mécontentement latent dans le nord du pays, leur propre base de soutien qui est très ethnicisée.