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ÉLÉMENTS ET POSITION DE LA RECHERCHE

I. 2 1) Freud et le malaise dans la civilisation.

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Voici une question qu’a prise en main la psychanalyse, et ce depuis Freud puisque dans Malaise dans la civilisation, il lie la souffrance psychique des névrosés aux idéaux culturels de son époque et aux renoncements pulsionnels qu’ils imposaient :

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« L’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de refusement que lui impose la société au service de ses idéaux culturels. » 73

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Pulsions sexuelles et pulsions de mort sont en opposition avec la civilisation, avec le fait de vivre ensemble — Freud parle ici de censure. Ceci comporte deux éléments que Freud reprend à partir de la psychanalyse, mais qui sont énoncés depuis déjà bien longtemps.

On trouvera une bibliographie très riche sur le sujet dans l’ouvrage de Marie-Jean Sauret Malaise

72

dans le capitalisme.

SAURET. M-J., Malaise dans le capitalisme, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Collection « Psychanalyse & », 2009, pp. 22-26

FREUD. S., Le malaise dans la culture, Œuvres complètes, Psychanalyse, Livre XVIII,

73

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• Le refusement pulsionnel imposé par la société est inévitable pour l’humain — ce qui définit son caractère d’imposition exprimé par Freud — dans la mesure où l’humain ne peut vivre absolument seul.

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• La civilisation impose des restrictions à la jouissance — mais n’y parvient pas totalement.

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Ces éléments se retrouvent par exemple déjà chez Aristote :

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« L’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité : dès lors, c’est un monstre ou un dieu. » 74

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Puis :

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« Ce n’est pas seulement par besoin du nécessaire que les hommes commettent le mal — ce dont Phaléas pense trouver le remède dans l’égalité de la fortune, si bien qu’on ne se détroussera plus à cause du froid ou de la faim — c’est aussi pour jouir et pour éteindre leur désir {…}. » 75

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On voit donc que nous trouvons déjà chez Aristote l’idée que l’humain est lié, par sa condition d’humain elle-même, à la civilisation. Et nous y trouvons également le fait que cette civilisation ne saurait trouver en elle-même les ressources pour éradiquer « le mal » dû à la confrontation de la civilisation et de la jouissance. Mais tout le génie de Freud est de reconnaître le lien de ce mal inhérent à l’humain au regard du social avec le symptôme. Autrement dit, Freud corrèle les renoncements pulsionnels des névrosés, qui s’imposent du fait de l’existence de la civilisation elle-même, à la formation de symptômes en tant que porteurs d’une satisfaction substitutive fondamentalement a-sociale :

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« Le travail psychanalytique nous a enseigné que ce sont précisément ces refusements de la vie sexuelle qui ne sont pas supportés par ceux qu’on appelle

ARISTOTE., Politique, Livre I, 2, 14, Gallimard, 1993, p. 10

74

ARISTOTE., Politique, Livre II, 7, 11, op. cit., p. 50

névrosés. Ils se créent dans leurs symptômes, des satisfactions substitutives qui néanmoins, ou bien créent en elles-mêmes des souffrances, ou bien deviennent source de souffrances en réservant à ces névrosés des difficultés avec le monde environnant et la société. » 76

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On notera d’ailleurs que les positions de Freud et Aristote se rejoignent ici sur une question politique. Il y a en quelque sorte l’opposition Artistote / Phaléas d’un côté, et l’opposition Freud / Marx de l’autre. En effet, là où Marx défend que l’inadaptation de l’homme à la société est due à un contexte historique particulier, et qu’il est donc possible d’y remédier par une réorganisation sociale, Freud répond par la conception d’un malaise dans la civilisation qui est structural car lié non pas à l’état d’une culture, mais à la civilisation elle- même — c’est-à-dire au langage. Il y a une aliénation fondamentale de l’humain à la civilisation, quelle que soit sa variante historique. Une aliénation qui, on l’a vu, n’est pas sans un retour qui s’exprime sous la forme du symptôme. Ce qui crée des difficultés qui, selon Freud, « ne céderont à aucune tentative de réforme » . Sur le constat de l’aliénation, Marx et 77

Freud sont donc d’accord. Mais Marx, comme le soulignera Lacan, s’il est l’inventeur du symptôme, n’en cherche pas moins à tenter de trouver la forme sociale qui le supprimerait. Il s’insurge contre l’aliénation de l’homme en y voyant un état historique dépassable . On voit 78

que dans ce débat sur l’existence d’un malaise dans la civilisation, Freud opte pour la position structurale — contre la position historique de Marx . Ceci est une position très importante de 79

Freud et qui est tout à fait fondamentale quant à notre axe de travail : le malaise dans la

civilisation est structural. Pas de civilisation sans malaise, ce qui emporte comme

conséquence qu’il n’y a « pas de sujet sans symptôme » . 80

FREUD. S., Le malaise dans la culture, op. cit., p. 293-294

76

Ibid., p. 302

77

Ici se loge une des critiques les plus virulentes de Freud à propos de l’idéal communiste.

78

Ibid., p. 299-300

Voir à ce sujet le très bon article de :

79

BRISSET. C., « Économie et psychanalyse », In : L’économie et les sciences humaines, Tome 1 , sous la direction de Guy Palmade, Paris, Dunod, 1967, pp. 241-255

ASKOFARÉ. S., « La révolution du symptôme », Psychanalyse, 2005/3 n° 4, p. 39

Un symptôme qui, comme le précise Freud, s’oppose au travail civilisationnel . 81

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Freud précise les modalités de cette censure de la civilisation sur le sujet. Ceci en en proposant une articulation en un point précis de la structure du sujet :

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« La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d’agression de l’individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance située à l’intérieur de lui-même. » 82

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Cette instance, c’est bien sûr le surmoi. C’est donc par le surmoi que se fera le lien de la civilisation au sujet. Un lien de censure qui contraindra — par le refoulement — les pulsions sexuelles à se dériver quant à leurs buts (sublimation dans le meilleur des cas) et les pulsions de mort à se transformer en auto-agression (culpabilité inconsciente). C’est cette dérivation, ce traitement pulsionnel, qui constitue le point d’accroche surmoïque du sujet et de la civilisation. Seulement cette censure qui forme la névrose — et induit le malaise — ne se fait pas sans qu’il y ait un retour de la satisfaction refoulée dans le symptôme.

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Freud poursuit sur cette question du surmoi dans la visée qui est alors la sienne d’articuler le sujet et la civilisation. C’est alors qu’il s’écarte de la question structurale proprement dite — c’est en tout cas la lecture que nous proposons. En effet, si la proposition de Freud, qui énonce que le surmoi est l’instance qui lie le sujet à la civilisation, est bien une position structurale qui touche à l’universel, Freud va maintenant approcher la question du contenu du surmoi pour une culture donnée. Il remarque alors que les exigences du surmoi restent le plus souvent inconscientes même si les reproches qu’elles engendrent se manifestent à haute voix. Il s’appuie alors sur son expérience clinique qui consiste justement à ramener à la conscience les exigences surmoïques afin de comprendre les enjeux inconscients des-dits reproches. Et voilà alors ce qu’il repère :

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Il suffit de penser aux symptômes classiques de la névrose pour se convaincre que le symptôme

81

« fait boiter » ce qui sans ça marcherait au pas. Voir par exemple l’interprétation de Freud dans son cas Dora : la patiente boite d’une jambe ; Freud interprète ce symptôme comme la marque d’un faux pas, de quelque chose qui ne marche pas. Le symptôme serait la marque d’un ratage qui concerne la vie sociale et amoureuse de sa patiente.

FREUD. S., Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, pp. 1-91 FREUD. S., Le malaise dans la culture, op. cit., p. 310

« Les amène-t-on à la connaissance consciente {les exigences du surmoi}, il s’avère qu’elles coïncident chaque fois avec les préceptes d’un sur-moi-de-la- culture donné. » 83

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Ce terme de « sur-moi-de-la-culture », KulturÜberich, traduit également « sur-moi d’une

époque culturelle », Freud le lie explicitement aux figures historiques du Père primitif qui ont

marqué une culture particulière — que ces figures aient réellement existé ou qu’elles soient 84

des formations culturelles mythiques. L’important étant qu’elles se calquent sur le modèle du Père primitif adoré et bafoué, tué et vénéré. Il s’en réfère par exemple à la figure de Jésus- Christ pour la culture chrétienne, avec le précepte qui y est corrélé dont il fera la critique bien connue : « aime ton prochain comme toi-même ». Freud en vient ainsi à postuler l’existence d’une « névrose sociale ». C’est-à-dire d’un état névrosé de la culture . Cette possibilité de 85

diagnostic est la conséquence directe de l’analogie structurale qu’il fait entre le surmoi du sujet et le surmoi de la culture :

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« On est en droit d’affirmer en effet que la communauté, elle aussi, produit un sur- moi, sous l’influence duquel s’effectue le développement de la culture. » 86

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Cependant, comme Lacan le souligne dans son discours de Rome , lorsqu’il s’agit du 87

matériel refoulé (ici les exigences du surmoi), c’est bien le vécu en tant qu’historicité que Freud convoque. Si c’est bien le meurtre du Père primitif et les renoncements pulsionnels qui s’ensuivent qui constituent pour Freud l’avènement de la névrose, tant au niveau individuel que social, ce sont bien les figures historiques de ce père qui donneront son caractère unique à cette névrose — culturelle ou individuelle . On repère donc ici, déjà chez Freud, une 88

articulation de considérations structurales et historiques — même si ceci n’est pas articulé en

Ibid., p. 329

83

Ibid., p. 329

84

Si l’on veut se reporter à un travail précis sur la névrose sociale, on pourra consulter :

85

LENOIR. J-L., Incidences subjectives de la structure du lien social contemporain. Approche théorico- clinique du nouveau malaise dans la civilisation, Thèse de Doctorat de Psychologie, sous la direction de Sidi Askofaré, Université d’Aix Marseille, 2010

FREUD. S., Le malaise dans la culture, op. cit., p. 328-329

86

Cf. supra., p. 34

87

Ibid., p. 329

ces termes précis.

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Cependant, Freud cerne les limites de ce diagnostic de névrose sociale, et invite à la prudence . Les éléments qui constituent selon lui une butée sont les suivants : 89

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• Les concepts psychanalytiques sont nés dans le cadre de la cure analytique. Transférer ces concepts — comme Freud le fait ici pour le surmoi — à l’analyse d’une culture n’est pas sans porter le risque d’une approximation dangereuse.

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• Là où pour la névrose « individuelle » le premier point de repère utile est le contraste marqué entre le sujet et son entourage — contraste qui signe la pathologie —, dans le cas des considérations sur une culture, ce point fait défaut.

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• À quoi pourrait donc servir une analyse de la névrose sociale puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour appliquer la thérapeutique nécessaire à la culture ?

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Voici donc des limites importantes que Freud, comme à son habitude, ne manque pas de souligner. Cependant il conclut ce développement en disant qu’en dépit de ces difficultés, on peut s’attendre à ce que quelqu’un, un jour, s’attelle à ce qui ressemble bien à une étude psychanalytique « des communautés culturelles » . Une phrase conclusive qui ne manque pas 90

de sonner comme un appel dans l’énonciation de Freud, mais qui conserve encore toutes les réserves qu’il émet à ce propos . Un appel qui ne sera pas laissé sans réponse puisque, 91

comme nous le verrons, Lacan reprendra ces questions à nouveaux frais.

!!

On peut donc déjà, à partir de cette œuvre fondamentale qu’est Malaise dans la

civilisation, dégager certains termes que nous devrons reprendre par la suite dans nos

considérations sur le lien social contemporain.

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Ibid., p. 331-332

89

Ibid., p. 332

90

Il faut en effet remarquer que selon les traductions, le qualificatif d’hasardeux est appliqué ou non à

91

ce que serait une étude psychanalytique des communautés culturelles. Un détail qui appuie tout de même les réticences que Freud oppose à un tel travail. D’où la prudence qu’il recommande.

Dans un premier temps, nous pouvons classer ces éléments en deux ensembles : ceux qui participent au travail civilisationnel et culturel, et ceux qui vont à l’encontre de ce travail.

Si nous avons placé Éros et Thanatos, les pulsions sexuelles et les pulsions de mort, dans ce qui s’oppose au travail civilisationnel, c’est bien parce qu’aucune pulsion ne peut être en accord avec la civilisation. C’est bien la thèse de Freud tout au long du texte. Même si Freud soutient qu’Éros, l’amour, est à la base de la civilisation — car ce sont bien les pulsions sexuelles qui poussent les humains à s’unir —, ce que Freud reconnaît à la base de la famille, la constitution familiale emporte déjà une restriction des pulsions sexuelles (interdiction de l’inceste, prescription de la monogamie et de l’hétérosexualité…). Chaque époque et chaque culture proposent une organisation qui limite ainsi la pulsion sexuelle. Mais de plus, la famille et l’amour sexuel s’opposent au social par leur caractère d’ « exclusivité » . 92

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« D’une part l’amour s’oppose aux intérêts de la culture, d’autre part la culture menace l’amour de restrictions sensibles. » 93

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Ainsi, les pulsions sexuelles vont être soumises au refoulement et inhibées quant à leur but sexuel afin de constituer la base des relations entre ceux dont le commerce sexuel est exclu par les exigences surmoïques culturelles et/ou individuelles — c’est-à-dire pratiquement toutes les relations d’une vie. Sans ce renoncement, il n’y a pas même de famille — qui

Participent au travail civilisationnel S’opposent au travail civilisationnel

• Le Surmoi (culturel et individuel)

!

• Le refoulement

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• Les renoncements pulsionnels

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• Les pulsions inhibées quant au but

!

• Sublimation, culpabilité inconsciente

• Les pulsions sexuelles et les pulsions de mort non dérivées quant au but

!

• Les symptômes

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• La satisfaction substitutive (portée par le Symptôme)

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« La famille ne veut pas donner sa liberté à l’individu. Plus la cohésion des membres de la famille

92

est étroite, plus ceux-ci inclinent souvent à se couper des autres {…} ». Ibid., p. 290

« À l’apogée d’un rapport amoureux, il ne subsiste plus aucun intérêt pour le monde environnant. » Ibid., p. 294

Ibid., p. 289

nécessite l’interdit de l’inceste — et encore moins une possibilité d’investissement des relations d’amitié ou de travail au-delà de la simple nécessité. Un renoncement qui n’est pas sans entraîner la formation de symptômes. Si Éros a bien pour fonction de « lier un assez grand nombre d’hommes les uns aux autres et de façon plus intense que n’y parvient l’intérêt de la communauté de travail » , ce n’est que dans la mesure où les pulsions sexuelles sont 94

travaillées par la culture :

!

« Pour accomplir ces desseins, la restriction de la vie sexuelle devient inévitable . » 95

!

En aucun cas Freud ne soutient que la pulsion sexuelle ou l’amour ont en tant que telles une fonction civilisatrice. C’est toute la complexité et le paradoxe que Freud affronte dans ce texte. Éros ne travaille pour la culture qu’à condition d’être affaibli, retravaillé par cette dernière. Ce qui en fait un ennemi du social dans ce qu’il emporte de jouissance . 96

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Les pulsions de mort, quant à elles, sont également refoulées devant l’angoisse de perdre l’amour de l’autre justement — amour de l’autre qui dérive ici de l’amour du Père. On voit bien ici le conflit — et l’articulation — entre Éros et Tantatos que Freud met au principe de la civilisation . Ce refoulement des pulsions de mort entraînera donc la culpabilité 97

inconsciente, mais viendra également s’articuler au symptôme comme Freud le précise. Une articulation que Freud place d’ailleurs directement au niveau de la pulsion. Une tendance pulsionnelle comporte des éléments libidinaux et agressifs, tout comme le symptôme :

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« Toute névrose dissimule un montant de sentiment de culpabilité inconscient qui, à son tour, consolide les symptômes en les utilisant comme punition. {…} Si une tendance pulsionnelle succombe au refoulement, ses éléments libidinaux sont

Ibid., p. 288

94

Ibid., p. 294

95

Cf. supra, p. 46, note n°92, deuxième citation.

96

Un conflit qui, on le voit, s’articule autour de la question du Père, c'est-à-dire de l’amour et de

97

l’hostilité envers ce Père. Ce qui vaut tout autant au niveau individuel que culturel - névrose sociale avons-nous précisée avec Freud.

transposés en symptômes, ses composantes agressives en sentiment de culpabilité. » 98

!

Ainsi, le symptôme constitue le retour de la jouissance que la culture refuse au sujet. Et la satisfaction substitutive qu’il porte est une satisfaction — de fait — a-sociale.

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