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Groupe III : Pays retardataires

3.3 La spécificité de l’« État providence » brésilien

La difficulté de parler d’États providence en Amérique latine est due en large mesure au fait que dans cette région, en plus du constat des manques par rapport à d’autres modèles, on trouve en fait des « États providence dénaturés par la politique »196. On constate que de nombreux chercheurs ont tendance à négliger le Brésil malgré le fait qu’il s’agit du plus grand pays de la région et dont les enjeux sont d’ampleur proportionnelle197. Pourtant des travaux assez importants ont été réalisés afin de saisir ce qu’on peut appeler la particularité de l’État providence brésilien.

On compte, d’une part, sur un ensemble d’analyses qui ont tendance à mettre en relief le caractère « bismarckien » ou corporatiste de l’État providence brésilien qui présenta ses premières initiatives au début du XXe siècle. Celles-ci faisaient partie d’un effort public afin d’instaurer un modèle de protection sociale sous l’égide de l’État, dans le but d’inclure les travailleurs. L’expansion de ce même système serait le produit de l’action d’un État bureaucratique autonome afin d’exercer la coercition et la cooptation

196 Les traits les plus remarquables sont la prédominance de systèmes corporatifs inspirés des modèles

européens (Italie pour le Brésil, Allemagne ou France ou ailleurs, une inspiration mixte, comme au Mexique), un syndicalisme d’État et la mise en place, en parallèle, de mécanismes d’aide d’inspiration anglo-saxonne, qui se constituent rapidement en bases du « clientélisme d’État » consolidant leur caractère non rédistributeur en opposition aux modèles distributifs tenus comme les « vrais États providence », voir à ce sujet Bruno Lautier, « L’État providence en Amérique latine: utopie légitimatrice ou moteur du développement? » dans Berengère Marques-Pereira, (dir.) L’Amérique latine : vers la démocratie?.

197 L’un des analystes les plus reconnus pour l’Amérique latine, Carmelo Mesa-Lago, a tendance à

concentrer ses analyses sur d’autres pays comme le Chili, l’Uruguay et le Mexique parmi d’autres mais toujours en juxtaposant le cas brésilien. Voir Carmelo Mesa-Lago, Social Security in Latin America:

Pressure Groups, Stratification, and Inequality (Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1978) et

Carmelo Mesa-Lago, Changing Social Security in Latin America: Toward Alleviating the Social Costs of

sur l’ensemble des travailleurs qui devenaient un acteur social dont le pouvoir pouvait remettre en question l’ordre social. La preuve de cette prééminence de l’État est que c’est exactement pendant les périodes de dictatures militaires alors que l’État est hautement autonome par rapport à la société, que les systèmes présentent leurs plus hauts niveaux d’expansion (1930-64 et 1964-84)198.

Parmi les auteurs qui ont traité du cas brésilien, Sonia Miriam Draibe199 a le mérite d’avoir fondé une tradition de recherche qui postule l’existence d’un type particulier d’État providence. Ses travaux insistent sur la différenciation de l’État providence brésilien par rapport aux types d’État providence plus couramment analysés par la littérature avant la publication de l’ouvrage d’Esping-Andersen, Les trois mondes

de l’État providence200, ainsi que sur le besoin d’établir une typologie pouvant rendre

compte de la spécificité brésilienne. Selon cette auteure, le type d’État providence brésilien se présente comme une anomalie ou une forme hybride dont l’expression adéquate serait celle du type « résiduel – corporatiste – méritocratique – clientéliste » ressemblant à peu près au modèle corporatiste conservateur italien proposé par Ascoli201

sans que cela suffise à traduire sa spécificité. L’auteure rejoint l’argument de Malloy en affirmant qu'une des particularités des plus remarquables du cas brésilien est le fait que le développement de l’État providence s’est produit pendant deux périodes charnières

198 James Malloy, A Politica de Previdência Social no Brasi, (Rio de Janeiro : Grahal, 1986) 25-30. 199 Sonia Miriam Draibe « O Welfare State no Brasil : Caractéristicas e Perspectivas », (Campinas - São

Paulo: NEPPP/Unicamp, Série Cadernos de Pesquisa no. 8, 1991); Sonia Miriam Draibe, « As Politicas Sociais Brasileiras : Diagnosticos e Perspectivas » dans IPEA, Para a Década de 90 : Prioridades e

Perspectivas de Politicas Publicas (IPEA/IPLAN : Brasília, 1990), 5-9; Sonia Miriam Draibe, « The

National Social Policies System in Brazil : Construction and Reform », (Campinas – São Paulo, : Série Cadernos de Pesquisa no. 53, 2002), pages 13-20.

200 Il s’agit des analyses menées à terme par R. Titmus, Social Policy – An Introduction (London : Allen &

Unwin, 1974) et Ugo Ascoli « Il sistema Italiano de Welfare State » Dans Ugo Ascoli (dir.,) Welfare State All Italiana (Laterza, 1984).

(1930-43) et (1966-71), dans les deux cas sous la tutelle de gouvernements militaires202. Suivant la même ligne d’argumentation proposée par Malloy, cette auteure démontre le caractère relativement autonome de l’État par rapport à la société civile (surtout dans les périodes de dictature militaire), mettant en question la thèse de l’émergence de l’État providence comme étant le résultat pur et simple de la lutte des classes puisque ses études démontrent que les élites bureaucratiques peuvent façonner des politiques sociales empruntant différentes trajectoires.

L’analyse développée par l’historien José Murilo de Carvalho réaffirme ces caractéristiques de la protection sociale brésilienne en même temps qu’elle atteste le caractère « dénaturé » et renversé par rapport au modèle proposé par Marshall pour traiter de l’expansion de la citoyenneté en Angleterre. Selon Carvalho, si on compare le développement et l’extension de la citoyenneté dans ces deux pays, on peut facilement constater qu’au Brésil la pyramide des droits sociaux a été renversée de telle façon qu’on a vu se développer d’abord les droits sociaux sous la gouverne du populisme militaire (Vargas, après les années 1930) et, ensuite, l’annulation des droits politiques sous la dictature militaire instaurée en 1964. L’acquisition de certains droits sociaux a fortement contribué à l'essor de la lutte pour les droits politiques mais c’est seulement avec

202 Entre 1930 et 1960, le Brésil se transforme en société urbaine-industrielle ce qui demande aussi

l’expansion de la législation dans le domaine du social. En 1931, on voit la création du ministère du Travail; en 1940 l’institution du salaire minimum; en 1943 création de la Consolidation des lois du travail – CLT et création de la Légion brésilienne d’assistance sociale; en 1960 promulgation de la première Loi de prévoyance sociale; en 1963 création du Fonds d’assistance aux travailleurs ruraux. Voir James Malloy,

Politica de Previdencia Social no Brasil (Rio de Janeiro : Grahal : 1986) et Jaime A. Oliveira et Sonia

Teixeira (Im)Previdencia Social : 60 Anos de Historia da Previdencia no Brasil (Petropolis: Vozes, 1985) et Ivanete Boschetti Ferreira « La sécurité sociale au Brésil dans la Constitution de 1988 : entre l’assurance et l’assistance », (Paris : Thèse de doctorat E.H.E.S.S., 1998) notamment le tableau traduit de Annuaire statistique de l’assurance sociale, Brasília, 1994.

l’affaiblissement de la dictature militaire que l’on voit se développer la lutte en faveur des droits civiques élémentaires qui prévalent en Angleterre depuis le XVIIe siècle203.

Dans une typologie des modèles de capitalisme et de protection sociale en Amérique latine, Sheahan204 affirme que le Brésil présente comme caractéristiques fondamentales une forte présence de l’État dans la prestation de biens et services sociaux, un degré de protection sociale relativement élevé ainsi qu’un style corporatiste mis en place afin d’assurer le contrôle des travailleurs urbains. Les caractéristiques du Brésil selon cet auteur permettent de le classer à côté de l’Argentine et du Mexique, même si à partir de 1964 le pays rejoint davantage l’Argentine en fonction du degré très élevé d’activisme de la part de l’État par l’entremise de l’autoritarisme bureaucratique. Pourtant, la particularité du modèle brésilien ne s’épuise pas ici car selon l’auteur ce pays présente un mélange de modèles activiste-développementaliste (1930-58) passant par le populisme (1958-64) et le développement autoritaire bureaucratique (1964-1985), pour finalement acquérir les caractéristiques d’un type mixte entre le libéral et l’activiste sélectif à partir de 1993-2000.

Le caractère corporatiste de la protection sociale fut aussi démontré par Evelyne Huber205 dans une analyse comparée des modèles latino-américains par rapport à ceux de l’OCDE visant à montrer que le modèle brésilien décourage dans une large mesure l’exercice de la citoyenneté. Néanmoins, l’auteure considère que le Brésil constitue un modèle à part par rapport à d’autres pays de l’Amérique latine comme le Chili et le

203 Voir José Murilo de Carvalho, Cidadania no Brasil : O Longo Caminho (Rio de Janeiro : Civilização

Brasileira, 2005), pages, 43 et 219-20.

204 John Sheahan, « Alternative Models of Capitalism in Latin America » dans Evelyne Huber (Editor) Models of Capitalism: Lessons From Latin America, page 36.

205 Evelyne Huber, « Options for Social Policy in Latin America: Neoliberal Versus Social Democratic

Models » dans Gøsta Esping-Andersen, (Editor) Welfare States in Transition: National Adaptation In

Mexique car ce pays a fait un saut considérable avec la promulgation de la Constitution fédérale de 1988. Ce pas en avant fut l’adoption d’un système non-contributif, – en parallèle à un système contributif – de la prévoyance sociale qui assura à tous les travailleurs agricoles le droit à une retraite rémunérée minimale indépendamment de leur contribution, ainsi que le droit aux soins de santé206.

On compte, d’autre part, sur des analyses de l’évolution de la protection sociale expliquant le développement de l’État providence brésilien par la voie du conflit social qui donnait l’impulsion aux processus d’élaboration des politiques sociales. Dans ce cas, le rapport entre l’État et le mouvement syndical est mis en relief et l’évolution de la protection sociale est perçue comme un effort de contrôle politique des classes salariées par les élites politiques et sociales. Le populisme et le clientélisme – et non plus le patrimonialisme et la cooptation corporatiste – sont ici la clef conceptuelle qui permettrait la lecture de l’évolution de la prévoyance sociale entre 1945 et 1964207. Cette façon de concevoir l’octroi des droits sociaux consacre ce que Santos appelle la « citoyenneté régulée » car c’est l’État qui octroie et contrôle l’exercice des droits dans toutes ses dimensions, civique, sociale et politique par l’entremise d’une politique de surveillance et d’inspection208. Pendant cette période, on constate un mouvement d’innovation légale-institutionnelle, surtout dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’assistance sociale et du logement social. Pourtant, cette expansion survient dans un contexte de sélectivité du point de vue des usagers, d’hétérogénéité des

206 Idem, page 178

207 Amélia Cohn, Previdencia Social e Processso Politico no Brasil (São Paulo: Moderna, 1980) Cité par

Luciana de Barros - Jaccoud « Pauvreté, démocratie et protection sociale au Brésil » (Thèse de doctorat, E.H.E.S.S., Paris : 2002), page 22.

208 Wanderley Guilherme dos Santos, Cidadania e Justiça : A Politica Social na Ordem Brasileira (Rio de

bénéfices, ainsi que de fragmentation du point de vue institutionnel et financier, avec un niveau d’intervention étatique très diversifié malgré la centralisation institutionnelle209.

Le coup d’État du 1er avril 1964 amène au renversement de l’État populiste lié au processus d’industrialisation par substitution d’importations. Dorénavant, l’État sera tourné vers la création d’un système d’alliance politique en rapport avec la nouvelle association dépendante et le capitalisme international, où la croissance économique sera menée à terme à tout prix210. Cette période a permis néanmoins la consolidation de l’État providence brésilien car ici on observe des transformations radicales du complexe institutionnel et des sources de financement du système. Ces transformations ont amené à l’organisation de systèmes nationaux de services sociaux (éducation, santé, assistance sociale, prévoyance sociale et habitation), à l’introduction de mécanismes de formation du patrimoine des travailleurs et à la participation de ceux-ci aux profits des entreprises. Sous la gouverne des militaires, on voit se dessiner aussi la création des premiers mécanismes d’assistance aux travailleurs ruraux211.

209 Voir à ce sujet Sonia Miriam Draibe « As Politicas Sociais Brasileiras : Diagnósticos e Perspectivas »

dans IPEA/IPLAN, Para a Década de 90 : Prioridades e Perspectivas de Politicas Publicas, (Brasília : IPEA, Vol. 4, 1990) 1-66, notamment 9.

210 Philippe Faucher, Le Brésil des militaires (Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1981)

notamment chapitre I pages 17-59 pour une synthèse des caractéristiques de l’État pendant cette période ainsi que du populisme au Brésil.

211 Cela par l’entremise de la création du Fonds de garantie selon le temps de travail – FGTS ainsi que du

Programme d’intégration sociale des travailleurs et du Programme de formation du patrimoine du travailleur PIS-PASEP et de la création du Fonds d’assistance aux travailleurs ruraux – Funrural en 1971. Sonia Miriam Draibe, Idem; et Cristina de Albuquerque Possas, Saúde e Trabalho no Brasil: a Crise da

Previdência Social (Rio de Janeiro: Graal-Instituto Brasileiro de Direito Previdenciário, 1981) notamment

3.4 La transition démocratique et la « Nouvelle République ». Un État providence

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