• Aucun résultat trouvé

4 Difficile mise en œuvre du paradigme d’aménagement

4.1 Tendances récentes du développement urbain et des transports urbains

4.1.3 Le problème spécifique de la dispersion des emplois

Tout au long de la deuxième moitié du 20ième siècle, les emplois du secteur tertiaire ont

migré vers la périphérie, suivant la croissance démographique de la banlieue et contribuant à la transformer en un lieu multifonctionnel désormais très différent de la banlieue-dortoir caractéristique de la métropole industrielle traditionnelle. La dichotomie « ville-centre / banlieue » serait ainsi de moins en moins pertinente, en ce que les secteurs périphériques, qui se diversifient, et les secteurs centraux forment aujourd’hui

de nouvelles entités et de nouvelles formes métropolitaines : « Cities or suburbs no

longer matter as much as do ‘metropolitan regions’ » (Gillham, 2002 : 19).

Les données générales sur l’évolution de la localisation intra-métropolitaine des emplois dans les régions canadiennes (issues du recensement de Statistique Canada) appuient la théorie d’une tendance générale à la décentralisation des emplois. Ces données montrent que les croissances d’emplois les plus marquées se situent généralement à l’extérieur des centres-villes historiques, en périphérie métropolitaine (Statistique Canada, 2006c). Parallèlement à ce phénomène général, plusieurs auteurs ont aussi décrit la formation graduelle de régions métropolitaines polycentriques où l’importance des centres-villes historiques, en termes de proportion d’emplois, diminue graduellement au profit de nouveaux pôles d’emplois qui émergent en périphérie. Dans un ouvrage marquant du début des années 1990, Garreau avait décrit le phénomène et avait popularisé le concept des « Edge Cities », définies comme étant de nouveaux développements suburbains où se concentrent une masse critique de bureaux 22,

commerces, activités récréatives et autres services. La présence de ce double phénomène de poly-nucléarisation et de décentralisation globale des emplois au sein des régions métropolitaines est aujourd’hui traité abondamment dans la littérature et semble faire l’objet d’un certain consensus (Shearmur et al., 2007).

Pour Garreau, l’apparition de nouveaux pôles dans la zone périurbaine laissait présager la densification et la poly-nucléarisation, en devenir, de la banlieue nord-américaine : « The bulletin is this: Edge Cities mean that density is back » (Garreau, 1991, cité dans Lang, 2003 : 1). Cette hypothèse de Garreau représenterait une « bonne nouvelle » pour ceux qui espèrent la transformation et la densification des banlieues vers une forme métropolitaine polycentrique hiérarchisée et relativement ordonnée, notamment les tenants du Smart growth.

Certains auteurs mettent cependant des bémols sur ce présumé phénomène de poly- nucléarisation des régions métropolitaines et de leur densification. Ils avancent que la décentralisation des emplois atteindrait, dans les faits, des niveaux de dispersion si élevés – jusqu’ici inégalés – qu’ils sont très difficiles à évaluer. Selon eux, la dispersion

22 L’un des critères de Garreau pour considérer un pôle d’emplois comme étant une Edge City est de compter, au minimum, un groupement de 5 millions de pieds carrés d’espace à bureau.

est plus importante que la poly-nucléarisation, de sorte que l’on devrait davantage parler de « localisation diffuse » des emplois plutôt que de l’émergence d’une structure polycentrique affirmée. Aux États-Unis, une étude portant sur les pôles d’emplois dans les régions métropolitaines allait dans ce sens, concluant que moins de la moitié des emplois se retrouveraient effectivement dans des secteurs pouvant être qualifiés de pôles (Anderson et William, 2001).

De même, Lang (2003), documentant le sujet particulier de la localisation des parcs de bureaux, trouvait que la plupart de ces emplois dans les métropoles nord-américaines étaient fortement dispersés. Cherchant à marquer une tendance fort différente de celle incarnée par le concept des « Edge Cities » de Garreau, Lang nommait ce phénomène « Edgeless Cities ». Il les définit comme étant des zones diffuses de parcs de bureaux qui s’étirent et se développent en périphérie des agglomérations sans avoir la densité ni la « cohérence » des « Edge Cities ». Selon le chercheur, elles ne seraient pas vraiment de nouvelles formes urbaines, mais seraient passées inaperçues : « in the rush to find a

new form of cohesiveness in the suburbs, most observers missed the chaos » (Lang,

2003 : 4). Moins visibles que les « Edge Cities », elles seraient pourtant beaucoup plus importantes en termes de proportion totale des emplois, comptant pour environ les deux tiers des espaces à bureaux situés en dehors des centres-villes traditionnels.

« Given this author’s sympathies with the smart growth movement, he is not especially happy to deliver the latest bulletin: the long-standing presence of « edgeless cities » means that sprawl is back – or, more accurately, that it never went away. » (Lang, 2003: 1)

Enfin, toujours selon Lang, le modèle des « Edge Cities » de Garreau assumerait que la localisation des espaces à bureaux est déterminée par la proximité des espaces commerciaux. Or, la réalité d’aujourd’hui concernant la localisation de ces deux types de fonctions serait toute autre : le manque de correspondance observé entre les localisations des espaces à bureaux et les commerces démontrerait combien l’évolution de la forme métropolitaine dépasse certains des concepts généralement admis. Les gens peuvent conduire d’un endroit à l’autre, et les centres commerciaux et les parcs de bureaux sont libres de se localiser à des endroits différents, selon leurs parts de marché respectives (Lang, 2003).

Si avérée, la forme très dispersée que prendrait la décentralisation métropolitaine des emplois en Amérique du Nord pose évidemment de très grands défis pour le développement des transports urbains durables. Ce phénomène s’ajouterait aux importants défis déjà posés par la dispersion résidentielle et la faible densité de population des nouveaux développements périphériques (abordées précédemment), rendant encore plus problématique « l’ancrage » des systèmes primaires de transport en commun dans des centres (pôles) d’activité denses pouvant être connectés efficacement à l’échelle métropolitaine.

Au Canada, un certain nombre d’études tendent à supporter l’idée d’une tendance à la dispersion des emplois, au sein des grandes régions métropolitaines, plutôt qu’à leur concentration dans un nombre limité de pôles. Par exemple, dans un document évaluant la mise en œuvre de son plan stratégique de gestion de l’urbanisation (le

Livable Region Strategic Plan), le Greater Vancouver Regional District (GVRD)

reconnaissait effectivement le défi posé par la dispersion des emplois pour le développement de transports urbains durables, et la difficulté à favoriser une structure polycentrique forte (bien définie) (GVRD, 2004). Alors qu’en 2001, les indicateurs du GVRD montrait une augmentation de la part du développement résidentiel prenant place dans le centre-ville et les autres centres planifiés (« town centres »), la tendance des bureaux à se localiser dans les parcs à bureaux situés en dehors des centres posait problème. En 2000, la proportion de bureaux situés à l’extérieur des centres était de 30%, comparativement à environ 21% en 1990 (GVRD, 2003). Concernant la grande région de Toronto, plusieurs travaux – notamment ceux dirigés par Filion – tendent aussi à démontrer que malgré les multiples plans et stratégies ayant visé le développement d’une structure métropolitaine multipolaire forte, la dispersion a plutôt caractérisé le développement. (Ces constats seront repris plus en détail dans la section 4.2.) Dans la région de Montréal, la localisation de la majorité des emplois semble aussi s’effectuer à l’extérieur de « véritables pôles » (Lewis, Barcelo et al., 2002).

Figure 4-3 : Dispersion des emplois dans la région de Montréal

(Source : Coffey et al., 2000, tiré de Lewis et Barcelo, 2002.)

Pour Shearmur et al. (2007), la tendance générale de la décentralisation des emplois a bien lieu, mais le phénomène de poly-nucléarisation est plus complexe que celui décrit par certains auteurs. Suite à une étude sur la localisation des emplois dans les trois plus grandes agglomérations canadiennes, il n’est pas clair, selon Shearmur, lequel des modèles des « Edge Cities » (un polycentrisme fort et structuré) ou des « Edgeless Cities » (une grande dispersion des emplois) est prédominant. La réalité serait probablement mieux reflétée par la considération d’une combinaison de ces deux perspectives. Shearmur a d’ailleurs amorcé une réflexion sur une redéfinition des typologies caractérisant la forme hybride (polycentrique et dispersée) de la région métropolitaine contemporaine (figure 4.4).

Lee (2007), dans une étude sur six régions métropolitaines aux États-Unis, tend à supporter la thèse d’une structure métropolitaine des emplois qui est aujourd’hui complexe, souvent hybride entre un polycentrisme et une simple dispersion, conditionnée par de nombreux facteurs géographiques, infrastructurels et historiques propres à chacune des régions. Les résultats de sa recherche tendent cependant à démontrer que la très forte dispersion serait une tendance plus commune aux régions métropolitaines actuelles que la formation d’un réseau composé de multiples pôles bien définis.

Figure 4-4 : Vers la définition de nouveaux concepts pour l’espace économique métropolitain

(Source : Shearmur et al., 2007, p. 1735.)

Outre le problème de la dispersion des emplois et du défi de leur desserte en infrastructures de transports durables, plusieurs auteurs soulèvent également le problème de la multiplication des pôles commerciaux « à grandes surfaces » qui sont, le plus souvent, totalement axés sur l’utilisation de l’automobile. Il s’agit du sujet de la sous-section qui suit.