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Chapitre 2. RECENSION DES ÉCRITS

2.2 Significations de la santé

2.2.4 La santé est une lutte et une responsabilité

2.2.4.1 La santé est une lutte contre la maladie et la passivité

Les études sur les significations et les représentations de la santé de Crawford (1982), de Bolam et al. (2003) aux États-Unis, d’Herzlich (1969) en France et de Blaxter (1990, 1993) ou Blaxter et Paterson (1982) en Angleterre permettent de constater que les personnes peuvent être réticentes à se définir comme étant malades en raison principalement de la notion prédominante de fonctionnalité attachée à la santé, de la désirabilité sociale de la santé et de la charge moralisante attachée à la maladie. Implicitement, il est attendu que la personne tente, si malade, de rejoindre la normalité en faisant comme si elle ne l’était pas. En effet, l’attitude normative face à la maladie serait de livrer un combat et d’adopter un comportement propre à celui d'une personne en santé (Blaxter, 1997; Pollock, 1993). Il s’agit de ne pas s’exposer comme malade, de faire comme si on était en santé, de montrer une attitude combative et de minimiser les comportements « déviants » soit les comportements associés à la maladie (Pollock, 1993). Pour des personnes atteintes d’une maladie mentale, celle-ci est perçue comme une atteinte à leur potentiel de croissance personnelle tandis que la santé représente le courage de se lancer dans la vie malgré les circonstances, dont la maladie, afin de se développer et de poursuivre sa vie quoi qu’il en soit (Svedberg et al., 2004).

En effet, Blaxter (1993) souligne que la plupart de ses participants débutent l’entrevue en se disant en santé en reflet d’un impératif moral puissant rattaché à la santé ainsi que de la normalité liée au fait d’être en santé. La santé se traduit aussi par une attitude, une force morale, soit une résistance contre la passivité en plus d’une lutte contre la maladie, ce qui permet aussi d’être normalisée aux yeux des autres et ne de pas être perçue comme une personne « vaincue » (Arvidsson et al., 2011). Par exemple, une personne souffrant d’arthrite rhumatoïde préfère aller dans un gym ouvert à tous afin de se sentir « normale » plutôt que d’aller au gym de physiothérapie où tout le monde est malade, ce qui la fait se sentir malade (Arvidsson et al., 2011). Cette attitude combative cependant demande un grand travail sur soi. Se garder en santé requiert une attitude positive, une paix d’esprit et un contrôle de ses émotions pour ne pas se laisser abattre face aux épreuves de la vie (Bolam et al., 2003; Goins et al., 2011; Pollock, 1993). Une bonne dose de courage est alors nécessaire pour se battre, prendre des décisions difficiles et négocier au sujet des solutions proposées.

Montrer son courage, éviter d’embêter les autres, voilà aussi des valeurs des sociétés individualistes qui sont peu compatibles avec des plaintes et lamentations des personnes malades et souffrantes. Selon l’étude de Pollock (1993), une attitude valorisée socialement est celle du détachement par rapport à la maladie, afin de ne pas l’entretenir par la pensée, mais plutôt de tenter de l’ignorer en évitant aussi de se plaindre, ce qui démontre pour certaines personnes un signe de faiblesse de caractère. Une autre croyance qui semble répandue est celle du pouvoir de l’individu de vaincre la maladie par l’esprit, soit avec une pensée positive. Par exemple, un homme de statut socioéconomique défavorisé de l’étude de Bolam et al., (2003) croit que la maladie est un état d’esprit et qu’il lui suffit d’arrêter de penser à ses céphalées pour qu’elles disparaissent. Soulevant des notions similaires au concept de fond santé d’Herzlich (1969), Pollock (1993) croit que la résilience et une attitude positive donnent la capacité de résister à la maladie :

« la santé générale faisait référence principalement à l’absence de plaintes mineures. Ceci était une norme implicite. L’attitude positive de l’esprit était perçue comme importante puisqu’elle permettait, d’une part, de renforcer la résistance aux maladies telles que les rhumes, les infections mineures, les douleurs et courbatures, etc., et pouvait aussi, d’autre part, déterminer la réaction de l’individu à celles-ci lorsqu’il en sera affligé » (Pollock, 1993, p. 54).

La ligne entre l’attitude de fatalisme et celle de l’autocontrôle peut être très mince et ces deux attitudes peuvent coexister comme l’ont trouvé Bolam et al. (2003) dans leur étude auprès de personnes de classes économiques inférieures tout comme Baxter (1997) dans son étude auprès des personnes de classe ouvrière :

« ainsi, plusieurs études auprès de différents groupes sociaux ont démontré que les attitudes ne peuvent être facilement décrites. Selon les résultats des recherches, les participants profanes (« lay ») ont tendance à passer d’un concept à l’autre qui peuvent paraître s’opposer, mais que les individus arrivent à maintenir en équilibre soit la croyance en la responsabilité des comportements de santé et l’importance d’une saine attitude mentale d’une part, et des concepts de hasard, chance, et de destin inévitable d’autre part » (p. 750).

De plus, la santé consiste, pour des personnes de statut défavorisé de l’étude Bolam et al. (2003) en la maîtrise du quotidien par la capacité fonctionnelle du corps et les facultés cognitives du cerveau afin de pouvoir participer à des activités significatives telles que travailler. Les participants à cette étude (Bolam et al., 2003) composaient néanmoins avec un dilemme omniprésent entre l'adoption d'une attitude de responsabilité face à leur santé et le retranchement dans une attitude fataliste lorsqu’ils prenaient conscience de leurs ressources limitées et des déterminants structurels de la santé, mais également de l’inévitabilité du déclin du corps avec le processus de vieillissement. Une étude rapporte que la plupart des personnes adoptent une attitude plutôt fataliste lorsque leurs maladies ou leurs incapacités physiques se trouvent hors de leur contrôle et de leurs capacités de prévention personnelles (Pollock, 1993). Ainsi, Bolam et al., (2003) ont identifié deux discours

prédominants chez leurs participants lorsqu’ils parlent de santé, soit le fatalisme et la pensée positive, qui sont liés au sentiment d’autocontrôle face à leur santé. Ces derniers auteurs se sont particulièrement attardés aux discours des participants au regard des nouvelles injonctions sociales de devoir se maintenir en santé. Pour Joy, une femme ayant participé à l’étude de Bolam et al., (2003), malgré l’adversité, soit ses soucis financiers et problèmes de santé (rhumatisme et asthme), la santé se résume pour elle à la fameuse formule de la compagnie de sport Nike : « Just do it! ». Joy sent qu’il faut persister, malgré les ressources socioéconomiques limitées, à déployer tous les efforts pour payer le loyer, bien s’alimenter ou accéder aux services de santé (Bolam et al., 2003).

2.2.4.2 La santé tient de la responsabilisation et du devoir des individus

Comme conceptualisation dominante, la personne moderne est surtout vue comme étant capable de faire des choix éclairés pour sa santé par l’autoréflexion, le contrôle de soi et l’autonomie. Non seulement la personne est-elle vue comme étant « capable » mais elle est aussi vue comme « devant » s’occuper de sa santé personnelle selon le sociologue Rose (1999), qui s'est particulièrement attardé aux injonctions modernes faites aux individus. D'autres l'ont souligné, la santé agit comme une norme sociale et un critère moral par lequel le mérite des personnes peut être évalué (Crawford, 1994). Cette moralisation par la santé peut être retracée déjà depuis Platon :

« […] le corps qui ne vit pas conformément à l’ordonnance naturelle de ses parties produit la maladie (to dé noson poiéïn). Arétè : santé, excellence, vertu; nous retrouvons chez Platon l’idéal grec du kalos kagathos, l’homme beau et bon, conjonction de la beauté et de l’excellence morale » (Hilfiger, 2011, p. 16).

Plusieurs auteurs soutiennent que viser la santé, discuter de santé et prétendre à la santé sont, dans les sociétés sécularisées contemporaines, des devoirs implicites dont les individus doivent s’acquitter dans la ligne directe des injonctions de performance faites aux individus modernes que sont l’accomplissement de soi, d’autonomisation, de performance et de réussite de sa vie (Crawford 1982; Rose, 2006; Saltonstall, 1993; Sointu, 2006; Zola, 1981). Plusieurs observent aussi que les programmes de santé misent principalement sur l’autoresponsabilisation des individus face à leur santé et que ceux-ci s’inscrivent au sein d’une idéologie dominante qui est celle de « l’impératif de la santé » (Lupton, 1995) ou de « santéisation » qui renvoie au devoir du citoyen moderne de se maintenir en santé (Aïach, 2009; Fassin, 1996; Lupton, 1995; Poliquin, 2015). Soulignons que des personnes, parmi les plus vulnérables, se voient mobilisées par les mêmes rhétoriques de promotion de la santé qui s’adresse à la population générale. De plus, avec les connaissances accrues sur les facteurs prédisposant aux maladies, dont certains modes de vie, les personnes malades se trouvent d’autant plus culpabilisées. Ainsi, parce qu’elles se sentent « responsables de leur santé », des

personnes âgées qui vivent avec des maladies chroniques peuvent ainsi ressentir de la honte si elles ne sont pas capables de faire face de façon efficace et autonome aux exigences quotidiennes (Ebrahimi et al., 2012). Aussi, des auteurs soutiennent que les discours biomédicaux dominants entourant la santé agissent comme des biopouvoirs cherchant à assujettir les individus. Le concept de biopouvoir développé par Foucault (1975) a été repris par plusieurs critiques des politiques en santé et fait référence aux forces externes, aux politiques qui exercent un contrôle sur les individus, ceci afin de les rendre dociles (Lupton, 1996; Rose, 2006; Sointu, 2006). Comme nuance, il est soulevé que les pouvoirs opérants ne sont pourtant pas unidirectionnels, mais sont multiples et que des personnes peuvent trouver intérêt à adopter et adhérer à des messages ou représentations biomédicales de la santé (Poliquin, 2015).

Même si maintenir une bonne santé est perçue socialement comme étant un impératif moral (Crawford, 1994), des personnes de l'étude de Pierret (1984) croient en général qu'on ne peut tenir responsable et culpabiliser une personne dont l'incapacité d'accomplir une tâche est liée à un problème mécanique. D'autres études démontrent le contraire, c'est-à-dire que des personnes se sentent effectivement responsables de leur santé et que la maladie représente pour elles un échec personnel. En effet, un participant à l’étude de Pollock (1993) soutient : « tu peux faire en sorte d’être en santé ou tu peux te rendre malade « unhealthy ». Tu peux travailler pour ou contre ta santé. C’est dans ta tête » (p. 50). Mais aussi, les personnes peuvent relativiser leur part de responsabilité et leurs capacités liées à leur état de santé, en l’évaluant en fonction des réalités objectives telles que les maladies ou leurs conditions matérielles (Arvidsson et al., 2011; Kingsley et al. 2013; Pollock, 1993). Bien qu'elles se croient avoir la capacité d'influencer leur santé, Pollock (1993) soutient que des personnes qui ont participé à son étude « sont réticentes à accepter leur responsabilité pour leur maladie ». Ainsi, autant afin d’agir sur ce qui est de leur ressort, une attitude positive est essentielle, il apparaît aussi commun et tout aussi important pour ces personnes d'éviter de se culpabiliser pour ce qui est hors de leur contrôle. De même, Bolam et al., (2003) soulignent que leurs participants composent avec, d'une part le « devoir d'être en santé », et d'autre part, le « devoir d'être réalistes » quant à leur capacité d'influencer celle-ci compte tenu de leur situation de vie. Bolam et al., (2003) soulèvent que le stoïcisme face à la vie est une façon pour les personnes d’affronter leurs épreuves telles que la maladie sans pour autant se culpabiliser :

« ces participants de statut socioéconomique défavorisé évitaient de se présenter comme des victimes démunies devant les épreuves de la vie en utilisant un langage « positif » d’une personne déterminée quant à la responsabilisation personnelle pour leur santé et ainsi se présentaient comme des personnes moralement méritantes (p. 24).

Les personnes sont souvent réticentes à discuter de leur statut et facteurs de risque associés aux inégalités sociales en santé. Selon Blaxter (1997), « De reconnaître les iniquités serait d’admettre un statut moral inférieur pour soi-même et pour ses pairs » (p. 754 dans Davidson et al., 2006, p. 2173). Cependant, Jim, un homme interviewé par Bolam et al., (2003) dans le cadre d’une étude auprès de personnes socialement défavorisées, commente les causes structurelles de la maladie :

« je dirais que parfois la santé est hors de ton contrôle, parfois nous sommes simplement destinés à une mauvaise santé (ill-health). Des personnes vivent dans la pauvreté comme des pensionnaires, qui veulent une meilleure vie, mais, en raison des circonstances et des événements qui se passent autour, ils ne peuvent pas payer les factures de chauffage, donc, ils prennent froid, ils ne peuvent payer la nourriture, et cela amène la mauvaise santé. Ou, parfois, vivre dans une communauté avec de hauts taux de violence, tu as peur de sortir de ta maison, le stress et les inquiétudes, les personnes deviennent mentales « mental » ou bien deviennent malades. Donc, parfois, tu n’as pas beaucoup de contrôle » (Jim, 29 ans, ouvrier) (p. 1362).

De plus, les analyses d'Herzlich (1969) permettent d’apporter des nuances subjectives importantes entre la perception de la responsabilité individuelle face à la santé et la perception de la responsabilité individuelle face à la maladie en soutenant que « faible ou forte, elle le définit. Nous ferons l’hypothèse que, de même, on est coupable d’avoir, dans la lutte, laissé se dégrader, ou vaincre la santé; non d’avoir attrapé une maladie, mais d’avoir perdu la santé » (p. 71). Pourtant, les inégalités sociales, la pauvreté, les conditions déplorables, l’insécurité, la guerre, l’exploitation par un travail peu reconnu au sein duquel les personnes ont peu de contrôle contribuent à la mauvaise santé ("ill- health"). Certains sont très critiques des injonctions sociales démesurées de performance et, à la fois, de la faible solidarité entre les individus (Bolam et al. 2003). Don, 57 ans, jardinier :

« je pense qu’une partie du problème de la société, si tu n’es pas capable de continuer à avancer, personne ne veut t’aider. C’est chacun pour soi, et c’est pas mal triste. Ça met beaucoup de pression sur les gens et les fait travailler trop fort et vieillir avant leur temps […] » (p. 21).

En effet, soulignent Bolam et al., (2003), la perception d'iniquité sociale sur le plan matériel affecte les individus sur le plan psychologique. Cette dernière teinte aussi leur compréhension des circonstances de leur vie ainsi que de leur capacité d'autodétermination qui est modulée par la perception des forces structurelles ainsi que des opportunités à satisfaire leurs besoins et à s’accomplir comme personnes.