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C HAPITRE 4 E TUDE SUR LES MOTIVATIONS DES CHOIX LEXICAUX ET LINGUISTIQUES DANS LE LEXIQUE DES JEUNES DE LA DÉCHARGE

4.5. L ES AUTRES TYPES D ’ INFORMATIONS

4.5.2. Indicateurs de valeurs quantitatives et mesurables (code : xi)

Les notions relatives à la quantité et aux objets ou valeurs mesurables sont inévitablement récurrentes dans tous les discours. Elles couvrent plusieurs domaines dont les éléments du système international d’unités, les indications de temps ou de mesures spatiales ; l’appréciation de dimensions, de poids ou de volume ; mais également de couleurs, etc. La grande majorité des notions de mesures sont habituellement exprimées avec des vocables standards des systèmes de valeurs et de mesures internationaux.

Les nombres expriment non seulement la quantité mais aussi la réitération ou la répétition. En ce qui concerne ces derniers, le malgache dispose d’une construction figée selon le modèle {préfixe in-+numéral cardinal} – sauf devant [p] et [b], où pour des raisons d’adaptation phonétique, in- devient im- – ; aucune forme d’emprunt n’est employée pour exprimer la répétition ou la réitération. Il en est de même pour les numéraux cardinaux ou les nombres ordinaux, dont la construction suit le modèle {préfixe faha-+numéral}, à l’exception de voalohany (premier). Cependant, il importe de rappeler que certains nombres ordinaux français, ayant parfois gardé leurs caractéristiques phonétiques d’origine, ou ayant été adaptés aux règles de la phonétique malgache, sont fréquents principalement dans la désignation des niveaux scolaires.

Néanmoins, les jeunes utilisent davantage les emprunts dans l’indication de dates ou de périodes particulières et précises telles que les années (deux mille, deux mille deux), les périodes (six mois), ou encore l’âge (vingt ans, vingt deux ans). La concurrence entre le français et le malgache est d'ailleurs constatée dans ces domaines. Le choix linguistique est souvent délibéré, mais les cas que nous avons rencontrés dans notre matériau d’étude sont insuffisants pour déterminer une éventuelle prise de position du locuteur par rapport à la situation linguistique qui prévaut à Madagascar. Il s’agit en effet d’une question d’habitude influencée par la société et son histoire en général. L’usage des emprunts, notamment dans l’indication des années, pourrait s’expliquer d’ailleurs par une mise en œuvre d’économie de la parole. Lorsque l’énonciation d’une année en malgache s’avère plus verbeuse, le locuteur est souvent tenté de le dire en français. Le choix linguistique peut être délibéré mais il est aussi possible qu’il soit inconscient et motivé par un souci de commodité.

Même si les Indicateurs de valeurs quantitatives et mesurables (code xi) ne représentent que 5,70% de la masse lexicale globale, il est évident que ces éléments lexicaux jouent un rôle important dans le discours. 19,87% des termes entrant dans cette sous-section sont des emprunts. Toutefois, il n’y a pas d’écart notable entre les garçons et les filles en ce qui concerne les choix linguistiques des termes employés, puisque les garçons utilisent 50% des emprunts répertoriés dans ce domaine contre 56,67% par les filles.

Un autre aspect lexical qui mérite l’attention concerne l’expression de l’incertitude ou de l’approximation, c'est-à-dire lorsque les valeurs ne sont pas précises. Le malgache dispose d’éléments lexicaux pour les énoncer. Cette langue a aussi des constructions morphologiques qui altèrent la désinence d’un terme, ou qui y ajoutent des éléments de nuances et d’ambiguïté de sens. Parmi ces procédés, la duplication est la plus couramment utilisée en ce sens qu’elle permet d’exprimer l’imprécision, l’incertitude, la superlativisation relative de supériorité ou

d’infériorité. Il rend également possible l’expression de l’idée de la pluralité, de la diversité, et la relativisation de sens. Ce procédé n’intervient pas uniquement dans l’altération sémantique des termes faisant référence à la quantité ou aux idées de mesures, mais dans tous les autres domaines conceptuels.

La duplication s’applique aussi aux emprunts pour les mêmes raisons. Considérons les exemples suivants : betsaka (plusieurs, nombreux) par opposition à betsabetsaka (un peu plus nombreux), kely (petit) par opposition à kelikely (plus petit), ngeza (gros, grand) par opposition à ngezangeza (un peu plus gros, un peu plus grand), amanetsiny* (des centaines de milliers) par opposition à amanetsinetsiny (plusieurs centaines de milliers), fety (fr. fête) par opposition à fetifety (fr. fêtes), etc. En outre, l’on observe une concurrence entre l’emploi d’emprunts et des éléments malgaches dans l’expression de la proportion sur la centaine, ou le pourcentage, isan-jato par opposition à pour cent ; et aussi dans l’expression des idées de valeurs comme dobila (fr. double) par opposition à roa heny (deux fois plus), ou moyen(ne) par opposition à eo ho eo (moyen/ne), etc.

De surcroît, la cohabitation du franc malgache et de l’ariary (la devise locale actuelle) à Madagascar depuis son indépendance est un fait. La nouvelle politique monétaire mise en œuvre par l’Etat depuis 2005, préconisant l’usage exclusif de l’ariary, n’ont pas effacé la concurrence linguistique historique dans le langage courant des Malgaches. Le choix linguistique dans l’énonciation d’une somme d’argent ne dépend pas uniquement de la nature des rapports entre le locuteur et son interlocuteur, mais aussi et surtout de la caractéristique de la somme à indiquer, et de la désignation monétaire à utiliser ; c'est-à-dire le franc malgache ou l’ariary. Le franc malgache est estimé à un cinquième de l’ariary, ce qui suppose qu’une valeur précise sera exprimée de deux manières avec deux montants différents.

Les sommes rondes en centaines ou en milliers sont exprimées tantôt en malgache tantôt en français. Toutefois, lorsqu’elle est annoncée en français, il nous vient à l’esprit qu’il s’agit d’une valeur en franc malgache ; pareillement, une somme ronde exprimée en malgache est une valeur en ariary. Par le truchement d’une convention sociale tacite, la langue permet de déterminer l’unité de valeur qui est généralement omise dans le langage parlé. Par exemple, sivinjato [Ø+ariary] (900 ariary) par opposition à 4500 francs malgaches*, efapolo [Ø+ariary] (40 ariary) par opposition à deux cents francs malgaches*, etc. ou un million cinq

cent [Ø+francs malgaches] par opposition à telo hetsy ariary* (trois cents mille ariary), six mille [Ø+francs malgaches] par opposition à telon-jato ariary* (300 ariary), etc. Cet état de

fait non seulement conforte la dualité ariary/franc malgache dans le contexte monétaire malgache, mais elle peut aussi être à l’origine de confusion et de malentendu.

4.6. CONCLUSION

Cette étude est riche en renseignements sur les jeunes de la décharge. Leur langage assume une fonction symbolique très forte en ce sens que ce dernier exprime à la fois leurs intentions et leurs points de vue. Les mots décrivent sans ambages leur état d’esprit. Les filles, par exemple, expriment à travers les mots qu’elles choisissent leur sensibilité, leurs sentiments. Elles accordent une grande importance aux notions de responsabilité et de discipline, ainsi qu'à la sécurité et à l’éducation. Quant aux garçons, ils portent un regard plutôt pragmatique sur la vie et prônent la solidarité et l’entraide. Un autre fait saillant qui découle de cette étude concerne le jugement que les jeunes portent sur autrui et l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. En soulevant les différences et les valeurs qui les rassemblent aux autres membres de la société, nos jeunes affichent leur volonté d’affirmer et de défendre leur identité et d’insister sur la légitimité de leur existence. Si les garçons semblent davantage être enclins à s’exprimer sur les questions liées à la tradition, à la religion, à l’attachement aux valeurs socio-identitaires et culturelles malgaches, ils portent également un regard plutôt rétrospectif, voire passéiste, de leur vie. Ils sont préoccupés par la survie et l’envie de changer les choses, autant que les filles ; pourtant ils ont tendance à s'intéresser davantage aux manières d’y parvenir. Les filles, quant à elles, pensent plutôt aux résultats et aux bénéfices que l’on pourrait tirer des actions entreprises, et tournent leur regard vers l’avenir.

En ce qui concerne l’état de la langue malgache, quelques observations peuvent être avancées. D’emblée, l’érosion lexicale liée au phénomène d’emprunt est particulièrement palpable dans plusieurs domaines, notamment celui du développement des compétences et des capacités, des activités professionnelles, des noms d’objets et de l’activité psychique. Sans vouloir nous verser dans la dramatisation, les constats, qui ont été faits sur les motivations et les choix linguistiques des mots employés par les jeunes en situation de marginalisation, contribuent à dresser en partie l'état des lieux actuel de la langue malgache. Chez nos jeunes de la décharge, il s’avère qu’il y a presque une chance sur cinq de rencontrer un emprunt dans leur discours.

Les langues du Sud, comme le malgache, doivent réagir face à la pénétration grandissante des éléments étrangers dans leurs fonds lexicaux et conceptuels. Le purisme linguistique et les sentiments de nationalisme visant à protéger ces langues des influences et d’invasion des langues internationales dominantes ne feront toutefois qu’aggraver leurs situations. En effet, à force de rejeter systématiquement les emprunts, on risque d’isoler ces langues moins puissantes sur le plan international, et aussi d’entraver l’épanouissement et

l’entrée de ces cultures du Sud dans la culture mondiale. L’on s’accord à dire que le phénomène d’emprunt pourrait être perçu comme à l’origine de l’érosion d’une langue hôte sur le plan lexical. Il serait également à l’origine de la disparition progressive des valeurs socioculturelles et identitaires de ces communautés linguistiques. Cependant, les emprunts sont également porteurs de nouveautés, de nouvelles réalités et visions des choses que ni la culture ni la langue hôte ne disposent pas toujours de moyens d’exprimer. De ce point de vue, il devient pertinent pour ces langues de trouver le moyen de rétablir (ou maintenir) l’équilibre de leur enrichissement notionnel et lexical et d’atténuer l’impact de l’érosion lexico- culturelle.

A défaut de mettre en place une politique pérenne et efficace pour prendre le contrôle de la situation, les langues du Sud comme le malgache perdront davantage le terrain dans la guerre des langues. Les valeurs socioculturelles et identitaires véhiculées par les mots risquent de disparaitre progressivement à jamais, au détriment de la diversité, et au profit de l’implantation d’une culture et d’une vision des choses plus monolithiques et globales. La langue malgache d’aujourd’hui est porteuse des traces des mutations socioculturelles occasionnées par les pressions de la pauvreté et la fracture sociale, par l’absence de mesures linguistiques efficaces, par les effets de la mondialisation. L’on admet que les néologismes se créent constamment, des éléments lexicaux gagnent de nouvelles acceptions, alors que d’autres glissent dans la désuétude et disparaissent de l’usage. C’est un phénomène courant dans toutes les langues du monde. Cependant, la disparition d’un élément lexical ne signifie pas toujours l’effacement de son contenu notionnel originel, dans la mesure où le nouveau terme qui prend sa place porte la même essence.

Enfin, grâce à cette étude, il nous est possible de contribuer à évaluer l’impact des mutations socioculturelles et identitaires d’une communauté en marge de la société, même si l’analyse réalisée est limitée à une fraction déterminée de la population. Il est certain que les choses se présentent différemment selon les catégories et les groupes sociaux, d’où la nécessité de mener une étude d’envergure nationale et inclusive pour nous rendre compte réellement de l'état des lieux de la situation sociolinguistique à Madagascar.

PARTIE 3 : LES CODES ET LES VALEURS CULTURELLES DU POINT DE VUE