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C HAPITRE 1 D U MONOLINGUISME AU BI MULTILINGUISME : R APPEL DE LA SITUATION SOCIO LINGUISTIQUE À M ADAGASCAR

1.1. L A LANGUE MALGACHE

1.1.5. Etat des lieux du malgache actuel

1.1.5.1. Le lexique malgache

Il est évident que les langues se développent chacune à leur manière et évoluent plus rapidement les unes que les autres. Même les grandes langues d’aujourd’hui, de par leur histoire, ont toutes été auparavant des langues non développées. Les contacts avec

16 Cf. Loi d’orientation du système éducatif malgache, 1995 ; Décision n° 1001-90 relative à l’usage des langues dans les établissements scolaires des niveaux I, II, III, 1990 ; Note circulaire du 7 juillet 1992 relative à la réorganisation de l’enseignement primaire ; Note circulaire du 15 juillet 1997 relative à l’amélioration du niveau du français dans l’enseignement primaire et secondaire, etc.

d’autres langues et cultures permettent à une langue de s’enrichir et d’élargir son patrimoine lexicosémantique. Le même phénomène se produit avec le malgache qui fait face aujourd’hui à des besoins d’aménagement et d’ingénierie linguistique qui marchent, pour pouvoir suivre l’évolution des choses, garder son intégrité et accueillir de nouvelles notions. Face à la mondialisation, au développement des échanges entre les cultures, au progrès de la technologie de l’information et de la communication, cette langue se doit d’être mieux équipée pour répondre efficacement aux besoins du développement de la société malgache et de sa culture. Ainsi, la modernisation et l’instrumentalisation du malgache sont autant nécessaires afin de le doter des éléments qui lui sont indispensables pour servir d’outil de communication efficace dans tous les aspects de la vie et dans toutes les situations de communication (Rabenoro 1995 : 353).

Un des aspects de la langue à être touchés par les actions et les interventions nécessaires à l’actualisation du malgache concerne son fond lexical. Il s’agit d’interventions visant à étoffer le vocabulaire de la langue dans divers domaines, et tout particulièrement, le remplacement autant que faire se peut des emprunts par des termes issus du fond local. Relayés par les médias et l’école, des éléments lexicaux nouveaux sont entrés dans l’usage « du moins dans la capitale » (Rabenoro 2006b). Des efforts considérables de diffusion et de prise de conscience auprès des usagers restent toutefois à mettre en œuvre pour que la population puisse adhérer à ces initiatives de préservation de l’intégrité de la langue nationale.

Il est toutefois important de rappeler que la modernisation de la langue malgache ne dépend pas uniquement de la diffusion et l’adoption de ces nouvelles mesures. Les habitudes, les attitudes et les comportements vis-à-vis de la langue, lesquelles modèlent son usage dans la société, pourraient être autant d’obstacles à la préservation de son intégrité et à son développement. Bemananjara Zefaniasy (2003) est très critique et crève l’abcès en déplorant les préférences de certains usagers au français lorsqu’il s’agit des « choses sérieuses ». Il pointe aussi d’un doigt accusateur les erreurs et les fautes récurrentes ainsi que le mélange codique excessif des autres usagers dans leur emploi de la langue maternelle. Malgré la prise de conscience et l’effort affiché de certains intellectuels et de l’élite de parler un malgache « pur et transparent », il reste toutefois que ces derniers se sentent plus à l’aise à travailler en français ; une langue dans laquelle ils ont été formés et travaillent (Chaudenson 2000).

Par ailleurs, une partie de la population malgache, notamment en milieu urbain, snobe sciemment ou non la langue maternelle. Une autre partie, de plus en plus animée

par un éveil de conscience linguistique nationaliste sinon puriste, prône en faveur de l’intégrité de cette langue en évitant autant que possible le métissage dans les discours. Ils reprouvent de ce fait l’usage du mélange codique qui est pourtant une réalité quotidienne. Que ce mode d’expression soit conscient, ce qui relève d’une affirmation identitaire, ou inconscient, comme une interlangue, l'on estime qu’il obéit « le plus souvent au principe de la simple fonctionnalité communicative: ‘ce qui compte c'est de se faire comprendre’ (...) » (Bavoux 2001). En d’autres termes, il s’agit d’une question de commodité. Cependant, pour ceux qui sont contre le mélange codique, l’usage de mots français dans un discours en malgache est un délit ou un crime contre la langue. La fluidité de la communication étant de rigueur, l’attitude en faveur de la sauvegarde de la pureté de la langue reste toutefois très éveillée. En effet, même si l’emploi des emprunts est davantage généralisé, et non seulement dans les domaines techniques et spécialisés, « la conscience de leur origine demeure même s’ils sont d’usage quotidien » (Chaudenson, 1979 : 582). De toutes les manières et quoi qu’on dise, le malgache standard, le français et l’anglais sont exogènes pour la grande majorité ; et leur usage est la prérogative d’une minorité urbaine d’élite et d’instruits. Les autres catégories de la population ne disposent que d'une connaissance partielle ou approximative de ces outils de communication.

A l’instar des autres pays, Madagascar subit constamment le phénomène universel de transfert de concepts. De tels phénomènes reculent constamment les limites du champ conceptuel du malgache si bien que cette langue échoue parfois de combler les vides dans la création des moyens lexicaux appropriés à ces nouveaux concepts (Ranaivoson 2000 : 61). La concurrence des emprunts, intégraux ou partiels, avec des termes malgaches, notamment dans le langage courant, est fréquente.17 Les emprunts

sont entrés dans l’usage aux côtés de leurs équivalents malgaches, dans autant de domaines que la religion, l'administration, l’équipement ménagers et l’ameublement, la construction, l’équipement et les pratiques militaires, l’économie etc.

Des cas de glissement de sens de certains emprunts sont par ailleurs constatés dans la langue malgache. Par exemple, polisy se réfère à la fois à l’agent de la sécurité publique, au poste de police, et au corps de la police. Il en est de même avec le terme

17 Par exemple, hopitaly/dispensaire vs tobim-pahasalamana ; arrondissement vs boriborintany ; président/prezidà vs filoha ; taratasy (lettre) rekomande vs taratasy tsy very mandeha ; depiote vs

solombavambahoaka ; fonkisionera vs mpiasam-panjakana ; mariazy vs fanambadiana ; timbre vs hajia ;

zandary18, malgré l’existence du terme zandarimaria19 ou tobin’ny zandary20. D’autres

emprunts sont entrés dans des domaines d’application qui ne leur sont pas conférés dans leur langue d’origine. Ils concernent, par exemple, les noms de certains métiers qui sont devenus, grâce à l’affixation de la particule nominale Ra- ou Da-, des surnoms par lesquels certaines personnes sont appelées dans un registre plus familier. Le médecin ou

dokotera, est familièrement appelé par troncation Radoko ; une sage-femme, Rasazy, un

prêtre, Damôpra ; un pasteur, Dapasy ; etc., donnant ainsi à ces termes une charge affective.

Le progrès technologique a également poussé le malgache à l’inventivité lexicologique en créant des néologismes ou en réalisant de nouvelles attributions de sens à certains termes déjà existants, ou encore par l’intégration d’emprunts. A l’aide d’un procédé de modulation par substitution, l’ordinateur passe de ordinatera à

solosaina ; solo ayant le sens de substitut et saina l’intelligence, la pensée. Solo est

d’ailleurs utilisé dans la malgachisation des noms d’objets ordinaires tels que les lunettes, solomaso (substitut des yeux), une prothèse dentaire ou un dentier, solonify (substitut de dents) ; ou autres types de prothèses comme solotanana (prothèse de main ou d’avant-bras) ou solotongotra (prothèse de jambe), etc. Le calque entre également dans la formation d'autres néologismes. Tantôt, il revêt un aspect phonétique comme dans mailaka21 (mail, courriel), someso (sms), aternieto22 (internet). Tantôt les calques

sont d’ordre sémantique comme dans arrondissement vs boriborintany, allaitement maternel vs fampinonon-dreny, tribunal de première instance vs fitsarana ambaratonga

voalohany, etc.

Enfin, les hybrides sont aussi courants. Dans la majorité des cas, ils sont constitués d’éléments français et malgaches comme dans mandat tsotra (mandat simple), mandat karatra (mandat carte), radiom-pirenena (radio nationale), etc. (Ranaivoson 2004b). Les néologismes sont adoptés par les usagers, mais parfois leur utilisation se confronte à une forte concurrence avec les emprunts intégraux ou partiels. Il s’avère également que d’autres néologismes disparaissent, notamment dans la capitale et les grandes villes, où l’influence de la langue française, synonyme de prestige et d’une certaine réussite sociale et culturelle, modèle le langage et les choix lexicaux des usagers. La légitimation des emprunts est alors conditionnée par la réception dans la

18 Qui désigne à la fois le gendarme, le corps de la gendarmerie, et le camp de la gendarmerie. 19 Gendarmerie.

20 Camp ou poste avancé de la gendarmerie.

21 Le sens premier de mailaka étant rapide, qui agit vite. 22 Aterineto, de aterina eto, litt. amener ici.

norme sociolinguistique de la communauté linguistique en ce sens que le mot étranger est « accepté par la majorité des locuteurs (…) et considéré par le fait même comme une unité lexicale intégrée dans l’usage d’une langue et comme faisant partie de son corpus » (Loubier 2003 : 40).

1.1.5.2. Le variaminanana ou le mélange codique

Dans la société malgache, les échanges et les conversations avec autrui se font généralement en malgache. Il est cependant courant de noter dans les productions langagières l’usage de quelques mots et expressions français. L’usage de ces emprunts dépend parfois du niveau d’instruction des interlocuteurs, ou bien du type de rapport existant entre l’un et l’autre. Plus le niveau d’instruction des deux interlocuteurs est avancé, plus il y a de chance qu’ils utilisent davantage d’emprunts, des termes plus techniques, plus abstraits et spécialisés. Le mélange codique tient souvent une fonction d’économie linguistique ou de commodité. Le choix des mots est délibéré. L’usage des emprunts est parfois motivé par la nécessité d’exprimer certains concepts occidentaux, notamment techniques et abstraits, que l’on ne peut transposer dans la langue malgache que par des paraphrases, des explicitations ou des périphrases.

Le mélange codique peut être pris comme indicateur de la viabilité d’une langue par rapport à une autre dans les habitudes langagières des locuteurs. Les comportements linguistiques et le choix d’alterner les énoncés malgaches et français dans l’acte de la parole mettent en exergue une compétition ouverte des deux langues dont la raison est multiple. Il s’agit tantôt d’économie linguistique, tantôt d’une affirmation identitaire, ou encore d’une manœuvre du locuteur de se distinguer des autres. Il faut toutefois remarquer que la tendance actuelle chez l’élite malgache va de plus en plus vers un souci de purisme linguistique dicté, d’une part par une prise de conscience linguistique et identitaire et d’autre part, par une certaine volonté d’afficher son intellectualité et sa malgachéité. Ainsi, ces individus s’efforcent de parler entièrement en malgache, et s’adonnent, de manière parfois excessive, à l’usage des néologismes devenus à la mode, ou à la traduction littérale des termes étrangers, si bien qu’un citoyen malgache ordinaire a parfois des difficultés à les comprendre. Mais cet élan est seulement observé dans certaines situations, dans des circonstances où il est convenable de ne pas mélanger les langues (entre linguistes et promoteurs de la culture malgache, ou encore dans les discours publics de certaines personnalités, etc.).

Qu’il soit réalisé dans un souci d’économie linguistique ou à des fins de stratégie de communication, le mélange codique est devenu le mode normal de communication, même chez le citoyen ordinaire. Face à un bon nombre de difficultés, telle que l’absence de correspondances ou d’équivalences lexicales ou culturelles entre le français et le malgache, les paraphrases et les explicitations trop longues encouragent l’usage des emprunts. Ce problème est notamment soulevé dans une étude que nous avons menée sur l’usage de l’explicitation notamment dans la traduction vers le malgache. (Ranaivoson2000). Si l’on admet que l’usage d’un emprunt ne peut être accepté que lorsqu’il y a un vide lexical et qu’une proposition de néologisme est irréalisable (Loubier 2003 : 64), il est cependant difficile de vouloir contrôler son emploi par la société même s'il y a une concurrence avec ses équivalents dans la langue hôte.