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Le paradoxe du processus de normalisation de l’homosexualité

Les orientations sexuelles, l’homophobie et l’hétérosexisme

1. Le paradoxe du processus de normalisation de l’homosexualité

Se référant à M. Foucault124, l’intervention de V. Martens montre que le processus de normalisation de l’homosexualité comme mode de vie repose sur un paradoxe. Il existerait une tension entre la plus grande visibilité de l’homosexualité dans l’espace public - sur la scène politique et associative – qui s’est accompagnée d’une plus grande reconnaissance du statut des homosexuels et de la vulnérabilité sociale du public homosexuel. La reconnaissance des homosexuels comme groupes de pression entre paradoxalement en tension avec la discrimination dont les individus font l’objet. L’ensemble de ces discriminations est l’expression paradoxale d’une tension entre une plus grande reconnaissance et la stigmatisation sociale de l’homosexualité.

1.1. Processus de médicalisation de l’homosexualité

Selon Foucault, l’invention du terme de l’homosexualité remonte au 19ème siècle.

Cette invention est liée à une volonté de « mieux nommer pour mieux normer » (R.

Horincq). D’une pratique (sodomie), l’invention du terme de l’homosexualité désignera une catégorie identitaire (personnalité) associée à un destin biographique (personnage). L’émergence de cette nouvelle catégorie repose sur deux changements importants : l’autonomisation du registre sexuel par rapport à la sexualité conjugale reproductive et le développement d’un processus médicalisation et de classification et de normalisation des comportements sexuels.

Dès le 18ème siècle, la sexualité sort d’une réglementation par le champ religieux - qui jusque-là l’inscrivait exclusivement dans une fonction de reproduction de l’espèce via un discours sur la sexualité conjugale qui condamnait toute pratique sexuelle dont le but n’était pas la procréation125. Au 19ème siècle, le modèle médical qui s’impose développe un intérêt pour les sexualités périphériques. En cherchant à typifier les formes de sexualités dites « atypiques », ce modèle produit une spécification nouvelle des individus et de leur biographie. Dans cette entreprise de catégorisation,

124 Foucault, M. Histoire de la sexualité. Tome 1 : La volonté de savoir. Gallimard, 1976.

125 La pratique de la sodomie était perçue par la morale conservatrice comme un crime « contre-nature », un pêché, qu’il s’agissait de réprimer, d’interdire et de punir.

les sexualités dites de «perversions » seront classées en même temps que des catégories psychiatriques sont créées. Dans ce contexte où s’élabore une nosographie (Scientia Sexualis) qui relie des sujets à leurs comportements sexuels au moyen d’une définition pathologique de leur personnalité, on assiste à l’émergence de la figure de l’homosexuel comme individu et comme espèce de pervers. D’un sujet juridique, l’auteur devient un personnage caractérisé par son

« androgynie intérieure », une sorte d’ « hermaphrodisme de l’âme ». Tout en sortant la pratique de la sodomie du registre du pêché et du crime, ce processus de médicalisation fait des personnes homosexuelles les figures emblématiques d’une catégorie identitaire sexuellement déviante. L’émergence du terme

« homosexualité » (1885) est donc liée à cette volonté nouvelle en Europe de traiter les pratiques sexuelles dites déviantes126. Parallèlement, cette préoccupation est relayée par une incitation politique, économique, technique ; c’est un véritable essor de recherches quantitatives ou causales que l’on observe- le sexe est devenu objet d’analyse, de comptabilité, de classification, de spécification. C’est dans ce contexte que se développe progressivement en Occident127 une science sur la sexualité.

Progressivement cependant, le corps médical questionnera les liens entre les normes et la santé. Il faudra attendre la fin du 20ème siècle pour que ces deux registres soient différenciés. Ce n’est qu’en 1992 que l’homosexualité est retirée de la classification internationale des maladies mentales de l’OMS (DMS).

Selon V. Martens, la construction et l’autonomisation des catégories relatives aux orientations sexuelles homo/hétéro qui s’est amorcée au 19ème siècle sous l’impulsion de la médecine se renforceront tout au long du 20ème siècle. Selon R. Horincq, l’ouverture et la fermeture à la diversité des orientations sexuelles ne dépend pas d’abord d’un mouvement religieux, philosophique ou moral mais de construction socio-historique.

1.2. L’évolution du statut de l’homosexualité et le paradoxe de la reconnaissance : la visibilité de l’homosexualité sous tension

Selon V. Martens, c’est dans le contexte d’apparition du sida que le statut de l’homosexualité connaîtra une évolution tant sur le plan légal que social.

Avec l’apparition de cette épidémie, l’homosexualité fait son retour dans la terminologie médicale mais sous la forme d’une catégorie de transmission du VIH.

Dans le domaine de la santé publique, l’homosexualité devient une catégorie à risque, les homosexuels étant identifiés comme groupe à risque.

C’est dans ce contexte qu’émergent, d’une part, un mouvement politique qui porte sur la scène publique un ensemble de revendications (visibilité d’une plate-forme de revendications) et d’autre part, un ensemble d’associations spécifiques de prévention. Dans le champ de la promotion de la santé, les démarches qui concernent les homosexuels sont les programmes de prévention du Sida à

126 Selon V. Martens, en partant d’un constat d’innéité, les nouvelles théories médicales au sujet de l’homosexualité vont argumenter la nécessité de traiter l’homosexualité en recherchant les conditions de son éradication ; ce qui se réalisera dans un premier temps au moyen de techniques et de traitements

« choc » (électrochocs, lobotomie, castration, thérapies d’aversion). Ces thèses biologiques mèneront par la suite à rechercher le gène de l’homosexualité.

127 Contrairement à d’autres cultures où se développent des arts érotiques.

destination des homosexuels masculins et les regroupements des personnes homosexuelles sur base d’une dimension identitaire.

Selon R. Horincq, on observe la convergence entre des groupements d’homosexuels (militants), des associations de prévention et des chercheurs qui s’engagent dans une lutte contre les discriminations sur base de l’orientation sexuelle en condamnant l’homophobie de soins et de prévention. Selon V. Martens, en critiquant la notion de groupes à risque, ces acteurs tenteront de la dépasser par d’autres concepts (comportements à risque, puis vulnérabilité).

Selon V. Martens, on peut pointer des aspects positifs et négatifs qui sont en tension dans cette évolution. Ces tensions sont révélatrices du paradoxe du processus de reconnaissance et de visibilité des homosexuels. Dans ses aspects positifs, l’organisation des personnes homosexuelles en tant que groupe de pression leur permet d’être reconnus comme interlocuteurs politiques. Cette reconnaissance a favorisé l’acquisition de certains droits, allant vers plus d’égalité sur le plan légal et social. Ces évolutions progressives ont mené à la reconnaissance des couples de même sexe (contrat puis mariage) et à l’instauration de dispositifs de protection dans le cadre de la loi contre les discriminations. Par contre, les aspects problématiques de cette évolution renvoient à la naturalisation de la catégorie de l’homosexualité et à l’exposition croissante des personnes homosexuelles, à l’homophobie. L’hypothèse des intervenants est que tout en rendant possible plus d’égalité, la reconnaissance et la plus grande visibilité des homosexuels a paradoxalement renforcé les différences entre homos et hétéros et ratifié la hiérarchie entre ces deux formes de sexualité (hétérosexisme).

1.3. Santé et vulnérabilité des personnes homosexuelles

Selon V. Martens, la mise à l’épreuve de cette hypothèse passe par une confrontation entre les indicateurs sociétaux et les indicateurs individuels, ce qui permet d’interroger les écarts. Tout en observant une intégration de l’homosexualité comme mode de vie et des homosexuels comme individus, les indicateurs sociétaux doivent être confrontés aux données concernant le vécu individuel des homosexuels.

Quel est le constat ?

D’après les exposés des intervenants, le développement d’études en termes d’impact sur la santé et le bien-être des personnes homosexuelles montre des implications individuelles importantes. Les homosexuels présentent une vulnérabilité spécifique du fait qu’ils sont l’objet de la pression de la stigmatisation sociale qui prend deux formes : l’hétérosexisme et l’homophobie. Les pressions normatives de la société, la stigmatisation sociale et les discriminations ont des conséquences négatives sur la santé des jeunes d’orientations homosexuelle et bisexuelle. A cet égard, selon R. Horincq, si le soutien social est protecteur de santé, le fait de (devoir) cacher son orientation sexuelle engendre divers problèmes de santé physique.

L’homophobie intériorisée est un facteur de risque concernant la dépression, le suicide et les abus de substance. Les résultats de l’enquête en Communauté française (2005) qui s’appuient sur deux indicateurs de l’homophobie (Schiltz, 1998) et deux indicateurs de mal-être vont dans ce sens. Selon l’intervention de V.

Martens, les facteurs sociologiques qui renforcent la vulnérabilité (Adam, 2001) sont le fait d’être jeune, le faible niveau d’études et de revenus, la vie en province, le célibat, le rejet des parents, le fait d’avoir été victime d’injures ou d’agressions homophobes. D’après une intervention lors du débat, des statistiques américaines montrent qu’un homosexuel risque d’être insulté jusqu’à 26 fois par jour. Et le

manque de soutien familial provenant d’un « milieu hétérosexiste normatif » renforce leur vulnérabilité.

1.4. Fonction sociale des stéréotypes de genre et vulnérabilité des personnes homosexuelles

V. Martens constate qu’il existe un contraste entre, d’une part, la présence dans l’espace public d’un discours qui prône la tolérance à l’égard d’un mode de vie et de préférences sexuelles différentes et d’autre part, la persistance après 20 ans de lutte contre les discriminations dans le champ de la prévention, de vulnérabilités spécifiques des personnes homosexuelles en termes de bien-être – voire même un renforcement ces dernières années du fait d’une plus grande visibilité de l’homosexualité.

Selon Habermas (2004) cité par V. Martens, c’est qu’au niveau pratique, le concept de tolérance est problématique. La tolérance est un acte de faveur de la majorité qui

« tolère » sous condition l’écart d’une minorité par rapport à la « normalité ». C’est donc un acte de bienveillance à connotation paternaliste qui repose sur une unilatéralité du point de vue d’une majorité qui « supporte » une minorité tout en l’ayant jugée déviante dans ses pratiques et son mode de vie. En ce sens, la tolérance est le résultat d’un rapport de force dominant/dominé (hétérosexuel/homosexuel) dans lequel les premiers accordent un droit aux seconds sans que ce droit ne soit inconditionnel : les homosexuels sont tolérés sous condition de… de la non visibilité de leurs signes distinctifs. En ce sens, la tolérance recèle un noyau d’intolérance et aurait des effets pervers en ce qu’elle renforce de façon implicite la hiérarchie des sexualités. La tolérance (r)est(e) entachée de stéréotypes de genre, voire les entérine.

Les stéréotypes ont une fonction sociale. D’après R. Horincq, ce sont les constructions socio-historiques qui sont la source des stéréotypes. Les stéréotypes remplissent des fonctions cruciales en garantissant le maintien et la reproduction de la conception, des valeurs, de la notion d’ordre, de la vision qu’une société s’est créée d’elle-même128. Leur fonction est également de transférer des problèmes socialement insolubles vers une source imprécise et incontrôlable. Selon elle, les stéréotypes sur la conformité des sexes, le genre et les orientations sexuelles sont des moyens pour reproduire la distribution (construite) des rôles, des rapports de force et des déséquilibres dans notre société ; de perpétuer les arrangements sociaux de dominance et d’oppression qui étaient auparavant acceptés comme des choses naturelles et inévitables et qui se sont révélés, grâce à l’analyse des faits, comme des produits de notre conception humaine.

Les discriminations et les préjugés dont les homosexuels sont la cible renvoient aux stéréotypes de genre. Le genre renvoie à l’ensemble des rôles assignés aux hommes et aux femmes qui sont socialement et culturellement déterminés. La société tend à différencier le sexe, au sens socio-psychologique de catégoriser ses membres, dans des classes définies, ce qui détermine un ensemble d’attentes sociales par rapport aux personnes en fonction de leur appartenance à ces classes.

Subir les stéréotypes, c’est donc être victime de violence par les pressions et les discriminations vu la non conformité des individus aux attentes et aux prescrits sociaux. L’identité de genre étant une construction sociale, une déconstruction est

128 D’après R. Horincq, ce ne sont donc pas des généralisations erronées sur base d’un échantillon biaisé qui maintiennent les stéréotypes.

possible. Selon R. Horincq, s’occuper de la santé, c’est prendre en considération les aspects individuels et sociaux, la dimension psychologique et sociologique du problème. La dimension sociale comprend la stigmatisation et ses effets en termes de santé mentale et de développement de la personne ainsi que la socialisation selon le sexe, les rôles socio-sexuels appris, les conceptions de la féminité et de la masculinité, de l’homosexualité, de la bisexualité et de l’hétérosexualité.

2. L’origine de l’homophobie : la pyramide socio-historique des sexes, de