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Les intérêts représentent-ils une variable importante pour expliquer les changements des politiques publiques?

Chapitre II : Cadre théorique et pertinence de la recherche

2.2 Les intérêts représentent-ils une variable importante pour expliquer les changements des politiques publiques?

Pour expliquer l’importance de la notion d’intérêt et son rapport aux politiques publiques, l’approche de l’économie politique fondée sur l’analyse des intérêts constitue une des voies les plus prometteuses dans ce champ d’études. Dans ce domaine, les travaux développés par Peter Hall sont innovateurs non seulement parce qu’ils parviennent à expliquer la façon dont les intérêts, ainsi que les institutions et les idées

109 Voir Celina Souza « ‘Estado de Campo’ da Pesquisa em Politicas Publicas no Brasil », Revista Brasileira de Sociologia, 18 :51, ( 2003), page 18.

sont abordées en tant que variables explicatives des changements politiques110, mais surtout parce que cet auteur, à l’aide de ses collaborateurs, a démontré avec pertinence le lien entre les idées, les institutions et les intérêts dans le processus de changement des politiques économiques à partir d’un cadre analytique dans lequel les intérêts occupent une place décisive dans la « réception des idées keynésiennes ». Peter Hall considère la viabilité de l’accueil et de la diffusion de ces idées en tant qu’éléments fortement conditionnés par les coalitions de groupes d’intérêts111. L’importance de cet auteur ne se laisse pourtant pas réduire à cette simple constatation. Il va encore plus loin dans son analyse du rôle des idées en fondant une tradition théorique inspirée de Thomas Kuhn112 pour expliquer la dimension des changements en politiques publiques à partir de la notion de paradigme. Nous y reviendrons plus loin.

L’étude du rôle des intérêts constitue un champ des plus importants pour rendre compte des politiques publiques aux États-Unis et cela est dû surtout à la dynamique institutionnelle dans ce pays, où les groupes d’intérêts fonctionnent effectivement en tant que facteur décisif du processus de décision et de mise en œuvre des politiques publiques. À partir de la publication de l’ouvrage fondateur de Truman113, cette approche analytique fut consacrée sous la rubrique du pluralisme dont la caractéristique la plus substantielle est la légitimation des intérêts par l’entremise de la représentation politique. Dans ce cas, les citoyens ne sont pas censés participer directement à la définition du programme ni à la formulation des politiques car ils le font déjà en participant aux élections et ils le font

110 Peter Hall, « Le rôle des intérêts, des institutions et des idées dans l’économie politique des pays

industrialisés », Revue internationale de politique comparée, 7 :1, (2000), 53-92.

111 Peter Hall (Editor) The Political Power of Economic Ideas: Keynesianism Across Nations (Princeton:

Princeton University Press, 1989), notamment 371 et 390.

112 Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, (Paris : Flammarion, 1983) 113 David Truman, The Governmental Process (New York: Alfred A. Knopf, 1951)

mieux encore en participant indirectement par le biais du leadership des groupes d’intérêts ou en s’identifiant publiquement à des groupes qui appuient leurs objectifs114. Loin de constituer des instruments normatifs visant la légitimation des préférences individuelles de chaque citoyen, les groupes d’intérêts appliquent plutôt des pressions inégales et obtiennent conséquemment des résultats inégaux. Ces groupes jouent un rôle décisif dans les délibérations politiques. Actuellement, la modalité la plus importante des groupes d’intérêts aux États-Unis est celle que l’on nomme « délibération compétitive » qui postule l’exercice de la citoyenneté et du pouvoir législatif en tant que facteurs fondamentaux dans la définition de l’intérêt public même si les recherches ne précisent pas la façon dont ce contrôle pourrait être exercé115.

S’intéressant à la réalité nord-américaine, Salisbury116 propose une approche qui dépasse la question des intérêts puisqu’il fait la distinction entre intérêts et institutions, accordant d’emblée une certaine autonomie aux premiers par rapport aux secondes. Pourtant, comme dans toutes les analyses précédentes, l’auteur renvoie à la question des intérêts et son rapport à la représentation politique puisqu’il considère les intérêts comme fondamentaux dans la légitimation et la satisfaction des supporteurs de ces mêmes politiques117.

114 Mark P. Petracca, « The Rediscovery of Interests Group Politics » dans M. P. Petracca (Editor) The Politics of Interests: Interests Groups Transformed (Boulder: West view Press, 1992), 3-31, notamment

page 5.

115 Voir pour une critique des modèles de délibération Jane J. Mansbridge « A Deliberative Theory of

Interest Representation » dans M. P. Petracca, The Politics of Interests: Interests Groups Transformed 32- 57, notamment 38-46.

116 Robert H. Salisbury, Interests and Institutions: Substance and Structure in American Politics

(Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1992).

Garrett et Lange118 ont démontré avec pertinence que les réformes structurelles dans les pays développés sont largement conditionnées par les intérêts des acteurs, même quand ces réformes sont inéluctables. Dans une analyse touchant quinze pays industrialisés, ces auteurs ont conclu que la combinaison de l’exercice du pouvoir par un gouvernement de gauche et la présence d’une classe ouvrière fortement organisée résulte en réformes qui combinent davantage les politiques de bien-être social avec l’intervention industrielle, l’investissement et les politiques favorisant la compétitivité et l’ajustement flexible. À l’opposé, cette même combinaison touchant un gouvernement de droite et une classe ouvrière moins organisée et fragmentée favorise la libre régulation par le marché119.

En Amérique latine, l’ouvrage fondateur de Sikkink120 traitant de la période d’ascension des modèles « développementalistes » au Brésil et en Argentine pendant les années 1950 et 1960 a le mérite d’inaugurer une tradition de recherche où les intérêts et les idées sont combinés pour rendre compte du processus de constitution et de mise en œuvre des politiques publiques. La place accordée à la question des intérêts peut être déduite à partir du lien entre l’impact des idées sur la politique et la formation de consensus, car c’est par cette relation que l’on peut comprendre l’adoption de certaines politiques, comme ce fut le cas pour l’adoption des modèles développementalistes dans les deux pays qui ont apporté des résultats absolument différents. La compréhension du rôle des intérêts n’est possible que par l’entremise d’une analyse de l’origine et des déterminants du rôle des idées. Néanmoins, cette approche va plus loin encore, car

118 Geoffrey Garrett et Peter Lange, « Political Responses to Interdependence: What’s « Left » for the

Left? », International Organization, 45:4, 1991, 539-564.

119 Idem, notamment pages 555-560.

120 Katryn Sikkink, Ideas and Institutions: Developmentalism in Brazil and Argentina (Ithaca: Cornell

l’auteure montre que les différences entre les deux cas sont explicables par une symbiose entre idées, intérêts et institutions dans un contexte où les acteurs ont eu un poids décisif121.

Dans cette thèse, nous prétendons contribuer au développement de ce champ d’analyse en dévoilant le rôle des intérêts dans la détermination des politiques publiques à partir d’une démonstration qui met en relief le rôle des acteurs politiques comme les pouvoirs exécutif (l’ensemble de l’administration publique) et législatif, (notamment le parlement), des intellectuels, ainsi que celui des chefs d’État (les présidents de la république) qui ont voulu donner un visage de gauche aux ajustements structuraux en Amérique latine et plus particulièrement au Brésil122. L’innovation se trouve aussi dans le

fait que notre démarche met en relief le rôle d’autres acteurs qui ont traditionnellement joué un rôle important dans la détermination des politiques publiques, surtout celles mises en œuvre dans les pays en développement et financées par des organisations internationales. Notre prémisse de base est que l’adoption des programmes de transfert de revenu au Brésil et en Amérique latine fut aussi une question d’intérêts de la part des organisations internationales comme le FMI, la Banque mondiale et la BID en tant que principaux bailleurs de fonds pour ces initiatives dont les tenants croyaient à la possibilité

121 Par exemple, en Argentine, le milieu industriel n’a pas appuyé le gouvernement Frondizi car celui-ci a

adopté une politique de réduction de taxes sur les importations de l’ordre de 50 % pendant qu’au Brésil le gouvernement Kubitschek adoptait une politique de taxation sur les importations qui a fortement protégé l’industrie nationale. Idem, pages 219-235 et 243 et suivantes.

122 Autant dans le cas du Mexique que dans celui du Brésil, l’introduction des politiques de transfert de

revenu fut inspirée des expériences qui abondaient au niveau municipal et même étatique. Au Brésil, ces expériences étaient en grande partie l’initiative des partis de gauche. Selon un recensement de ces programmes fait par la direction de Politiques sociales de l’Instituto de Pesquisa Economica Aplicada- IPEA, Brasília-DF, il y avait déjà, en 1998, 25 propositions au niveau municipal, 8 au niveau étatique et une au niveau Fédéral toutes présentées par le Parti des travailleurs; une proposée par le parti socialiste brésilien; une par le Parti de la social- démocratie et 28 sans identification de parti. Voir Ana Lucia Lobato et José Celso Cardoso, « Mapeamento dos Programas de Garantia de Renda Minima no Brasil » dans Ana Lucia Lobato, (dir.), Garantia de Renda Minima: Ensaios e Propostas (Brasília: IPEA, 1998), 286-313.

de renverser les indicateurs sociaux de la région par l’entremise des programmes de revenu minimum. La question de l’éducation, notamment, constitue un argument important dans la formation d’un consensus relatif à l’introduction des politiques de revenu minimum. Ce consensus s’est construit à partir de la l’idée selon laquelle seuls les investissements en éducation peuvent créer des conditions idéales au développement du capital humain et social et à l’éradication de la pauvreté dans les pays en développement. Évidemment, tout cela a commencé par la dissémination de l’idée selon laquelle le revenu minimum constitue la voie la plus prometteuse et cela nous amène à étudier le rôle des idées en tant que facteur prépondérant dans le processus de définition de l’agenda politique au Brésil.

2.3 Idées et changement de politiques publiques. Pourquoi les idées prédominent-

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