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LE RECOURS À L’HARMONISATION TOTALE

SECTION 1. UNE RÉCEPTION MOUVEMENTÉE

A. LE POUVOIR SOUVERAIN D’APPRÉCIATION DES JUGES NATIONAUX

239. Le rôle du juge national dans l’application du droit de l’Union a fait l’objet de nombreux écrits445. Il ne sera donc pas nécessaire de s’attarder sur des généralités en la matière. On peut tout de même rappeler que c’est à cette autorité nationale qu’il revient principalement d’interpréter et d’appliquer le droit de l’Union. Il s’agit donc du « juge de droit commun du droit [européen] »446. En cela, il apparaît comme le garant de l’effectivité de l’harmonisation totale des législations sur les pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs. Ce rôle sera

445 V., notamment, X. BACHELLIER, « Le pouvoir souverain des juges du fond », Bulletin d'information de la Cour

de cassation : jurisprudence, doctrine, communications, n° 702, 2009, p. 18-23 ; J.-S. BERGÉ, « Approche critique

du vocabulaire juridique européen : le pouvoir des juges. chronique de droit européen et comparé, n° XVIII,

PA, 2008, n° 164-165, p. 7-13 ; M. ROCCATI, Le rôle du juge national dans l’espace judiciaire européen, du marché intérieur à la coopération civile, Thèse précitée ; R. LECOURT, L’Europe des juges, Bruxelles, Bruylant,

2007 ; J. N. BILLARD, Droit du contentieux communautaire, éditions Ellipses, 2006 ; F. LICHERE, L. POTVIN-SOLIS, A. RAYNOUARD, Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ?, Bruxelles, Bruylant, 2004 ; D. D’AMBRA, F. BENOÎT-ROHMER, C. GREWE (dir.), Procédure(s) et effectivité des droits, Bruxelles, Bruylant, 2003 ; M. CAPPELLETTI, « Des juges législateurs? », in Le pouvoir des juges, 1990, p. 23-114 ; A. BARAV, La fonction communautaire du juge national, thèse sous la direction de Robert Kovar, Université Robert-Schuman (Strasbourg), 1983 ; P. PESCATORE, « Les effets du droit communautaire dans la perspective du juge national », in Conférences et rapports, III, Luxembourg, 1972, p. 1-10, O. DUBOS, Les

juridictions nationales, juge communautaire, Paris, Dalloz, 2001 ; M. DONNER, R. M. CHEVALLIER, M.

WAELBROECK, K. WOLF, S. NERI, L. J. BRINKHORST, Le juge national et le droit communautaire, Bruxelles, Larcier, 1966.

132 davantage précisé lors de l’étude de l’application de la jurisprudence de la Cour de justice par certaines juridictions nationales447, ainsi que pendant les développements sur les standards auxquels le législateur européen a eu recours dans le cadre de la directive étudiée448. À cette occasion, nous verrons en effet que la recherche d’un équilibre entre les fonctions de celle-ci a conduit ce législateur à faire volontairement appel à des concepts indéterminés a priori. Il en est ainsi de la notion « consommateur moyen »449 ou de « diligence professionnelle »450, cette dernière étant elle-même définie sur la base des notions vagues de « pratiques de marché honnêtes »451 et de « principe général de bonne foi »452. Cette indétermination permettrait donc de « préserver la souveraineté du juge national dans l’application de la loi commune »453.

240. De même, l’étude du mécanisme de détermination des pratiques commerciales454 imposé par la directive et explicité par la Cour de justice, nous montrera que cette marge d’appréciation reconnue au juge national est omniprésente dans l’application de la réglementation, ceci, quand bien même on serait dans un cas de pratique commerciale déloyale en toutes circonstances455. Ce

447

V. la Section 1 du dernier chapitre de la thèse. 448 V. le Titre suivant de la thèse.

449

V., notamment, le considérant 18 de la directive. 450

V. l’article 5, paragraphe 2, sous a), de la directive. 451

V. l’article 2, sous h), de la directive. 452

Ibid.

453

R. LECOURT, précité, p. 226. 454

V. précisément la Section 2, du Chapitre 1, du dernier Titre de la thèse. 455

On reverra en effet que même dans le cadre de l’application de la liste noire prévue à l’annexe 1 de la directive, le juge national ne peut se passer d’une appréciation circonstanciée, c'est-à-dire, d’un examen des faits de l’espèce, à la lumière des critères qui s’attachent à la pratique commerciale déloyale en toutes circonstances en question. V. sur ce point, notamment, C. AUBERT de VINCELLES, « Interprétation sécuritaire des pratiques commerciales déloyales issues de l’annexe : CJUE, 18 oct. 2012, n° C-428/11, Purley Creative e.a. », R.D.C., avril 2013, p. 605 et s.

133 juge apparaît ainsi comme le « maître de l’effectivité des droits »456 que la directive entend préserver.

241. Ce pouvoir souverain d’appréciation des juridictions nationales est essentiel dans la recherche d’un équilibre entre les intérêts en présence. En effet, dans la mesure où elles sont autorisées à adapter les notions et les critères prévus par la directive aux conceptions nationales457, ces juridictions permettent de fédérer les objectifs économiques et juridiques de cette norme. Mais d’un autre coté, une telle prérogative ne peut être exercée sans risques pour l’harmonisation totale recherchée. C’est que nous tenterons de montrer succinctement dans les propos qui vont suivre, en attendant d’y revenir plus amplement dans les développements ultérieurs.

242. Ainsi que nous venons de le constater, il revient au juge national de veiller à la bonne application de la directive. À cet effet, cette autorité qui est la mieux indiquée en la matière458, doit se livrer à l’interprétation des notions et critères prévus par la norme. Comme il a été indiqué plus haut, ce pouvoir souverain d’appréciation permet aux juridictions nationales d’appliquer les règles harmonisées, « sans renoncer à leurs traditions juridiques nationales »459. Ceci peut se confirmer notamment à travers les propos de M. WOLF, selon qui « des juges nationaux […], grandis dans l’idée du droit national, transfèrent inconsidérément leurs concepts familiers »460. Or, en général, ces traditions qui sont construites autours de « facteurs sociaux, culturels et linguistiques »461 peuvent diverger d’un

456 D. D’AMBRA, F. BENOÎT-ROHMER, C. GREWE (dir.), ouvrage précité, p. 25. 457

V., sur ce rôle du juge national, notamment, E. BERNARD, La spécificité du standard juridique en droit

communautaire, coll. Droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2010, préf. D. SIMON, p. 524 et s.

458 V. en ce sens, notamment, L. GONZÁLEZ VAQUÉ, « La notion de "consommateur moyen" selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes », Rev. du dr. de l'UE, 1, 2004, p. 90. 459 E. BERNARD, thèse précitée, p. 524.

460 K. WOLF « Le juge allemand et le droit des Communautés européennes », in Le juge national et le droit

communautaire, Bruxelles, Larcier, 1966, p. 74, cité par M. ROCCATI, thèse précitée, p. 31.

134 État à un autre462. Par exemple, concernant le consommateur moyen, qui est l’un des principaux piliers de la directive463, il apparaît que « les conceptions de ce standard sont si diverses d’un État à l’autre que l’uniformité de l’interprétation et de l’application du droit [européen] est susceptible d’être transgressée »464. Il n’est donc pas exclu que dans des affaires similaires, on assiste à des interprétations jurisprudentielles divergentes465. Cette idée semble être confirmée par la Commission elle-même, à la page 6 de son premier rapport précité sur l’application de la directive. Il en ressort notamment que « l’analyse actuelle met en avant des inexactitudes relevées dans plusieurs États membres relatives, dans quelques cas, à des notions clés de la directive ».

243. Cette situation représente une entrave majeure au succès de l’harmonisation totale recherchée par la directive. En effet, même si dans son essence cette approche est susceptible de mettre fin aux disparités législatives, on se rend bien compte de son caractère quasi-illusoire, puisque l’application de la norme fera apparaître ou laissera subsister des disparités jurisprudentielles. Comme le soulignent certains auteurs parlant en cela du législateur européen, «son vœux ne pourra être que partiellement exaucé, en raison de la structure de la directive et des termes très larges qu’elle utilise »466. L’impossibilité de parvenir à une harmonisation totale se révèle donc et semble contrarier l’équilibre recherchée entre le bon fonctionnement du marché intérieur et la protection des intérêts des consommateurs. Les développements ultérieurs nous permettront, au fur et à mesure, d’affiner cette position. Pour l’instant, la brève analyse qui vient d’être faite pourrait suffire car elle a fait ressortir l’idée que la marge d’appréciation des juges

462 Sur ce point, notamment, A. GARDE, M. HARAVON, « Pratiques commerciales déloyales : naissance d’un concept européen », PA 2006, n°127, p. 10.

463

L’étude de ce standard nous permettra de le constater. 464

E. BERNARD, thèse précitée, p. 440. 465

V. sur cet inconvénient du pouvoir souverain d’appréciation des juges nationaux, notamment, M. ROCCATI, thèse précitée, p. 339.

466

135 nationaux représente un obstacle à la fonction pondératrice de l’harmonisation totale.

244. Mais on peut tout de même ajouter, au regard des propos précédents, que ce que l’Union a ôté aux États membres à travers la limitation de leur pouvoir normatif, il semble qu’elle le leur ait rendu, dans une certaine mesure, par le biais du pouvoir souverain d’appréciation qu’elle reconnaît aux juridictions dans l’application de la directive. Ce faisant, le droit européen permet au juge interne de supplanter le législateur national dans certains cas, en faisant de ce juge un créateur de droit. Bien entendu, cette analyse est sans préjudice notamment du considérant 7 de la directive467 qui autorise certaines interdictions de pratiques commerciales, notamment en matière de bon gôut et de bienséance468. Il en est de même, on l’a vu, en ce qui concerne les services financiers et les biens immobiliers469. On n’oublie pas non plus que la directive « s’applique sans préjudice des dispositions communautaires ou nationales relatives à la santé et à la sécurité des produits »470. Il est donc clair que ces libertés ne peuvent être mises en œuvre sans compromettre l’harmonisation recherchée471.

B. LES MESURES ADMINISTRATIVES ET LE POUVOIR DE SANCTION DES ÉTATS