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C HAPITRE 4 E TUDE SUR LES MOTIVATIONS DES CHOIX LEXICAUX ET LINGUISTIQUES DANS LE LEXIQUE DES JEUNES DE LA DÉCHARGE

4.4.2. Des circonstances (code iii)

Les Circonstances (code iii) rassemblent les notions relatives aux évènements et celles qui ont rapports avec l’expression des conditions de vie des jeunes. Les situations des membres de la communauté étaient au centre des discussions que nous avons eu avec les jeunes. Il s’agit surtout de nous renseigner sur leurs visions des choses et leurs points de vue, exprimés avec leurs propres mots. Nous avons ainsi noté que les éléments lexicaux servant à décrire les situations vécues varient d’un individu à l’autre.

Les éléments lexicaux qui entrent dans ce domaine des Circonstances (code iii) occupent 7,18% du lexique global, dont 12,63% sont des emprunts. Parmi ces derniers, seuls 4 termes (16,66%) sont employés en coprésence de leurs équivalents lexico-sémantiques malgaches. Toutefois, l’écart entre les garçons et les filles est considérable lorsqu’on regarde de près leur choix linguistique des termes utilisés. En effet, 70,83% des emprunts répertoriés dans Circonstances (code iii) sont employés par les garçons contre 33,33% par les filles. Ce qui suppose que les filles emploient deux fois moins d’emprunts que les garçons dans ce domaine. En général, les premières impressions qui se dégagent de l’examen de ce lexique offrent l’image de la souffrance de l’exclusion et la pauvreté. Ce sont d’ailleurs deux thèmes majeurs autour desquelles gravitent les ensembles d’idées véhiculées par les jeunes.

Lorsqu’il s’agit de parler des situations des jeunes de la décharge et des autres membres de leur communauté, il s’avère que les garçons emploient davantage de diversité de termes que les filles. Ils offrent non seulement leurs points de vue sur leurs conditions de vie, mais décrivent également leur état d’esprit. Les jeunes garçons emploient différents termes suivant l’intensité et l’ampleur des difficultés. Certains termes mettent l’accent sur la lutte pour la survie et comparent parfois leur quotidien à une situation qui rappelle une guerre immuable. Par exemple : ady aman’aina (combat à mort), adim-piainana (lutte pour la

survie), ataky (fr. attaque, difficultés), fahirano (fr. état de siège, noyé dans les difficultés) etc. D’autres termes véhiculent des sentiments intenses ou expriment les perceptions des choses telles que les garçons les éprouvent. Par exemple, fahoriana (malheur), gidragidra (très dur, difficile), mafy (dur, difficile), olana (problème), prôblema (fr. problème), krizy (fr. crise, difficultés), lasibatra (fr. la cible, faire les frais de quelque chose), etc.

En ce qui concerne les filles, elles adoptent un langage empreint de sensibilité et d’émotions, et qui met en exergue leur interprétation et leur vision des choses. Dans cette optique, nous avons recensés des termes très évocatifs comme fijaliana (souffrance), lavo (tomber par terre), mahita faisana (filer le mauvais coton), mampihidy vazana (faire frissoner), mihatra aman’aina (litt. qui affecte la vie), mangidy (amer), etc. Tous ces éléments expriment ainsi les souffrances non seulement physiques mais psychologiques que les jeunes et les autres membres de la communauté ressentent en rapport à leur situation. Le choix aussi bien linguistique que lexical n’est pas anodin, mais plutôt motivé par une intention délibérée d’extérioriser ces sentiments de frustration, de souffrance et de désarroi, etc.

Les éléments lexicaux faisant référence au temps, et aux divers évènements et à leur chronologie, ne représentent aucun intérêt particulier du fait que ce sont des termes courants dans le langage quotidien. Cependant, force est de rappeler que certains noms d’évènements portent les stigmates des conflits historiques des langues en présence à Madagascar. Par exemple, les jours fériés ou les jours de fêtes, particulièrement chrétiennes, sont souvent exprimés par le biais d’emprunt tel que Paka (Pâques). D’autres jours ou évènements peuvent être dits dans les deux langues, à l’instar de trente un (fr. 31 décembre, la fête de fin d’année) par opposition à faran’ny taona (fin d’année), mariazy (fr. cérémonie de mariage) par opposition à fanambadiana (cérémonie de mariage), etc. Ces cas de coexistence sont d’ailleurs fréquents dans les discours au quotidien et ne constituent pas une forme de prise de position politique du locuteur vis-à-vis des langues en présence. Toutefois, l’on peut soulever un aspect particulier d’usage des emprunts, notamment dans le choix inconscient de certains termes qui pourrait nous renseigner, par exemple, sur l’affiliation religieuse du locuteur.

En effet, il y a des termes qui sont susceptibles d’être davantage employés par les membres d’une église que ceux d’une autre. L’appellation de certains évènements religieux, notamment dans la foi chrétienne, est influencée par la culture qui est à l’origine de la première implantation des différents courants du christianisme à Madagascar au 19ème siècle.

Par exemple, le vocabulaire de la confession catholique est particulièrement marquée par la présence d’emprunts d’origine française ou latine ; et celui de la confession protestante par des emprunts d’origine anglo-saxonne. Même si ces tendances tendent à disparaître

progressivement dans le langage au quotidien, l’on observe toujours des formes de coprésence, voire de concurrence lexicale étrangère dans le vocabulaire malgache. Il est ainsi fréquent de rencontrer des termes d’origine française comme batemy (fr. baptême), Noely (fr. Noël), evanjely (fr. évangile), etc. dans le discours catholique, alors que dans le discours des églises protestantes, on pourrait avoir batisa (ang. baptism), Krisimasy* (ang. Christmas),

epistily (ang. Epistle), etc. qui sont d’origine anglaise.

Toujours sur la même ligne d’observation, il importe de rappeler que si les jours de la semaine sont dits en malgache, les mois sont toujours exprimés par le biais d’emprunts tantôt de l’anglais, tantôt du français. Par exemple, janoary* (ang. January) vs janvie* (fr. janvier),

febroary* (ang. February) vs fevrie* (février), mois d’août (mois d’août) vs aogositra* (ang.

August) etc. Notons particulièrement la construction (t)amin’ny mois de + [nom de mois en français], qui semble être fréquent dans la production orale spontanée en malgache au même titre que (t)amin’ny volana + [nom de mois en français]. Ces exemples nous démontrent que la langue malgache est le théâtre d’affrontement d’influence séculaire du français et de l’anglais. Elle est également en concurrence avec ces deux langues dans l’expression des notions non seulement importées de ces cultures étrangères, mais aussi pour des choses ordinaires pour lesquelles la langue malgache dispose des éléments dans son fonds lexical propre pour les exprimer.