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ÉLÉMENTS ET POSITION DE LA RECHERCHE

I. 1 1) Du langage à la parole.

!

Deux termes ressortent donc de la définition que nous avons isolée de Lacan à propos de la subjectivité d’une époque : la dialectique et le mouvement symbolique. La dialectique convoque la dimension de la parole en tant que cette parole est fondamentalement dans la recherche de « la réponse de l’autre ». Recherche qui s’origine de ceci que « ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question » . D’où cette dialectique inhérente à la parole du 45

sujet — c’est-à-dire celle qui intéresse la psychanalyse :

!

« Quand la question du sujet a pris forme de vraie parole, nous la sanctionnons de notre réponse, mais aussi avons-nous montré qu’une vraie parole contient déjà sa réponse et que seulement nous doublons de notre lai son antienne. Qu’est-ce à dire ? Sinon que nous ne faisons rien que de donner à la parole du sujet sa ponctuation dialectique. » 46

!

Cette dimension dialectique de l’expérience humaine — introduite par le « don de la parole » — convoque bien sûr la dimension de la structure. Ceci dans ce que Lacan 47

convoque comme « ce qui me constitue comme sujet », soit, ma question. Cette question du sujet, la forme qu’elle prend, les termes dans lesquels elle se formule — dans l’inter-dit —, les signifiants qu’elle convoque, si elle concerne la structure du sujet, n’en convoque pas moins la dimension du transfert. C’est ce que Lacan a développé deux ans plus tôt et qui se trouve disposé presque juste avant « Fonction et champ de la parole et du langage » dans les « Écrits » : il s’agit de son « Intervention sur le transfert » . Lacan y décrit l’analyse du cas 48

Dora à partir des « renversements dialectiques » opérés par Freud. Renversement dialectique

LACAN. J., Fonction et champ de la parole et du langage (1953), op. cit., p. 297

45

Ibid., p. 308

46

Ibid., p. 320

47

LACAN. J., Intervention sur le transfert (1951), Écrits I, op. cit., pp. 212-223

qu’il définit comme « une scansion des structures où se transmute pour le sujet sa vérité, et

qui ne touchent pas seulement à sa compréhension des choses, mais sa position même en tant que sujet {…} » . Il met ainsi en valeur qu’en fonction des termes, de la forme, et des 49

signifiants de la question du sujet — en tant que cette question constitue la position du sujet —, la réponse de l’analyste est différente. Mais cette réponse n’est que le doublon de la réponse déjà contenue dans la parole du sujet. Ce en quoi le transfert « ne prend son sens qu’en fonction du moment dialectique où il se produit » et demande à ce que le psychanalyste tire sa « neutralité analytique » à partir « de la position du pur dialecticien » . Seulement, cette 50

structure dialectique de la cure analytique, celle qui opère par renversement dialectique à travers le transfert, si elle livre la technique de l’analyse, n’en livre pas son fond, sa visée. La visée de l’analyse, c’est « l’assomption par le sujet de son histoire ». Autrement dit, la structure dialectique de l’expérience convoque fondamentalement la dimension de l’histoire. Car c’est bien de l’histoire du sujet qu’il s’agit, c’est-à-dire de l’inconscient . 51

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Ce lien fondamental entre structure dialectique et histoire du sujet est explicitement énoncé par Lacan dans « Fonction et champ de la parole et du langage » :

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« Notons que temps pour comprendre et moment de conclure sont des fonctions que nous avons définies dans un théorème purement logique, et qui sont familières à nos élèves pour s’être démontrées très propices à l’analyse dialectique par où nous les guidons dans le procès d’une psychanalyse » . 52

!

Lacan fait donc de nouveau explicitement le lien entre le procès d’une psychanalyse et

l’analyse dialectique, puis il ajoute :

!

« C’est bien cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre qui fait le fond de la nouvelle méthode à

Ibid., p. 215

49

Ibid., p. 223

50

« Ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire »

51

LACAN. J., Fonction et champ de la parole et du langage (1953), op. cit., p. 259

Ibid., p. 255

quoi Freud donne le nom de psychanalyse. » 53

!

Si la dimension de la parole dans l’analyse convoque donc le recours à l’expérience dialectique en tant que cette dialectique constitue « le procès » de l’expérience, la parole emporte également, et de façon tout à fait fondamentale, la dimension de l’histoire. Nous pourrions multiplier les références dans ce texte afin d’appuyer ces propos. Et il suffira de se reporter au texte déjà évoqué « Intervention sur le transfert » pour y voir que la structure dialectique de l’analyse et du transfert convoque à chaque instant la parole et l’histoire du sujet qui s’y déplie . On voit donc que dans ce texte, structure et histoire ne s’opposent pas ni 54

ne se confondent, mais s’articulent.

Tout au long de ce texte et de ceux qui lui sont contemporains, Lacan insiste sur le fait que ce qui constitue le matériel de l’analyse, c’est le langage. Le langage en tant qu’il répond d’une certaine structure à laquelle le sujet est soumis, dans la mesure où c’est la rencontre avec le langage de ce qu’il y avait là de prêt à parler qui constitue le sujet. Si Lacan insiste donc sur le fait que l’expérience analytique — tout autant que l’expérience humaine en général — ne peut faire l’impasse sur ce qu’elle comporte de structurale quant au langage, il n’insiste pas moins sur ce qu’il y a de fondamentalement historique dans la parole. S’en suit donc une nécessaire articulation entre langage et parole dont le texte « Fonction et champ de

la parole et du langage » rend compte. Dans le « Discours de Rome », intimement lié à ce

texte, Lacan reprend ces éléments et en donne un éclairage net :

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« Où situer les déterminations de l’inconscient si ce n’est dans ces cadres nominaux où se fondent de toujours chez l’être parlant que nous sommes l’alliance et la parenté, dans ces lois de la parole où les lignées fondent leur droit, dans cet univers de discours où elles mêlent leurs traditions ? » 55

!

Autrement dit, la structure fournit les lois de la parole, contraint la parole. Et cette structure se situe au niveau du champ du langage. Ce champ du langage, Lacan le nomme dans ce même

Ibidem.

53

Lacan, quelques années plus tard, ira d’ailleurs jusqu’à indiquer que la dialectique et l’histoire sont

54

deux faces qui en fait « n’en sont qu’une ».

LACAN. J., La science et la vérité (1966), Écrits, Tome II, Seuil, 1999, p. 349 LACAN. J., Discours de Rome (1953), Autres écrits, op. cit., pp. 133-164

passage « l’ordre symbolique » . Nous retrouvons ici le deuxième élément de la définition de 56

la subjectivité d’une époque : le mouvement symbolique. Et si on a pu voir dans cette

importance que donne Lacan à l’ordre symbolique un trait structuraliste, à bien le lire nous voyons que ceci est loin de résumer sa position. Position qu’il énoncera clairement deux ans plus tard :

!

« Le programme qui se trace pour nous est dès lors de savoir comment un langage formel détermine le sujet. Mais l’intérêt d’un tel programme n’est pas simple : puisqu’il suppose qu’un sujet ne le remplira qu’à y mettre du sien. » 57

!

Le rapport du sujet au langage n’est donc pas un rapport qui se résume à de l’arithmétique. La dimension structurale doit être prise en compte, c’est là un point sur lequel Lacan insiste fortement. Mais elle ne saurait suffire. Il y a donc les lois de la parole, mais aussi cette parole elle-même qui convoque une historicité particulière. Ce en quoi l’expérience analytique conjugue le particulier (l’histoire se dépliant dans la parole) à l’universel (la structure du langage) : 58

!

« Observez ce que nous appelons bizarrement le matériel analytique ; n’en chicanons pas le terme matériel donc, si l’on veut, mais matériel de langage, et qui, pour constituer du refoulé, Freud nous l’assure en le définissant, doit avoir été assumé par le sujet comme parole. Ce n’est pas improprement que l’amnésie primordiale est dite frapper dans le sujet son histoire. Il s’agit bien en effet de ce qu’il a vécu en tant qu’historicité. » 59

!

Cette historicité, on le voit, n’est pas séparable de la parole du sujet qu’elle concerne. Il ne s’agit pas de la réalité de l’histoire, mais de sa vérité pour un sujet. L’histoire dont il s’agit n’est pas une histoire de faits objectifs, il ne s’agit pas de reconstruire l’historicité d’une

Wirklichkeit. Il s’agit plutôt de l’histoire que le sujet vient à assumer, celle qui dépend

Ibid., p.139

56

LACAN. J., Le séminaire sur « la lettre volée » (1955), Écrits I, op. cit., p. 42-43

57

LACAN. J., Discours de Rome (1953), Autres écrits, op. cit., p. 143

58

Ibid., p. 137-138

de l’appréhension qu’en a eue le sujet , celle où il y a mis du sien. 60

!

L’insistance de Lacan à pointer l’importance du champ du langage et de la fonction de la parole dans l’expérience analytique est motivée par ce qui constitue selon lui le fourvoiement de l’ego-psychologie : la centration de la cure sur l’hic et nunc du dualisme imaginaire de la situation analytique, et l’orientation développementale de cet ego- psychologie à partir des stades libidinaux de Freud. Ainsi, c’est la dimension de la structure et du langage qu’il convoque pour s’opposer à la vision dualiste de l’analyse et son réductionnisme imaginaire :

!

« C’est là le champ que notre expérience polarise dans une relation qui n’est à deux qu’en apparence, car toute position de structure en termes seulement duels, lui est aussi inadéquate en théorie que ruineuse pour sa technique. » 61

!

Lacan défend au contraire une structure quaternaire de l’analyse comportant : 62

• la personne étendue sur le divan,

• le sujet qui parle (personne et sujet ne se confondant donc pas), • l’analyste qui écoute,

• et en quatrième terme : la mort. Terme qui tient sa place de la structure du langage elle- même et de l’effet de mortification de la chose qui l’accompagne.

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La situation de l’analyse ne doit pas faire abstraction du mur structural du langage constitué par le fait que le langage n’est pas tellement un moyen (de communication par exemple) qu’un lieu qui est à distinguer de l’axe imaginaire et qui a ses effets propres. Un lieu symbolique donc, où Lacan situe l’inconscient. Ce en quoi sa critique de l’ego-psychologie, pour être parfois virulente, n’est pas sans fondement. En effet, à se centrer sur l’imaginaire de la relation duelle, l’analyse ne fait rien de moins que se détourner de l’inconscient. C’est donc ici par un appel à la structure que Lacan étaye sa critique de la centration de la cure sur l’hic

et nunc du prétendu dualisme de la situation analytique. Mais dans le même passage, c’est à

LACAN. J., Le mythe individuel du névrosé, op. cit., p. 28

60

LACAN. J., Fonction et champ de la parole et du langage (1953), op. cit., p. 263

61

LACAN. J., Discours de Rome (1953), Autres écrits, op. cit., p. 145

l’histoire qu’il s’en remet pour appuyer son rejet d’une vision développementale de l’analyse :

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« Il n’est en tout cas que de se reporter à l’œuvre de Freud pour mesurer en quel rang secondaire et hypothétique il place la théorie des instincts. Elle ne saurait à ses yeux tenir un seul instant contre le moindre fait particulier d’une histoire. » 63

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Et il insiste un peu plus loin :

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« C’est par réduction de l’histoire du sujet particulier que l’analyse touche à des Gestalten relationnelles qu’elle extrapole en un développement régulier. » 64

!

Nous voyons donc que si Lacan convoque le champ du langage et la fonction de la parole pour amorcer son retour à Freud, c’est dans une articulation de la structure et de l’histoire. Une articulation qui constitue le fond de sa critique et l’amorce solide de ce qui constituera son enseignement.

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