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C HAPITRE 4 E TUDE SUR LES MOTIVATIONS DES CHOIX LEXICAUX ET LINGUISTIQUES DANS LE LEXIQUE DES JEUNES DE LA DÉCHARGE

4.1. P RÉSENTATION DE L ’ ÉTUDE

4.2.1. La vie psychique et communication (code v)

Nous avons intégré ici les notions et faits qui portent sur la vision des choses et les manières dont les jeunes se construisent une représentation de la réalité. S’en dégagent alors des notions relatives à l’activité psychique et aux états de conscience de l’individu. D’autres notions insistent sur la représentation mentale, sur diverses manières de juger et de penser ; mais également sur les signes extérieurs, les attitudes et les gestes qui les communiquent. La vie psychique et communication (code v) rassemble de ce fait des notions ayant un rapport au mode de penser et à la manière d’agir.

Du point de vue quantitatif, les éléments composant le champ de vie psychique et communication (code v) représentent la partie la plus importante de l’ensemble des éléments lexicaux du discours, puisque ces derniers occupent 18,15% de la totalité. Si 9,58% des éléments lexicaux répertoriés sont d’origine étrangère, l’on observe que seulement 10 emprunts sont en situation de coprésence avec leurs correspondants lexico-sémantiques malgaches. En outre, la vie psychique et communication (code v) montre clairement qu’il y a une grande différence entre les garçons et les filles dans leur choix linguistique des termes utilisés. Les garçons emploient deux fois plus d’emprunts que les filles avec un rapport d’usage d’emprunts de l’ordre de 69,57% pour les garçons et 34,78% pour les filles. Les emprunts qui interviennent aux côtés de leurs homologues malgaches dans l’évocation des notions suggèrent l’idée de l’entente entre individus et aussi le soutien mutuel, l’appréciation

d’une situation perçue comme favorable ou au contraire, négative. Des emprunts sont également choisis pour exprimer des notions destinées à qualifier ou à justifier certains comportements ou attitudes.

Etant la thématique disposant de masse lexicale la plus étoffée, la vie psychique et communication (code v) englobe parallèlement en son sein divers éléments conceptuels qui détaillent la manière dont les jeunes perçoivent, développent et entretiennent leurs rapports avec autrui. La fonction descriptive des éléments réunis dans ce champ nous offrent une image aussi précise que fidèle des types de rapports existant non seulement entre les jeunes eux-mêmes, mais aussi et surtout entre eux et les autres membres de la société. Cependant, le discours de nos jeunes peut aussi avoir un aspect fonctionnel symbolique en ce sens que les choix des termes nous imposent parfois à adopter une interprétation qui va au-delà de ce qui est réellement dit. Les aspects à la fois communicationnels et symboliques que reflètent le langage des jeunes de la décharge se conçoivent ainsi autour des représentations, comme si ces dernières étaient la réplique mentale ou encore le reflet des points de vue et des images (Jovchelovitch 2005).

Allant des insultes et mots vulgaires, en passant par les mots de politesse ou encore d’expression d’humeur et d’état d’esprit, selon les circonstances, certains des éléments répertoriés sont imprégnés d’émotions et de sentiments, notamment lorsque les jeunes expriment leurs points de vue sur leurs conditions ou sur leurs situations. Par le biais de ces mots, ces jeunes lèvent ainsi le voile sur un ensemble de problématiques sociales, en particulier dans leur perception des rapports avec les autres catégories sociales et aussi parfois avec les tenants locaux du pouvoir. Le choix lexical est souvent marqué par une volonté de jeter l’anathème sur les formes d’injustice sociale dont ils se sentent les victimes. Une volonté qui est d’ailleurs plus particulièrement prononcée chez les filles que chez les garçons. Le choix des termes est dans ce cas délibéré mais aussi motivé par les attitudes et actes susceptibles de stimuler une certaine sensibilité.

D’autres termes suggèrent l’agressivité et parfois même la violence verbales, qui ne sont pas forcément attribuables aux jeunes faisant l’objet de cette étude. L’intention est certainement de décrire la réalité et le quotidien de ces jeunes et des habitants des environs d’Andranalitra. Toutefois, il ne s’agit pas seulement de moralité de langage, mais aussi d’intentions précises dans le choix des termes dont le contenu sémantique présente un ton accusateur de faits tels que la médisance, la dérision, le jugement arbitraire, la condescendance, la discrimination ou l’exclusion, ou encore la haine envers cette catégorie de la population. Les termes employés démontrent leur intention de dénoncer tous ces aspects

moraux. Ils nous invitent ainsi à réfléchir sur ce que la société d’aujourd’hui doit faire face et corriger en vue du rassemblement des différents groupes et catégories sociaux, et de la mise en application de la réinsertion sociale des jeunes marginalisés.

Toujours dans l’optique de dénonciation, les références à des violences et agressions physiques notamment entre pairs sont évoquées. L’existence de plusieurs termes renvoyant à l’acte de violence physique, notamment évoqué par les garçons, semble indiquer que les incidents sont une réalité dans cette communauté. Toutefois, l’agressivité ou la violence se présentent de façon particulière puisqu’il s’agit principalement d’une manifestation de rapport de force entre pairs mais aussi de leurs interprétations des manœuvres entreprises par des responsables de l’association qui représentent l’autorité au sein de la communauté. Les mesures punitives et disciplinaires imposées par les enseignants sont, par exemple, pointées du doigt par les garçons comme à l’origine de leur désintéressement de l’école, voire de leur choix d’évoluer dans un milieu hors de la portée d’un encadrement formel. Ce désintéressement les a amenés à chercher leur autonomie et leur indépendance ailleurs, et plus particulièrement à alimenter davantage leur refus d’adhérer à un système qu’ils perçoivent comme non accueillant et violent.

Outre les intentions de dénonciation des faits qui minent les rapports sociaux, l’on remarque chez les jeunes un attachement fort à des valeurs communes qui sous-tendent et dynamisent l’harmonie sociale. Les filles semblent être davantage sensibles aux concepts de la discipline, de la responsabilité, de l’éducation, du respect des règles et des lois qui régissent la collectivité. L’on note ici que l’usage des termes d’origine française comme règlement,

manadresse, fidresena (fr. de dresser, éduquer), ou discipline s’associe clairement à une

vision occidentale de ces notions – dont l’application se réalise à l’école ou dans le cadre de l’éducation orientée vers le civisme. Les éléments malgaches, susceptibles de partager les mêmes traits sémantiques et conceptuels, tels que dina, dinam-pokontany (code établis par la collectivité locale), fifehezana (règlements), sont apparemment choisis dans une vision collective et traditionnelle dans la recherche et le maintien de l’harmonie sociale et de l’ordre.

D’un autre côté, les garçons paraissent plus enclins à aborder la question de la solidarité, du soutien mutuel et de l’entraide. Il s’agit d’un ensemble de notions inévitables pour les jeunes d’évoquer dans la mesure où ces notions sont au centre de l’organisation de la vie en communauté à Andralanitra. Cependant, l’on note une divergence de points de vue chez les jeunes sur la nécessité de la présence de l’autorité. Certains jeunes y accordent un intérêt non seulement du point de vue de l’organisation sociale mais aussi pour des raisons personnelles. D’autres y voient une forme d’oppression et d’entrave à leur liberté. Ces prises

de position conceptuellement opposées surviennent fréquemment dans les opinions formulées, notamment dès qu’il s’agit de l’école ou bien d’autres structures institutionnelles telle que l’association.

S’expriment également les craintes et les préoccupations des jeunes face à la réalité à laquelle ils sont confrontés ; notamment le fait d’être livrés à eux-mêmes et ne pas savoir quelle perspective d’avenir les attend. Ils dépeignent ainsi d’autres facettes de la vie des jeunes de la décharge, une vie partagée entre le fait de vaquer au ramassage d’objets sur la décharge et la déambulation. Evoquer ces aspects de leur vie permet à ces jeunes de formuler la volonté et l’aspiration tantôt personnelles tantôt communes de changer les choses et de se soustraire de leurs situations actuelles. Dans cette démarche, les garçons parlent de changement avec plus de pragmatisme que les filles, qui semblent traiter cette question avec plein de sensibilité et de sentiments. Cependant, les garçons aussi bien que les filles reconnaissent l’importance de l’endurance, de l’effort et de l’initiative en vue de réussir à changer les choses.

La perception que les jeunes se font d’eux-mêmes ou de leurs pairs, tout particulièrement en ce qui concerne les habitudes et les comportements de chacun, est également largement abordée dans leur discours. Certains termes, davantage employés par les garçons que par les filles, se réfèrent à des cas de dépendance telle que la consommation d’alcool ou de tabac, mais aussi à l’importance de la dignité, de la droiture et de la responsabilité. Par le biais des mots qu’ils choisissent, ces jeunes portent aussi un jugement sur les situations ou les choses auxquelles ils font face en s’appuyant notamment sur les conséquences que celles-ci pourraient entraîner, et également sur leur degré d’importance ou de gravité. Ils s’expriment ainsi de manière tantôt descriptive et parfois pittoresque, tantôt plus ou moins nuancées et indirectes. Les mots ne nous renseignent pas seulement sur les réalités mais portent surtout des indices sur leur état d’esprit face à ces réalités décrites. L’on relève ainsi dans leurs propos divers termes qui suggèrent notamment l’errance et le désintéressement aux choses de la vie, et la perte de repère tant social que culturel.

Le jugement que portent les jeunes sur les autres s’apparente à une défense de position personnelle. Juger l’altérité, c’est porter un jugement sur soi. Le regard critique sur l’autre est de ce fait une présomption de refus de reconnaissance en soi des défauts, mais aussi des qualités que l’on n’ose pas affirmer. C’est en quelque sorte une manière de rejeter ce qui pourrait être troublant à dire sur soi. Toutefois, il ne s'agit pas de déni. Ces jeunes s’engagent dans un jeu qui consiste à souligner à la fois ce en quoi ils ressemblent aux autres et ce en quoi ils sont différents. Cependant, en disant davantage sur le caractère de ce que seraient les

autres, les jeunes s’impliquent à faire autant sur eux-mêmes. C’est ainsi une autre manière de se remettre en question et de reconsidérer son expérience personnelle. Le jugement assume alors une double fonction, un acte défensif contre d’éventuel jugement empreint de sentiment d’injustice sociale que les autres pourraient porter sur soi, mais il s’agit aussi d’une quête de légitimité à leur propre existence.

4.2.2. L’affectivité (code viii)

L’affectivité se définit comme l’ensemble des sentiments et des émotions, ainsi que leur manifestation en réaction à une action ou un fait quelconque. Longtemps mise en opposition à la rationalité, à l’intellect, l’affectivité est l’évidence de notre sensibilité. Cette dernière fait partie des choses universelles à l’Humanité : des êtres capables d’avoir et d’exprimer des sentiments ou des émotions, qui ne sont ni réfléchis ni définis au préalable. L’interaction entre la rationalité et l’affectivité entraîne la déstabilisation de l’une par l’autre. Nos sentiments et aussi nos émotions influent ainsi sur notre intellect ; ce qui modélise la vie psychique d’un individu. Si l’immédiateté caractérise nos sentiments en ce sens que « le propre du sentiment est de surgir en soi-même dans les qualités que le cœur éprouve » (Carfantan 2006), force est cependant de rappeler le lien étroit entre le sentiment, l’émotion, la représentation qui interagissent les uns sur les autres.

Si le sentiment est quelque chose de principalement passive et durable, l’émotion se distingue par sa confusion, son intensité et son aspect très réactif. L’émotionnel se particularise également par son lien étroit avec l’expérience vécue par le sujet dans le passé ; ce qui lui confère le statut de passif inconscient. Ainsi, les éléments lexicaux étudiés dans cette sous-partie concernent les éléments conceptuels qui touchent et concernent les sentiments et les émotions. L’intérêt est de chercher à comprendre la manière dont les jeunes de la décharge manifestent et expriment leurs affectifs à travers les mots qu’ils emploient, et les nuances et les motivations qui s’en dégagent.

Par ailleurs, nous avons également inclus dans cette sous-catégorie des éléments conceptuels et lexicaux ayant pour fonction l’appréciation et l’expression du caractère et de la personnalité d’une personne. Un des faits marquants observés lorsque les jeunes emploient les termes ayant trait à la personnalité est toujours la vive intention de vouloir juger l’autre. Pourtant, ce jugement, ou plus précisément, cette représentation fonctionne très souvent comme un miroir, c'est-à-dire une projection sur l’autre de ce qu’on ne souhaite pas dire sur soi. Certes, face à diverses situations, chacun adopte des réactions différentes, ce qui conditionne son comportement et son attitude. Dans le discours des jeunes, l’on retrouve une

diversité de termes y faisant référence même si entre les filles et les garçons, les choix lexicaux opérés ne sont pas toujours les mêmes.

Les éléments se rapportant à l’Affectivité (code viii) représentent 4,43% de la masse lexicale du discours de nos jeunes de la décharge. L’on y dénombre seulement 8 emprunts (6,84%) dont 5 sont employés par les garçons et 3 par les filles. Le choix des termes portent une fonction claire : celle d’aborder la problématique des états affectifs de l’individu. Ces éléments sont largement énoncés en malgache sauf dans certains cas où l’usage d’emprunts intervient tantôt comme alternative pour exprimer des idées abstraites, tantôt face à la difficulté de les évoquer dans la langue malgache. Prenons le cas de sérieux, faiblesse ou

complexé. D’autres emprunts par contre acquièrent de nouvelles acceptions dans le langage de

ces jeunes tels artificiel (fr. non sincère), revy (fr. rêve ; plaisir), etc.

D’emblée, l’on note que les jeunes semblent exprimer leurs impressions davantage sur les défauts de la personne qu’à ses propres qualités. Les garçons sont largement plus expressifs que les filles dans cette manœuvre, et soulèvent des faits qu’ils jugent contraires à la morale et à la bienséance. Chez les garçons, l’accent semble être porté sur leur sensibilité et leur jugement des aspects moraux tels que l’hypocrisie, la déviance, la haine, et la passivité, etc. Quand aux filles, elles semblent plus sensibles à des notions liées à la fierté, mais aussi à d’autres notions tels que l’entêtement, l’inefficacité ou à l’échec. D’autres éléments lexicaux encore nous renvoient à la perception des circonstances ou évènements entraînant des réactions et la formulation de divers points de vue des jeunes. Largement évoqués en malgache, les termes y afférents reflètent, plus particulièrement, l’état d’esprit des jeunes face à leurs préoccupations, au manque de moyens, mais aussi au ras-le-bol collectif, à un avenir incertain et à l’anxiété.

Qu’il s’agisse de décrire la personnalité et le caractère d’une personne, ou de donner un jugement d’appréciation d’une situation ou d’un objet, le langage des jeunes de la décharge nous fournit ici des indices sur leur manière de voir les choses d’un point de vue critique voire même introspectif. En employant ces termes, les jeunes accordent ainsi à leur discours une double fonction. L’intention de porter un regard critique sur les autres tout en projetant indirectement le jugement sur soi, et inversement.