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Intervention de F. Claude

Les stéréotypes de genre et les violences dans le couple

I. Présentation des intervenantes

2.1. Intervention de F. Claude

Les stéréotypes de genre et les violences dans le couple

Comme vous avez sans doute pu l’observer, le discours social sur la violence à l’égard des femmes est en train de changer tout doucement.

Bien sûr, il se trouve encore des journalistes, des travailleurs sociaux ou des psychologues pour aborder la question uniquement d’un point de vue individuel – comme s’il s’agissait simplement du problème de tel ou tel couple qui fonctionne mal.

Souvent, on prend aussi un point de vue qui focalise l’attention sur la victime des faits et laisse dans l’ombre leur auteur. On spécule sur les caractéristiques psychologiques de la femme violentée, on se demande ce qui l’empêche de quitter cet homme etc. On va même souvent jusqu’à sous-entendre qu’après tout, elle aime peut-être bien ça.

Depuis peu, le discours change cependant : on rencontre également des commentaires ou des questions sur la personnalité de l’homme violent, ce qui rend déjà les choses un peu moins absurdes.

Dans le même temps, et ce n’est sans doute pas un hasard, on met également de plus en plus en cause, dans son ensemble, l’organisation sociale qui préside à ces rapports hommes/femmes et entraîne les statistiques incontournables que nous connaissons : la violence conjugale, malgré quelques exceptions, est clairement toujours du même côté : les hommes battent les femmes, et dans une proportion non négligeable, les tuent.

Selon une enquête réalisée par les services d’urgences médico-légales de Paris, il y aurait chaque année, rien qu’à Paris, 60 femmes tuées par leur compagnon ou ex-compagnon31. Ni Bertrand Cantat ni je ne sais plus quel rugbyman français qui a tué sa femme cet été ne sont donc des exceptions. La seule exception qu’ils représentent, c’est que dans leur cas, on en parle.

Car dans le monde entier, la violence sexiste, c’est-à-dire la violence qui s’exerce contre les femmes du simple fait qu’elles sont femmes, frise l’hécatombe. On y est tellement habitué qu’on ne le voit plus : viols, mutilations, assassinats, crimes

«d’honneur» – j’espère que vous entendez les guillemets –, crimes dits

«passionnels» – ici aussi –, c’est par milliers que les femmes succombent.

Si l’on y rajoute les mariages forcés, la sacralisation de la virginité, la prostitution, l’enfermement, les interdits professionnels, l’interdit de la contraception et de l’interruption de grossesse, les interdits vestimentaires spécifiques aux femmes du simple fait d’être femme, on se rend compte que la violence sexiste est partout.

31 Chiffre cité par Le Point du 8 août 2003.

La violence conjugale n’est qu’une des formes multiples que peut prendre cette espèce de cassure entre le statut symbolique des hommes et celui des femmes, c’est-à-dire cette prééminence masculine qui semble donner aux hommes un droit d’usage voire de propriété sur le corps des femmes.

Beaucoup d’entre vous sont sans doute déjà familiarisés avec le concept de

«genre», aussi appelé «rapports sociaux de sexe». L’analyse que font les sciences sociales est qu’il existe entre le groupe «hommes» et le groupe «femmes» un rapport de domination, qui se manifeste dans tous les secteurs de la vie : domination socio-économique, familiale, sexuelle, professionnelle, symbolique… Mais que ce rapport, bien entendu, comme tous les rapports sociaux, n’a rien de naturel, et qu’il est socialement construit.

Cette domination se voit de façon très crue dans les discriminations salariales, dans le très inégal partage des tâches ménagères, dans la violence sous toutes ses formes – on vient de le dire – dans l’affectation professionnelle des femmes à des secteurs peu valorisés et peu rémunérés, etc.

Elle se voit aussi de façon très lourde dans la sexualisation permanente des femmes:

réduire un être humain à son seul sexe, que ce soit en l’érotisant à outrance dans la publicité, en la soumettant à des normes de poids et de silhouette, de maquillage, de jeunesse à tout prix, de parure en général.

Ou que ce soit, aussi, en désignant son corps comme occasion permanente de désir coupable chez les hommes, d’où l’obligation du voile. Là aussi on réduit la femme à son sexe, c’est l’autre face de la même médaille.

Dans tous ces cas, on enlève à la femme sa dignité de sujet désirant, d’être humain, c’est-à-dire humain dans toutes ses dimensions, pour la ramener à un objet de consommation sexuelle, que cet objet soit présenté comme devant à chaque instant être consommable par tous les hommes, ou au contraire comme la propriété d’un seul et totalement interdit à tous les autres. Dans les deux cas, le désir féminin est le dernier à s’exprimer ! Voile et érotisation sont l’expression de la même appropriation masculine du corps des femmes et de la censure mise sur leur désir.

Cela ne veut évidemment pas dire que tous les hommes sont des méchants exploiteurs violeurs et toutes les femmes des pauvres victimes, mais simplement que la manière dont la société fonctionne place les uns dans une position privilégiée et les autres dans une situation dominée.

Dès 6-7 ans, certains garçons pincent les fesses, tirent les cheveux, soulèvent les jupes, embêtent les filles aux toilettes… Le mal est fait ; ces garçons ont déjà bien compris que la société leur donne des droits sur le corps des filles, simplement parce qu’ils sont des garçons et qu’elles sont des filles…

Les exemples de cette appropriation du corps des femmes par les hommes abondent. La prostitution, dit-on, est un « mal nécessaire ». Pourquoi nécessaire ? Parce que les hommes auraient des pulsions sexuelles qu’il est indispensable de satisfaire, et que donc ils doivent toujours pouvoir trouver des femmes à leur disposition. Cette croyance dans l’irrépressibilité des besoins sexuels masculins est

une des choses les plus étranges qui soit : l’image que cela laisse transparaître d’eux est bien peu glorieuse. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à ne plus vouloir s’y reconnaître.

Il y a aussi le viol, bien sûr – je vous rappelle qu’il n’y a que quelques années que le viol entre époux est pénalisé. Mais aussi, de façon plus quotidienne, les mains baladeuses dans le métro, les commentaires à voix haute sur votre physique ou votre vêture proférés en rue par des inconnus, et tous les autres exemples que vous observerez vous-mêmes.

Mais revenons au genre : ce mot désigne l’organisation de la société reposant sur des rôles sociaux différenciés et hiérarchisés entre les sexes. C’est-à-dire tout ce qui, en dehors de leurs différences anatomiques, révèle des différences socio-économico-politico-psychologico-culturelles entre les femmes et les hommes dans une société donnée. Tout ce que, parce que nous sommes tombés dedans quand nous étions (très) petits, nous avons tendance à considérer comme naturel, mais qui ne l’est pas tant que ça.

Qu’a à faire la nature dans le fait qu’un homme gagne plus qu’une femme, alors que son employeur, sa fonction, son ancienneté et son diplôme sont pourtant équivalents?

Serait-ce naturel aussi, que ce soient quasi toujours les mères qui se chargent du suivi des devoirs ou qui fassent la lessive des enfants? Ce seraient des suites physiologiques de l’accouchement peut-être?

Pour ce qui est des devoirs, on a pourtant dit – et beaucoup disent encore – que,

«naturellement», l’intelligence des femmes était plutôt déficiente, surtout en maths.

Elle a toujours eu bon dos, la nature ! Il y a un siècle, en matière de (prétendues) races ou de (supposée) prédisposition au crime, elle avait bien servi aussi…

En fait, les différences de sexe que les scientifiques tentent de mettre en évidence reposent toujours sur des moyennes et ne tiennent pas compte des variabilités individuelles. L’homme qui n’aurait que des caractères masculins ou la femme qui n’aurait que des caractères féminin n’existe pas. On ne peut parler qu’en termes statistiques.

Prenons la taille par exemple : il va de soi que pris globalement, les hommes sont en moyenne plus grands que les femmes; il va de soi aussi que pris isolément, chaque homme et chaque femme est différent des autres et qu’il y a des hommes petits et des femmes grandes. Sont-ils moins complètement homme ou femme?

Il en va de même des gènes et du taux d’hormones : ici aussi les différences que l’on met en évidence sont toujours des moyennes, tandis que chaque individu se situe à un point précis d’une ligne continue, un point qui, en plus d’être différent pour chacun, est d’ailleurs aussi variable avec l’âge.

Bref, si les différences naturelles devaient justifier des différences sociales, il faudrait, pour rester logique, que les hommes petits fassent plus souvent la vaisselle que les grands. Ou que les femmes poilues soient plus fortes en maths que les autres.

Tirer des conclusions psycho-sociologiques de différences anatomiques est dangereux, on le sait. On l’a fait longtemps entre les Noirs et les Blancs…

Aujourd’hui c’est considéré comme du racisme. Mais entre les femmes et les hommes, on continue à le faire en toute bonne conscience…

Donc, le genre, pour le nommer autrement, c’est l’ensemble des rôles que la société nous assigne du simple fait qu’on est né homme ou femme. Chez nous, parmi les rôles féminins, on trouve les tâches ménagères, comme on vient de le dire, le travail à temps partiel, les emplois précaires ou encore les soins aux personnes âgées. Ce ne sont là que quelques exemples flagrants de situations quasi exclusivement féminines, parmi des centaines d’autres.

Comme nous sommes encore dans une société sexuellement très ségréguée, il existe, bien entendu aussi des situations quasi exclusivement masculines, généralement connotées beaucoup plus positivement.

Je rappelle, s’il en était besoin, que ces rôles sexués, s’ils sont partout différents et partout hiérarchisés en faveur du masculin, ne sont cependant pas partout les mêmes, loin s’en faut :qui va chasser, qui va cultiver, qui va vendre, qui va s’occuper des enfants, filles ou garçons, et jusqu’à quel âge, qui va soigner les malades, qui va entrer en contact avec les divinités, qui va s’occuper des morts … Le contenu de la répartition des tâches est très variable.

« …Chez une certaine tribu des Philippines, il est convenu qu'aucun homme n'est capable de garder un secret; pour les Manus, seuls les hommes sont censés aimer jouer avec les petits enfants; les Toda considèrent que presque tous les travaux domestiques revêtent un caractère trop sacré pour être confiés aux femmes; les Arapesh sont persuadés que la tête des femmes est plus forte que celle des hommes. Dans la répartition du travail, la façon de s'habiller, le maintien, les activités religieuses et sociales - parfois dans tous ces domaines, parfois dans certains d'entre eux seulement - hommes et femmes sont socialement différenciés et chaque sexe, en tant que tel, contraint de se conformer au rôle qui lui a été assigné. »32

Le genre, c’est donc ce qu’on pourrait appeler le «sexe social». Si vous voulez, le sexe biologique, on l’a à la naissance, et le sexe social, on l’acquiert par la suite, en se conformant à ce que la société attend de nous en tant que fille ou en tant que garçon.

Car dès le plus jeune âge, les filles et les garçons sont socialisés différemment, et l’ensemble de la société insiste en permanence sur leurs soi-disant différences, à tel point que tout le monde finit par en être persuadé.

Pour comprendre comment cela se produit, comment chaque société formate ses hommes et ses femmes de manière à maintenir la ségrégation et la domination, il faudrait détailler les mécanismes subtils et cohérents par lesquels le petit homme et la petite femme sont amenés à porter sur eux-mêmes et sur l’autre un regard empreint de stéréotypes, et à se mettre à les reconduire lui(elle)-même,

32 Mead Margaret, Moeurs et sexualité en Océanie, Introduction au Livre I, 1935.

conformément à ce qu’on attend d’eux. Ce que faisant, chacun de nous construit et reconstruit aussi en permanence le genre.

Je ne crois pas que nous aurions le temps aujourd’hui de passer tout cela en revue.

Car ces mécanismes, on les retrouve franchement affirmés ou discrètement distillés du matin au soir, du lundi au dimanche et du 1er janvier au 31 décembre. Et même dès avant la sortie de l’utérus maternel : il donne beaucoup de coups de pieds, ce sera un garçon ; tu as beaucoup de malaises, ce sera une fille!

On les retrouve dans les comportements de l’entourage, dans les programmes TV, dans les réflexions des enseignants, dans les publicités. Ces messages sont

«anodins», me direz-vous… un dessin animé, une réflexion de la voisine sur «un garçon bagarreur», ou «une fille qui salit sa belle robe» … anodins, oui, sauf qu’ils sont terriblement répétitifs, comme une goutte qui tombe inlassablement d’un robinet.

Faites l’expérience, durant une journée, du nombre de fois où les circonstances mettent un enfant devant la mise en œuvre concrète d’un stéréotype de sexe, et vous serez impressionné de la permanence et de la variété des sources :

Maman a préparé ses tartines.

Elle a lavé et repassé les vêtements propres qu’il porte.

Papa conduit la voiture

C’est aussi un homme qui conduit cette moto qui démarre bruyamment au feu, clouant tout le monde sur place comme si son honneur en dépendait.

À l’école, il y a un direcTEUR, et une dizaine d’instituTRICES

Papa travaille à temps plein, rentre tard, a peut-être unE secrétaire, sans doute des collègues féminines hiérarchiquement inférieures. Il ne rentre pas toujours directement du boulot à la maison : il va boire un verre avec des copains ou il passe une demi-heure à la salle de sport.

Tandis que Maman est là au retour de l’école et entoure les enfants en permanence, elle travaille à mi-temps peut-être, en position subalterne probablement… Quant à elle, si elle fait des haltes entre le boulot et la maison, ce sera à la crèche et au supermarché!

L’enfant a vu une bonne vingtaine de publicités qui mettaient une femme en position d’objet sexuel, et peut-être aura-t-il vu autant de femmes voilées.

En entendant à la radio telle saynète publicitaire pour une cuisine équipée, il en a logiquement déduit que seule la femme va s’en servir, mais que seul l’homme va la payer.

Il aura rencontré des femmes poussant une voiture d’enfants et des hommes sur un chantier de construction.

Dans les dessins animés et les livres de classe, il aura trouvé des personnages ayant des métiers quand ce sont des hommes, et des occupations familiales quand ce sont des femmes.

Et combien de chauffEURS de bus, de policiERS, d’infirmIÈRES, de FEMMES de ménage, de gardienNES d’enfants, de caissiERES de supermarché aura-t-il croisé ?

Le soir, c’est Maman qui va l’aider à faire ses devoirs et préparer le souper, mais c’est Papa qui va choisir le programme télé. Enfin, vous connaissez tout cela.

Petit à petit et tout au long de notre vie, quel que soit notre sexe, nous nous imprégnons ainsi de la certitude que la psychologie et les comportements des filles et des garçons, des hommes et des femmes sont différents – et très vite nous comprenons que, pour être dans la norme, notre psychologie et nos comportements à nous doivent aussi être différents.

On connaît l’exemple classique des jouets pour filles et pour garçons, adaptés à leurs futurs rôles. Puisque nous parlons violence aujourd’hui, je rappelle au passage à quel point les jouets pour garçons peuvent être violents.

Les découvertes de la psychologie depuis plus d’un siècle ont clairement mis en évidence que les évènements vécus et les messages reçus pendant l’enfance façonnent notre personnalité. Mais pourtant, elle ne va pas toujours jusqu’à en tirer la conclusion, pourtant logique, que la socialisation différente des filles et des garçons fait naître ou renforce chez chacun les caractéristiques qui les rendent le mieux adapté possible à leurs futurs rôles sociaux.

Cette socialisation différente a aussi pour résultat de gommer chez filles et garçons les traits de caractère individuels qui ne correspondraient pas à ces rôles imposés : on ironisera sur un garçon qui pleure ou qui a peur, tandis qu’on consolera une fille.

On grondera plus sévèrement une fille qui manifeste de la colère ou de l’agressivité, on le tolèrera beaucoup plus d’un garçon. Vous connaissez sans doute de nombreux autres exemples.

La question de l’agressivité, et de son extension malheureuse, la violence, est au cœur de la construction sociale des sexes. La fameuse testostérone, me direz-vous.

Vous aurez peut-être déjà compris qu’en tant qu’humaniste, je n’aime pas trop les explications naturelles qu’on veut à tout prix donner aux comportements humains.

Je suis persuadée que nous sommes avant tout des êtres de culture, et aussi des êtres libres capables de faire des choix, et non pas dirigés par nos hormones. «La nature de l’homme est de n’en avoir point», disait déjà Montaigne au 16ème siècle.

On nous parle aussi du cerveau. Oui, bien sûr, le cerveau. Savez-vous que plus un violoniste s’entraîne, plus les zones de son cortex qui commandent les mouvements des doigts se développent, au détriment d’ailleurs d’autres zones?

Et savez-vous que face à un groupe d’enfants énervés, le responsable les enverra la plupart du temps jouer dehors si ce sont des garçons et leur proposera une activité calme comme le dessin si ce sont des filles?

Mettez ensemble ces deux informations la prochaine fois qu’on vous dira que c’est à cause de différences dans le cerveau que les hommes ont un meilleur sens de l’orientation !

Les recherches de ce type sont nombreuses, mais beaucoup moins médiatisées que celles qui vous expliquent pourquoi les hommes sont plus forts en calcul et les femmes en rangement dans le frigo.

On a montré à des adultes des photos de bébés hurlants et grimaçants, dont on ne voyait pas le sexe. Quand on leur a présenté ces bébés comme étant des filles et qu’on leur a demandé d’interpréter leurs pleurs, les réponses telles que «elles ont peur» ou «elles sont capricieuses», étaient surreprésentées. Si par contre on les présente comme des garçons, on obtient beaucoup plus de réponses telles que «ils sont en colère», ou «ils montrent leur caractère».

On a aussi observé le comportement d’un grand nombre de mères avec leur bébé de 6 mois. On a constaté que, inconsciemment bien sûr, elles s’en occupent différemment selon qu’il s’agit d’un garçon ou d’une fille : elles parlent plus avec les filles qu’avec les garçons, répètent plus les sons qu’elles émettent, miment plus de conversations avec elles etc.

Par contre, les garçons sont plus stimulés physiquement : on les manipule avec plus de fermeté, on les pousse à s’asseoir ou à marcher plus vite que les filles, on les laisse plus se débrouiller seuls face à une difficulté alors qu’on vole au secours d’une

Par contre, les garçons sont plus stimulés physiquement : on les manipule avec plus de fermeté, on les pousse à s’asseoir ou à marcher plus vite que les filles, on les laisse plus se débrouiller seuls face à une difficulté alors qu’on vole au secours d’une