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Idées et changement de politiques publiques Pourquoi les idées prédominent elles par rapport aux institutions et aux intérêts?

Chapitre II : Cadre théorique et pertinence de la recherche

2.3 Idées et changement de politiques publiques Pourquoi les idées prédominent elles par rapport aux institutions et aux intérêts?

Le fait que les approches mettant en relief le rôle des idées sont moins développées que celles portant sur le rôle des intérêts et des institutions ne rend pas les idées moins importantes123. Il s’avère donc essentiel de préciser de façon plus nette les raisons particulières de l’importance attribuée au rôle des idées dans le changement des modèles de protection sociale. D’abord, parce que nous croyons qu’une approche théorique multiple prenant en compte le rôle des idées, des institutions et des intérêts est l’approche idéale afin de rendre compte de la dynamique des transformations des modèles de protection sociale, surtout quand il s’agit de l’Amérique latine depuis le début des années 1990. Ensuite, parce que le constat empirique de l’importance du rôle des

123 Peter Hall, « Le rôle des intérêts, des institutions et des idées dans l'économie politique comparée des

idées dans le processus de transformation de l’architecture de la protection sociale est une donnée incontestable et transversale à plusieurs champs de la science politique.

À première vue, l’inversion de l’ordre de nos concepts tel que proposé ici pourrait prêter à confusion. Pourtant nous sommes bien conscients de la portée de notre démarche et nous avons des bonnes raisons pour justifier ce renversement par rapport à la contribution de Peter Hall124 dont nous nous sommes inspirées dans son analyse du rôle des intérêts, des institutions et des idées dans l’économie politique comparée dans les pays développés. Comme le souligne lui-même Hall, les approches ne s’excluent pas mutuellement et cela veut dire que le fait qu’on accorde une certaine priorité à l’une n’amène pas à négliger les autres. Quand il s’agit des politiques sociales et, plus spécifiquement, des changements de ces mêmes politiques, les recherches fournissent des preuves assez solides pour qu’on puisse affirmer que le rôle des idées a une primauté par rapport à celui des institutions et des intérêts même s’ils sont inclusifs. Voyons comment cela se produit dans les faits.

L’économie politique comparée a fortement contribué à l’étude des processus de production des politiques dans une perspective du changement et à la mise en relief du pouvoir créatif des idées sur et contre les structures institutionnelles. Hall125 suit de près la pensée keynésienne pour mettre en relief le rôle des idées tout en partant de la conviction que l’on peut expliquer certaines attitudes politiques à partir de variables exogènes dont les plus importantes sont les idées. Elles seraient déterminées par la force des réseaux publics d’action (policy networks) bien développés qui prescrivent le cours de l’action autant en économie qu’en politique. Simultanément, le pouvoir des idées (ou

124 Idem, page 55.

125 Peter Hall, Governing the Economy: The Politics of State Intervention in Britain and France (New

des « idéologies ») est donc directement lié aux modes d’organisation et cela signifie que même si les idées ne sont pas engendrées par des organisations, elles sont néanmoins propagées par ces dernières.

Selon Hall on peut identifier trois groupes majeurs d’études en fonction de l’importance qu’ils attachent au rôle des idées (que l’auteur appelle aussi des variables culturelles) par rapport à d’autres approches. Le premier groupe souligne l’importance des idées mais accorde une prééminence à d’autres variables, notamment les intérêts. Le deuxième groupe accorde une priorité causale plus importante aux idées et part de la supposition selon laquelle les politiques, surtout les politiques économiques, sont fortement influencées par les idées dominantes au sein des communautés professionnelles qui se préoccupent des politiques les plus appropriées ou des meilleures pratiques à adopter. Les experts des communautés épistémiques sont prééminents dans ce type d’analyse. Le troisième groupe soutient, à l’opposé de certaines tendances néo- institutionnalistes qui mettent l’accent sur le rôle des institutions et de l’histoire, que l’approche mettant en relief le rôle des idées permet de leur attribuer une primauté causale car elles (autant que les variables culturelles) sont constitutives de sens et rendent possible l’action individuelle et collective et, ce faisant, peuvent faire émerger de nouveaux modèles d’organisation de l’activité économique126. C’est-à-dire que le rôle de causalité des idées peut être déduit de leur force en tant qu’élément structurant de nouveaux paradigmes. Pour produire des changements paradigmatiques, les idées peuvent se traduire en processus d’apprentissage social, c’est-à-dire en tant que tentative délibérée d’ajuster les buts ou les techniques de la politique publique à la lumière

d’expériences antérieures et des nouvelles informations, afin de poursuivre les objectifs de la gouvernance127.

Encore dans cette perspective de l’économie politique comparée, Blyth128 développe dans son ouvrage une approche qui accorde un rôle prépondérant aux idées en tant que moteur des changements institutionnels survenus aux États-Unis et en Suède pendant les deux grandes transformations des années 1930 et 1970. L’auteur soutient que dans les périodes de crise et d’incertitude (critical junctures) les idées économiques jouent un rôle prépondérant parce qu’elles « disent » aux agents impliqués dans les prises de décision ce qu’ils doivent faire et quel avenir ils peuvent construire129.

En relations internationales, les auteurs se sont interrogés sur le rôle des idées et des communautés épistémiques en tant que créatrices et diffuseurs de savoirs dans le processus de coordination de certaines politiques à l’échelle internationale. Haas130 met en exergue le rôle des communautés épistémiques, car selon lui elles jouent un rôle prépondérant dans la mesure où elles aident « les États à identifier leurs intérêts, à introduire les questions dans l’ordre du jour des débats collectifs et à proposer des politiques spécifiques (issues) »131. Cet auteur soutient que les communautés

épistémiques fonctionnent comme des networks of based-knowledge experts, c’est-à- dire, des réseaux de professionnels, avec une expertise et une compétence reconnues dans leurs domaines et une authoritative claim (prétention d’autorité) se rapportant aux

127 Peter Hall, « Policy Paradigms, Social Learning and the State: The case of Economic Policymaking in

Britain », Comparative Politcs, Vol. 25, No. 3, (Apr.,1993), 275-296, notamment 277-278.

128 Mark Blyth, Great Transformations: Ideas and Institutional Change in the Twentieth Century,

(Cambridge: Cambridge University Press, 2002).

129 Idem, page 11.

130 Peter M. Haas, « Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organisation, 46:1, (1992), 1-35.

connaissances (savoirs) touchant les politiques publiques liées à ces mêmes domaines d’expertise ou issue areas. Le pouvoir des communautés épistémiques est, dans une certaine mesure, proportionnel au degré d’incertitude et de complexité des problèmes internationaux. Suivant cette tendance inaugurée par Haas, d’autres chercheurs ont démontré l’impact des communautés épistémiquessurtout dans les domaines du contrôle des armes nucléaires132, de l’environnement133, de la réforme de la politique internationale d’aide alimentaire134 et de la science et technologie135, et dont la plus grande partie fut publiée dans le numéro spécial de la revue International Organisation consacré à l’étude du rôle des communautés épistémiques.

Toujours dans le domaine des relations internationales, Goldstein et Keohane136

proposent une approche pour la politique étrangère dans laquelle les idées sont prises en tant qu’éléments de causalité puisqu’elles sont responsables des changements politiques. Les auteurs proposent trois dimensions pour mettre en relief le rôle des idées : les visions de monde, les croyances concernant les principes et les croyances causales. Les idées sont vues en tant que « cartes routières » permettant de tracer des sentiers en politique ainsi que comme points focaux définissant des solutions coopératives en l’absence de

132 Emanuel Adler, « The Emergence of Cooperation: National Epistemic Communities and the

International Evolution of the Idea of Nuclear Control », International Organization, 46:1, (1992), 101- 145.

133 M. J. Peterson, « Whalers, Cetologists, Environmentalists, and the International Management of

Whaling », International Organization, 46:1, (1992).

134 Raymond, F. Hopkins, « Reform in the International Food Aid Regime: The Role of Consensual

Knowledge », International Organization, 46:1, (1992).

135 Martha Finnemore « International Organizations as Teachers of Norms: The United Nations

Educational, Scientific, and Cultural Organization and Science Policy », International Organization, 47:4, (1993).

136 Judith Goldstein and Robert O. Keohane, Ideas and Foreign Policy: Beliefs, Institutions and Political Change (Ithaca: Cornell University Press, 1993), 3-30.

solutions disponibles. Elles sont des croyances qui peuvent « coller » ou adhérer à un contexte institutionnel favorable en fonction du pouvoir et des intérêts en jeu137.

Dans une analyse portant sur le processus de formation de l’Union européenne, Garrett et Weingast138 soutiennent que la création et la mise sur pied du marché commun en Europe furent rendues possibles par la dissémination d’un système de croyances à propos de la coopération qui fut largement partagé entre les divers acteurs. Leur approche a le mérite de mettre en relief le rôle des idées, des intérêts et des institutions afin de montrer comment une idée spécifique (la coopération) peut devenir une réalité concrète. De plus, cette approche montre l’importance de la symbiose entre idées et intérêts dans un contexte institutionnel adéquat pouvant mener à de grands changements politiques, comme ce fut le cas de la création de la Communauté européenne.

L’analyse de l’émergence des politiques de droits humains aux États-Unis et en Europe effectuée par Sikkink139 accorde une place prépondérante aux idées pour expliquer pourquoi dans les deux cas en question les trajectoires de construction d’une politique de droits de l’homme diffèrent substantiellement. L’auteure conclut que le processus de construction de la politique concernant les droits de l’homme en Europe, contrairement à celle des États-Unis peut illustrer la façon selon laquelle une idée, à un

137 Idem, pages 12-26.

138 Geoffrey Garret and Barry R. Weingast, « Ideas, Interests and Institutions: Constructing the European

Community’s International Market » dans Judith Goldstein & Robert O. Keohane Ideas & Foreign Policy:

Beliefs, Institutions and Political Change, 173-206, notamment la page 185.

139 Kathryn Sikkink, « The Power of Principled Ideas: Human Rights in the United States and Western

Europe » dans Judith Goldstein & Robert O. Keohane, Ideas & Foreign Policy: Beliefs, Institutions and

Political Change. L’auteure démontre avec pertinence que pendant qu’en Europe les atrocités commises

par les Nazis ont mené à la dissémination d’une croyance fortement partagée concernant la défense des droits de l’homme et amenant à la création de la Cour européenne des droits de l’homme afin de protéger les citoyens contre les violations de leurs droits, les États-Unis ont mis l’accent sur les violations des droits au Tiers-monde et dans les régimes communistes plutôt que sur la construction d’une politique interne de protection des droits de la personne. Voir notamment 157-169.

moment précis, peut « coller » ou être assimilée et apporter des résultats politiques importants.

Dans cette même perspective, Fouilleux140 adopte une approche analytique permettant de mieux comprendre le rapport entre la production et l’institutionnalisation des idées et leur impact déterminant dans le changement de la politique agricole au sein de l’OCDE à partir de 1992. L’auteure montre le rôle d’encadrement de la production d’idées par les instruments de politique publique (dans ce cas les forums de débat scientifique) menant au changement de cette même politique. Dans son analyse, l’auteure accorde aux idées une place prépondérante et insiste surtout sur le besoin de mieux préciser l’articulation entre les idées et les intérêts par l’entremise d’une analyse des différents forums d’acteurs présents dans tout processus d’élaboration et de mise sur pied des politiques publiques. Pourtant, l’auteure soutient qu’autant dans le processus de définition du programme que dans la détermination des politiques publiques, la variable pouvant mieux expliquer l’adoption de la politique en question est celle de la production d’idées141.

Afin de rendre compte de ce même pouvoir structurant des idées dans la conduite des politiques publiques, Serré et Pierru142 se sont penchés sur le rôle des organisations internationales comme l’OCDE et la Banque mondiale dans la reconfiguration des systèmes de protection sociale (dans ce cas, les politiques de santé au sein de l’OCDE). Les auteurs démontrent que par l’entremise de « l’harmonisation cognitive et normative », ces organisations ont fortement contribué à déplacer le centre du débat au

140 Ève Fouilleux, « Entre production et institutionnalisation des idées : la réforme de la politique agricole

commune », Revue française de science politique, 50 :2, (2000), 277-305, notamment 291-303.

141 Ève Fouilleux, Idem, page 278

142 Marina Serré et Frédéric Pierru, « Les organisations internationales et la production d’un sens commun

niveau national et à imposer d’autres logiques concernant la protection sociale, comme celle de la « concurrence encadrée », ainsi que la valorisation de nouvelles pratiques concernant les soins de santé au sein de l’OCDE.

Dans une analyse portant sur les changements des États providence au Canada et en Grande-Bretagne, Saint-Martin accorde aussi une place prépondérante au rôle des idées ainsi qu’à celui des communautés épistémiques en tant que variables exogènes déterminant les changements. Selon l’auteur, ces communautés procurent de nouvelles formes d’apprentissage social émanant non des expériences du passé (apprentissage endogène – path dependency) mais surtout du savoir produit par des groupes et réseaux d’experts hors du gouvernement (apprentissage exogène – path shifting)143 et menant à

un redressement du paradigme de la protection sociale dans ces deux pays144. Cette même démarche fut adoptée par Jenson et Saint-Martin145 afin de montrer comment la force des idées engendre des mouvements favorables à leur propagation quand les décideurs (policy makers) se trouvent devant des situations d’incertitude (puzzles). Dans le cas en question, les auteurs démontrent le rôle joué par certaines organisations internationales comme l’Union européenne, l’OCDE, l’UNICEF, ainsi que des communautés épistémiques (policy intellectuals) et des coalitions politiques dans l’adoption de certaines idées clefs en certaines époques et qui amènent à des changements des États providence. La convergence autour du nouveau paradigme centré

143 Bruno Palier et Giuliano Bonoli, « Phénomènes de path dependence et réformes des systèmes de

protection sociale », Revue française de science politique, 49 :3, (1999), 399-420.

144 Denis Saint-Martin, « Apprentissage social et changement institutionnel : la politique de

‘l’investissement dans l’enfance’ au Canada et en Grande-Bretagne », Politique et Sociétés, 21 :3, (2002), 41-67.

145 Jane Jenson et Denis Saint-Martin, (2005), « Building Blocks for a New Social Architecture: the LEGO

Paradigm for an Active Society », En ligne. http://www.cccg.umontreal.ca/pdf/Jenson%20and%20Saint- Martin-Policy%20and%20Politics%203.pdf (page consultée le 13 mars 2008).

sur « l’investissement dans l’enfance », orchestrée par ces organisations internationales en est l’exemple.

Kingdon146 propose un cadre théorique d’analyse de deux secteurs de la politique publique aux États-Unis (transports et santé) pouvant être utilisé autant pour illustrer le rôle prééminent des idées dans le processus de décision et de mise en œuvre des politiques publiques que pour rendre compte de cette dynamique dans d’autres situations et contextes. Selon l’auteur, le processus de réalisation d’une politique publique dans son ensemble ou son « cycle de vie » n’est ni un processus linéaire ni une question de « choix rationnel » où les participants savent ce qu’ils veulent et pourquoi ils le veulent, mais plutôt un processus assez complexe qu’il résume à partir de trois courants : les problèmes, les solutions (ou les politiques publiques) et la politique (problems, policy

and politics).

Selon ce modèle, la possibilité d’émergence ou de changement d’une politique survient quand les trois courants ci-dessus se présentent en même temps, c’est à ce moment que peut s’ouvrir une fenêtre d’opportunité menant à l’adoption d’une politique. Dans toutes les trois circonstances de mise en relief des phénomènes et surtout dans le processus de construction du problème et de proposition de solutions, les idées ont un poids décisif. Les intellectuels ont un rôle prépondérant dans les trois étapes mentionnées ci-dessus, car ils participent, dès le départ, à la formulation du problème et à la proposition de solutions, ce qui amène l’auteur à les nommer « policy entrepreneurs »147.

146 John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies (New York: Harper Collins, 1984). 147 Idem, 125-127

Les considérations ci-dessus permettent d’affirmer que les idées occupent une place capitale dans le processus d’interprétation de la réalité et donc dans la formulation des problèmes dont les solutions se traduisent par l’adoption ou la mise en œuvre de politiques publiques. C’est-à-dire que les idées structurent la façon dont les individus et la société élaborent leur compréhension des problèmes publics et, ce faisant, peuvent éclairer l’action publique en fonction des intérêts politiques en jeu, et c’est la raison pour laquelle elles ont un rôle causal.

Dans cette thèse, nous postulons ce rôle de causalité des idées en même temps que nous considérons que le poids et l’influence des idées peuvent être mieux compris dans un univers relationnel où les institutions et les intérêts convergent afin de promouvoir ces mêmes idées. Dans le cas soumis à l’analyse, nous démontrerons que l’idée de l’introduction des programmes de revenu minimum au Brésil et en Amérique latine n’est certainement pas tombée du ciel. Elle est plutôt le résultat d’une orchestration de facteurs incluant le rôle des idées par l’entremise des communautés épistémiques, de la trajectoire institutionnelle des modèles de protection sociale dans cette région, ainsi que d’un ensemble d’intérêts multiples autant de la part des chefs d’État, des organisations multilatérales comme le FMI, la Banque mondiale et la Banque Interaméricaine de développement, et même de certains secteurs de la société qui ont cru à la possibilité de renversement des indicateurs de pauvreté pour faire face à la menace représentée par le dualisme et l’apartheid social typique de la région.

La conditionnalité des programmes de transfert de revenu exigeant une contrepartie des usagers – surtout la fréquentation obligatoire de l’école par les enfants ainsi que les soins de santé –, a fortement contribué à la propagation de cette croyance.

C’est bien ce mouvement propulsé par la force des idées, ainsi que par la nature des institutions et des intérêts qui a conduit au changement de l’architecture de la protection sociale en Amérique latine et qui constituera notre sujet de recherche à partir de l’analyse du cas le plus emblématique, celui du Brésil. Cette approche se présente comme une démarche incontournable afin, dans un premier temps, de mieux comprendre les transformations récentes de la protection sociale et, par la suite, d’apporter des résultats porteurs au développement du champ de l’analyse de politiques publiques.

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