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LE RECOURS À L’HARMONISATION TOTALE

B. DES ÉLÉMENTS D’APPRÉCIATION DIFFICILES

3. La faculté d’appréciation des autorités nationales

299. Au considérant 18 de la directive, il est précisé que « la notion de consommateur moyen n’est pas une notion statistique ». Il ne s’agirait effectivement pas d’un concept figé mais plutôt progressif582. En conséquence, le législateur européen prévoit que « les juridictions et les autorités nationales devront s’en remettre à leur propre faculté de jugement, en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de justice, pour déterminer la réaction typique du consommateur moyen dans un cas donné ». À l’évidence, le législateur fait appel au pouvoir souverain des juges et autorités administratives dans l’appréciation des faits qui sont portés à leur connaissance. Ainsi qu’il a été indiqué en ce qui concerne l’harmonisation totale583, ce pouvoir n’est pas sans conséquences pour la sécurité juridique des consommateurs, mais également des professionnels, puisque le recours par les

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V. Livre vert du 08 février 2007 sur la révision de l’acquis communautaire en matière de protection des consommateurs, COM (2006) 744 final, p. 3.

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On pourra s’en rendre compte de manière plus concrète, à travers les décisions rendues par certaines juridictions nationales dans le cadre de l’application de la directive sur les pratiques commerciales déloyales. Mais d’ores et déjà, on peut avancer que dans le cadre du contentieux relatif à la vente d’ordinateurs avec logiciels préinstallés, par exemple, on verra en effet que si les juges ont pu considérer à certains moments que le consommateur moyen était inexpérimenté, par exemple dans le domaine de l’informatique, et ainsi valider l’offre ordinateur-système d’exploitation, aujourd’hui, la tendance semble aller vers la reconnaissance d’une évolution du consommateur moyen qui saurait qu’un ordinateur peut fonctionner sans système d’exploitation et qui saurait même désinstaller un logiciel pour en installer un autre.

170 juges à «leur propre faculté de jugement », peut élargir la brèche de la subjectivité dont on ne peut nier qu’elle apparaît parfois dans les solutions rendues584.

300. Toutefois, il ne pouvait en être autrement puisqu’il est acquis que le consommateur moyen est un standard et qu’en tant que tel, son contenu est volontairement laissé indéterminé a priori. De ce fait, il appartient à l’interprète, en l’occurrence les juridictions nationales et autres organes habilités à cet effet, de lui donner un contenu585. Ces autorités nationales sont en effet les mieux indiquées pour interpréter les « facteurs sociaux, culturels et linguistiques » auxquels le considérant 18 de la directive renvoie dans le cadre de la détermination du consommateur de référence.

301. En tout état de cause, on ne peut s’empêcher de lire dans les incertitudes liées à la détermination du consommateur de référence, comme un appel indirect des autorités européennes aux consommateurs. Ceux-ci devraient donc rester aussi vigilants que possible face aux pratiques commerciales des professionnels car il n’y a pas de garanties solides quant à l’application juste et uniforme de la réglementation. Le consommateur se doit donc d’être un véritable acteur économique protégé certes, mais qui se protège avant tout. Comme l’a assez justement affirmé une juridiction française, « tout individu entrant dans le commerce juridique doit veiller à sa propre sûreté, ne pas avaler comme argent comptant les couleuvres que la réclame aimerait le voir avaler »586.

302. Au demeurant, il faut rappeler qu’à l’effet de déterminer la « réaction typique » du consommateur moyen, on a vu que la Cour de justice a eu l’habitude

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Un exemple nous en sera donné dans la suite de ces développements. 585

V. sur ce point, notamment, E. BERNARD, La spécificité du standard juridique en droit communautaire, préface de D. SIMON, thèse, Collection droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 44

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Trib. Corr. Metz, 27 mai 1982, Rec. D., 1983, p. 422, cité par D. FERRIER, « Pratiques commerciales interdites ou réglementées : protection des concurrents ou protection des consommateurs ?», Rev. eur. dr. consomm., 2000, p. 97.

171 de demander aux juridictions nationales de rechercher « l’attente présumée » de ce personnage fictif. L’attente du consommateur peut être perçue comme ce à quoi il aspire en achetant le bien ou en commandant le service, le profit qu’il compte en tirer, l’effet, le résultat, qu’il en attend. Comme le précise justement Madame Aubry, « les attentes sont des représentations intérieures qui ne reposent pas uniquement sur des bases rationnelles, mais sont déterminées par les composantes immatérielles du produit ou du service. Elles diffèrent donc d’un individu à l’autre, puisqu’elles dépendent des singularités humaines du créancier »587. De ce fait, il n’est pas possible de se baser sur l’attente des consommateurs pris individuellement car on risquerait d’aboutir à un cafouillage, tant il y aurait de solutions différentes pour un même problème de droit.

303. Le juge a donc la tâche de présumer cette attente du consommateur moyen. Le vocabulaire juridique définit le verbe « présumer » comme le fait de « tenir pour prouvé un fait inconnu à partir d’un fait connu qui en est l’indice »588. Pour le juge, il s’agirait alors de déterminer, in abstracto, le résultat escompté par le consommateur moyen. Autrement dit, la juridiction nationale « doit laisser de côté les circonstances qui ont un caractère personnel au [consommateur] »589, pour s’attacher à « un modèle abstrait de comparaison »590 : le consommateur moyen. L’appréciation du caractère déloyal de la pratique doit donc se faire de manière objective591.

304. On mesure toute la difficulté de l’exercice puisqu’il semble qu’il faille rechercher un élément abstrait (l’attente présumée), à la lumière d’un modèle tout aussi abstrait sinon plus (le consommateur moyen). Il serait donc difficile de garantir

587

H. AUBRY, « Un apport du droit communautaire au droit français des contrats : la notion d’attente légitime », Rev. inter. dr comp., 2005, 3, p. 637.

588 G. CORNU, Vocabulaire juridique, 9ème édition, PUF, p. 790. 589

H. AUBRY, précité, p. 637. 590 Ibid.

172 une sécurité juridique pour les consommateurs - et pour les professionnels- dans la mesure où ce mode d’appréciation recèle incontestablement, on l’a dit, un fort risque de subjectivité de la part des juges. Pour autant, cela ne signifie pas que ces derniers doivent se baser sur leur imaginaire pour présumer l’attente du consommateur. Il s’agit, comme le précise la définition indiquée ci-dessus, de se baser sur des indices, des faits connus.

305. Comme le souligne un auteur, « l’appréciation in abstracto n’a jamais consisté à raisonner dans l’abstrait, sans avoir égard aux circonstances particulières de la cause »592. Cette affirmation peut paraître paradoxale au premier abord mais elle n’en demeure pas moins juste. En effet, on sait que l’appréciation in abstracto veut que le juge ne se base pas en principe sur la personne du consommateur partie à l’instance, pour se prononcer sur la déloyauté ou non de la pratique qui lui est dénoncée. Mais d’un autre côté, le juge doit tenir compte de certaines circonstances propres à l’espèce qui lui est soumise afin de déterminer le comportement qui aurait été celui du consommateur moyen dans de pareilles circonstances. Il s’agirait alors d’un consommateur abstrait déterminé dans un contexte concret.

306. En effet, la Cour de justice a jugé notamment qu’une publicité portant sur des voitures et indiquant le caractère neuf de celles-ci, « ne saurait être considérée comme trompeuse […] au seul motif que ces voitures ont été immatriculées préalablement à l'importation »593. Au demeurant, la Cour ajoute qu’ « il appartient toutefois à la juridiction nationale de vérifier, au vu des circonstances de l'espèce, si, compte tenu des consommateurs auxquels elle s'adresse, cette publicité peut avoir un caractère trompeur dans la mesure où, d'une part, elle aurait pour objet de

592 N. DEJEAN de la BATIE, Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil français, Paris, LGDJ, 1965, n° 5, p. 4, cité par H. AUBRY, « Un apport du droit communautaire au droit français des contrats : la notion d’attente légitime », Rev. inter. dr. comp., 2005, 3, p. 638.

173 cacher la circonstance que les véhicules annoncés comme neufs sont immatriculés avant l'importation et où, d' autre part, cette circonstance aurait été de nature à faire renoncer un nombre significatif de consommateurs à leur décision d' achat »594.

307. En tout état de cause, la Cour de justice a précisé, notamment dans l’affaire Gut Springenheide595, que le juge peut apprécier l’attente légitime du consommateur moyen sans qu’il soit besoin de passer par des études spécifiques. Mais elle ajoute que « toutefois, le droit [européen] ne s'oppose pas à ce que, s'il éprouve des difficultés particulières pour évaluer le caractère trompeur de l'indication en cause, il puisse recourir, dans les conditions prévues par son droit national, à un sondage d'opinion ou à une expertise destinés à éclairer son jugement »596. On ne peut s’empêcher de remarquer, au vu des solutions européennes exposées ci-dessus, qu’à chaque fois la Cour s’évertue à donner aux juridictions nationales « une réponse utile »597. En effet, elle leur fournit les éléments d’interprétation devant leur permettre de prendre une décision qui respecte le droit de l’Union. Mais on verra que parfois elle va jusqu’à donner la solution du litige au principal.

308. Le recours à l’analyse in concreto à l’effet de déterminer le consommateur in abstracto se vérifie également, on le verra, dans la détermination du consommateur moyen appartenant à un groupe particulier. En effet, il faut bien tenir compte des

594 Point 15 de l’arrêt ci-dessus cité. 595

CJCE, 16 juillet 1998, aff. C-210/96, Gut Springenheide et Tusky, Rec. 1998, p. I – 4657, précité. 596

V. points 35 à 37 de l’arrêt. V. également, dans le même sens, le point 31 de l’arrêt Estée Lauder, précité (CJCE, 13 janvier 2000, aff. C-220/98), dans lequel la Cour précise qu’« il appartient au juge national, qui

estimerait indispensable d'ordonner une expertise ou de commander un sondage d'opinion destiné à l'éclairer sur le caractère éventuellement trompeur d'une indication publicitaire, de déterminer, conformément à son droit national, le pourcentage de consommateurs trompés par ladite indication qui lui paraîtrait suffisamment significatif pour en justifier, le cas échéant, l'interdiction ».

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V. à ce sujet, notamment, CJCE, 5 juin 1992, Procédure pénale contre Michele Ferrer Laderer, Aff. C-147/91,

Rec., 1992, p. I-04097, point 6. La Cour de justice y précise notamment que « dans le cadre de la procédure de coopération entre le juge national et la Cour de justice qu'instaure l'article 177, il appartient à la Cour de donner au juge national une réponse utile pour la solution du litige dont il est saisi, en interprétant les dispositions de droit communautaire susceptibles de trouver application ».

174 caractéristiques liées au consommateur prétendu victime d’une pratique commerciale afin de savoir s’il appartient à un groupe particulièrement ciblé, avant de chercher à déterminer le consommateur de référence dudit groupe.

309. En définitive, il s’agit d’ « examiner les faits et les circonstances de chaque cas (in concreto), mais en évaluant uniquement l’incidence que la pratique est «susceptible» d’avoir sur la décision commerciale du consommateur moyen (in abstracto) »598. Autrement dit, « le consommateur in abstracto et le consommateur in concreto ne sont pas opposés, ils sont bien complémentaires et alternatifs »599. Il faut comprendre donc que lorsque le juge est saisi par un consommateur d’une affaire impliquant l’application de la directive, il ne doit pas, en principe, avoir égard au consommateur physique qu’il a en face de lui mais au consommateur de référence. C'est-à-dire qu’il n’a pas à rechercher si le plaignant rempli les critères du consommateur moyen. Toutefois, cela ne doit pas l’empêcher, le cas échéant, de s’attacher à des circonstances spécifiques à l’espèce afin de déterminer si la pratique dénoncée aurait pu s’avérer agressive ou trompeuse pour un consommateur fictif normalement informé et raisonnablement attentif et avisé qui se trouverait dans la même situation. Peu importe donc que le consommateur concerné en l’espèce remplisse ou non ces critères, la pratique devra être déclarée déloyale si les conditions fixées par la directive sont réunies.

310. On peut donc dire que c’est en méconnaissance du mode de fonctionnement du critère de consommateur moyen que certains professionnels s’évertuent à vouloir faire admettre aux juges que tel ou tel consommateur est très averti ou trop avisé dans le domaine concerné et qu’il ne peut, de ce fait, avoir la qualité de consommateur moyen. Malheureusement, cette argumentation a été

598 COMMISSION EUROPÉENNE, Orientations pour la mise en œuvre et l’application de la directive 2005/29/CE

sur les pratiques commerciales déloyales, 3 décembre 2009, SEC(2009) 1666, p. 25.

599 D. FERRIER, « Pratiques commerciales interdites ou réglementées : protection des concurrents ou protection des consommateurs ?», Rev. eur. dr. consomm., 2000, p. 100.

175 parfois suivie par certains juges. Nous en avons une illustration frappante à travers un jugement français en date du 13 septembre 2012600. Mais l’étude de cette décision sera différée puisqu’elle semble plus utile pour illustrer les difficultés d’application du standard de consommateur moyen601.

311. Pour l’heure, on peut conclure partiellement sur le rôle des juges dans la détermination du consommateur moyen. À cet effet, il y a lieu de rappeler l’idée selon laquelle, si par l’harmonisation totale le législateur européen a ôté la marge de manœuvre des législateurs nationaux, il semble l’avoir redonné aux États membres par le pouvoir souverain d’appréciation confié aux juridictions nationales. Ainsi, par l’interprétation de notions vagues telles que celle du consommateur moyen, le juge national peut adapter la directive au droit et au contexte national, tout en essayant de ne pas aller à l’encontre des objectifs européens. Il est donc, dans notre champ d’analyse, le véritable vecteur d’équilibre entre la recherche d’un meilleur fonctionnement du marché et la protection des intérêts économiques des consommateurs. Il n’empêche que sa tâche semble se complexifier davantage lorsque la pratique en cause s’adresse à un groupe de consommateurs particulièrement ciblé.

§ 2. LES ÉLÉMENTS SPÉCIFIQUES D’APPRÉCIATION DU CONSOMMATEUR MOYEN APPARTENANT À UN GROUPE CIBLÉ

312. À côté du consommateur moyen général, il est acquis qu’il existe un autre, plus spécifique. Il s’agit, aux termes du considérant 18 de la directive, de celui qui est à déterminer « lorsqu’une pratique commerciale s’adresse spécifiquement à un

600 T.I. Asnières, 13 sept. 2012, Vincent D. c/ Sony Europe : www.legalis.net, obs. G. LOISEAU, « Vente liée d'un

ordinateur pré-équipé d'un logiciel d'exploitation : suite sans fin... », Communication Commerce électronique n°

11, nov. 2012, comm. n° 123, p. 33. 601 V. infra n° 377 et s.

176 groupe particulier de consommateurs »602. On retrouve cette disposition à l’article 5, paragraphes 2, b) et 3 de la même directive. Ce dernier texte apporte plus de précisions en la matière. Il prévoit en effet que « les pratiques commerciales qui sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique603 d’un groupe clairement identifiable de consommateurs parce que ceux-ci sont particulièrement vulnérables à la pratique utilisée ou au produit qu’elle concerne en raison d’une infirmité mentale ou physique, de leur âge ou de leur crédulité, alors que l’on pourrait raisonnablement attendre du professionnel qu’il prévoie cette conséquence, sont évaluées du point de vue du membre moyen de ce groupe » 604. Différents critères se dégagent de cette dernière disposition. Il convient, dans un premier temps, de les exposer (A). Dans un second temps, il nous reviendra de tenter une analyse critique ces éléments (B).

602

On peut penser qu’il s’agit, en quelque sorte, d’un apport du législateur en la matière, puisqu’il ne semble pas que la Cour de justice ait modulé le critère de consommateur moyen. Cela ressort implicitement du considérant 18 de la directive qui dispose notamment que la directive « prend comme critère d’évaluation le

consommateur moyen […], selon l’interprétation donnée par la Cour de justice, mais prévoit également des dispositions visant à empêcher l’exploitation de consommateurs dont les caractéristiques les rendent particulièrement vulnérables aux pratiques commerciales déloyales ». C’est à la suite de cela que le législateur

ajoute que « lorsqu’une pratique commerciale s’adresse spécifiquement à un groupe particulier de

consommateurs, comme les enfants, il est souhaitable que son incidence soit évaluée du point de vue du membre moyen de ce groupe ». On peut donc lire dans cette formulation que le consommateur moyen d’ordre

général est emprunté à la Cour de justice et que le législateur enrichit ce critère en prévoyant le cas spécifique du consommateur moyen appartenant à un groupe concerné par la pratique en cause.

603

L’article 2, sous e) définit l’altération substantielle du comportement économique des consommateurs comme « l’utilisation d’une pratique commerciale compromettant sensiblement l’aptitude du consommateur à

prendre une décision en connaissance de cause et l’amenant par conséquent à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement ».

604

Il faut cependant préciser que cette directive n’est pas le seul instrument européen en la matière. Nous avons également, notamment, la résolution du Parlement européen du 22 mai 2012 concernant une stratégie

de renforcement des droits des consommateurs vulnérables (V.

http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2012-0209&language=FR&ring=A7-2012-0155) qui indique par ailleurs, à son visa, tous les autres textes en la matière.

177 A. LES ÉLÉMENTS DE DÉTERMINATION

313. Les uns sont liés au groupe de consommateurs ciblés (1), tandis qu’un autre s’attache au professionnel (2).