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Ce chapitre présente la posture épistémologique constructiviste et critique ainsi que les principales théories qui ont influencé cette présente recherche, soit la théorie sociologique de l’interactionnisme symbolique, les théories critiques et les théories sur la sociologie de l’individu moderne.

3.1 Posture épistémologique

La posture épistémologique de recherche adoptée pour cette étude consiste en un mariage entre le constructivisme et une perspective critique. D’une part, l’épistémologie est constructiviste puisque, pour construire les connaissances, il a été privilégié de prendre en compte avant tout des données qui portent sur la perspective des participants à l’étude (Guba et Lincoln, 2005). La posture d’autre part s’inspire également du courant critique19 de recherche, né d’un désenchantement de la toute- puissance de la science et de la rationalité comme pouvant régler les problèmes d’humanité (Dortier, 2000). L’épistémologie critique se pose plus particulièrement sur les limites de l’approche à la personne atomisée, autodéterminée et responsable de sa santé et responsable de prendre soin d’elle sans prise en compte des déterminants de la santé et des forces structurelles en place que sont notamment la criminalisation, la judiciarisation, la stigmatisation, le jugement moral ainsi que les idéologies néolibérales liées à la reconnaissance sociale des individus, qui font que certaines personnes sont jugées davantage méritantes que d’autres.

Les théories critiques, en gros, rejettent une seule façon de voir le monde, une seule force opérante : il y a plusieurs réalités et elles se construisent et se coconstruisent par des acteurs variés. Foucault (1976), dans la foulée des travaux de nietzschéens sur le pouvoir a, par ses travaux d’archéologie du savoir, démontré les mirages des discours dominants tout en les présentant davantage comme des manifestations des pouvoirs (Dortier, 2000). Il démontre que le savoir rime avec le pouvoir (Dortier, 2000). Comme perspective de départ, il y a une reconnaissance que les pouvoirs existent dans les relations humaines et que l’étude de ces pouvoirs aide à comprendre comment se constituent les sociétés et les interactions humaines (Adams St.Pierre, 2011; Kincheloe et McLaren, 2003). Plus particulièrement, le choix de l’épistémologie critique a pour but de favoriser les questionnements sur les dynamiques en place qui font que la réalité est produite, notamment que certains savoirs sont produits et mis de l’avant plus que d’autres. La perspective vise à tenir compte

19 La perspective critique ne doit pas être confondue avec le jugement critique ou la critique qui relève de la

capacité intellectuelle à apprécier un écrit, une œuvre ou un évènement par le jugement, la réflexion et la pensée structurée.

des structures, mais non de structures déterminantes et naturelles qui constituent un ordre immuable des choses et les règles naturelles régissant les rapports humains selon une perspective fonctionnaliste, mais plutôt des structures sociales qui influencent et modulent les rapports en société, dont les rapports de subordination. Cette posture se joint d’une sensibilité au contexte général des forces en jeu dans la vulnérabilité sociale des PUDI. De plus, d’emblée, il apparaissait particulièrement important pour l’auteure de ne pas cantonner ce projet de recherche dans un champ ou dans un cadre théorique disciplinaire, ceci afin d’avoir des perspectives variées pour mieux comprendre le phénomène à l’étude, sans pour autant évacuer les perspectives disciplinaires. Ainsi, l’auteure a puisé à même un corpus d’écrits variés dont les principaux sont issus de la sociologie, plus particulièrement de la sociologie de l’individu de Martuccelli (2002), des courants critiques et poststructuralistes20, de l’anthropologie, de la philosophie, des sciences infirmières, des sciences politiques et de la psychologie.

Également, cette recherche s’inspire des travaux de Martuccelli (2002) sur les épreuves que doivent surmonter les individus modernes dans leur processus d’individualisation. Cette étude vise ainsi à prendre en compte les événements de vie et les conditions structurelles qu’elles soient sociales, culturelles, politiques, économiques ou légales qui façonnent la réalité des PUDI. La complexité des phénomènes étudiés, les conditions sociales associées aux PUDI ainsi que la quasi-absence de recherches effectuées à ce jour en lien avec ces questions de recherche justifiaient d'opter pour la compréhension large du contexte entourant la signification de la santé et de la signification du prendre soin de soi. Pour ces raisons, l’intégration des travaux issus de différentes disciplines a semblé être un meilleur gage de succès pour comprendre les facteurs biologiques, culturels, sociaux, politiques et économiques associés aux significations que donnent des PUDI à la santé et au prendre soin de soi ainsi qu’à leurs perspectives sur ce qui devrait être fait socialement pour mieux répondre à leurs besoins sociaux et de santé.

De plus, le concept de « pensée complexe » de Morin (2008) a inspiré l’épistémologie de recherche puisqu’il fait appel, entre autres, à une pensée qui essaie de discerner l’interdépendance entre les différentes perspectives disciplinaires puisque, « la possibilité de penser et le droit à penser sont refusés par le principe même d’organisation disciplinaire des connaissances scientifiques et par le renfermement de la philosophie sur elle-même » (Morin, 2008, p. 55). Il s'agit davantage d’une

20 Le poststructuralisme vient d’une critique du structuralisme par notamment George Bataille (1897-1962),

Jacques Derrida (1930-2004) et Michel Foucault (1926-1984). Elle marque la science par la pensée de déconstruction des textes et de la personne notamment comme étant perçu comme un sujet conscient. Ainsi, la posture est de relire les textes pour comprendre le sens et la vérité qui s’y cache (Schwandt, 2007). Foucault a apporté une contribution au poststucturalisme qui pour lui consiste à concevoir « les vérités » ou les « savoirs » comme des formes de pouvoirs qui contribuent à maintenir les injustices en place (Chinn et Kramer, 2008).

pensée organisatrice, systémique et écologique, et qui, au lieu d’isoler l’objet à étudier en pièces détachées le considère surtout dans sa relation avec un environnement culturel, social, économique, politique et matériel (Morin, 2008). Aussi, l'interactionnisme symbolique est une approche théorique à la recherche qui a influencé les choix méthodologiques.

3.2 Cadre théorique de l’interactionnisme symbolique

L’interactionnisme symbolique (IS), qui date d’une centaine d’années, est au cœur de la tradition ethnographique et inspire plusieurs recherches qualitatives (Anderson et Snow, 2001; Miles et al., 2014; Poupart, 2011). L’essentiel de l’approche interactionniste est qu’elle s’attache selon Poupart (2011) à « rendre compte et à tenir compte de la perspective des acteurs sociaux dans l’appréhension des réalités sociales » (p. 181). Les assises théoriques de l’IS portent également sur la capacité des individus à se déprendre de formes de la régulation ou de domination sociales, notamment par la négociation entre acteurs dans leurs rôles sociaux et la réinterprétation des règles de conduite (Mead, 2008[1934]; Musolf, 1992). L’IS est basée sur trois prémisses : « les êtres humains se comportent à l’égard des choses selon les significations qu’ils accordent à celles-ci; les significations sont la résultante des interactions sociales; les significations se modifient et se construisent au travers des processus d’interprétation mis en œuvre dans les situations réelles » (Poupart, 2011, p. 187). Cette approche en recherche incite à aborder le terrain de façon exploratoire avec des concepts « sensibles » (Blumer, 1969) tout en étant à proximité avec des acteurs (Le Breton, 2008). Selon Poupart (2011), « l’IS est fondée sur le postulat que nous ne pouvons pas comprendre les conduites sociales en faisant abstraction du sens ou des significations que les acteurs donnent à leur réalité » (p. 181). Cependant, décrire le sens que les acteurs donnent à leur réalité n’est pas suffisant puisqu’il faut tenir compte des conditions sociales qui influencent leurs trajectoires et leurs expériences vécues (Poupart, 2011), d’où la nécessité de dépasser les données strictement herméneutiques, c’est-à-dire des significations. L’auteure est ainsi appelée à interpréter de façon critique les données recueillies.

La perspective théorique de l’interactionnisme symbolique en recherche facilite la compréhension des liens entre l’exclusion sociale et le soi (Anderson et Snow, 2001) tout en permettant de rendre compte des représentations sociales plus larges construites et reproduites par les institutions, les relations de pouvoir et les idéologies (Musolf, 1992). Les analyses interactionnistes peuvent éclairer les façons dont les institutions sociales contribuent aux trajectoires identitaires (Poupart, 2011). Ainsi, « ces recherches ont certes beaucoup contribué à notre compréhension des dimensions structurelles, des déclencheurs et des conséquences d’une variété de sujets reliés aux inégalités et à l’exclusion telles que les différences de classe, la pauvreté, la mobilité, la structure de l’emploi et les différences de revenus et de salaires » (Anderson et Snow, 2001, p. 13). L’IS

s’intéresse aussi à la « construction sociale des significations » (Musolf, 1992, p.172) telles que l’internalisation d’un soi qui serait inférieur et à l’internalisation des significations dominantes (ou de représentations sociales) dans des rapports sociaux de force (Goffman, 1963). En effet, les significations que les gens donnent à leur réalité ne sont pas toutes conscientes, mais sont construites par le reflet que les autres leur renvoient d’eux-mêmes (Micheals et al., 2013). C’est selon Mead (2008[1934]) par cet effet miroir que les gens viennent également à se comprendre et donner sens à leurs actions. L’IS est une approche qui s’attarde aussi aux préjugés et aux valeurs dominantes véhiculées dans les interactions sociales ainsi qu’à la créativité des personnes dans l’appréhension de ceux-ci (Blumer, 1969). L’IS permet de cibler les sources de données, de les analyser et d’en faire une interprétation critique plus large, plus précisément sur des processus sociaux culturels liés à la santé et au prendre soin de soi, telle que la moralité entourant la santé ou « santéisation » ainsi que des valeurs et exigences sociales que sont notamment l’autonomie, les capacités individuelles et le statut socioéconomique.

L’IS offre un cadre interprétatif pour l’étude des expériences vécues en commun chez des personnes qualifiées de déviantes ainsi que les processus sociaux sous-jacents à ces expériences (Poupart, 2001) et prend comme champ d’application plusieurs disciplines, dont la criminologie, la sociologie, les sciences de la santé et l’anthropologie avec des sujets de recherche très variés dont le travail et les occupations humaines, le domaine médical, ou diverses questions sociales (Poupart, 2011).

Les personnes stigmatisées, soutient Goffman (1963), ne cessent de jongler à ce qu’elles doivent dévoiler sur elles-mêmes dans le but de « garder la face ». Ainsi, une question fondamentale et transversale à tous ces travaux sous cette perspective est celle qui consiste à comprendre « comment les personnes créent des réalités sociales significatives » (Musolf, 1992). Le but est de comprendre les comportements et les réinterprétations symboliques à l’intérieur de microcultures sociales (Anderson et Snow, 2001; Denzin, 1991; Musolf, 1992; Thomas, 1993), telle que celle des PUDI. Cette approche est particulièrement pertinente pour la problématique à l’étude qui se base sur les rencontres « face à face » avec l’observation participante et des entrevues formelles et informelles afin de comprendre les comportements dans des contextes sociaux particuliers (Musolf, 1992). Les premiers travaux de Lindesmith (1938), sociologue de l’École de Chicago, avaient pour objectifs de comprendre comment des personnes qui consommaient des opioïdes en venaient à se définir elles- mêmes comme des « addicts » (ou personnes dépendantes) ce qui a donné lieu à une meilleure compréhension du phénomène de dépendance (Campbell et Shaw, 2007). De plus, l’approche privilégiée par Goffman (1969) est celle de tenter d’adopter le point de vue des gens étudiés ce qui amène à une présence empathique et sympathique du chercheur sur le terrain de recherche et à

l’abandon des idées ou catégories préconstruites. En plus de la nécessité pour la chercheuse d’adopter le point de vue de la personne étudiée, une tension est préconisée entre sa posture en tant que personne de l’extérieur et une posture qui tente davantage de s’approcher de la réalité des personnes participantes à l’étude en s’imprégnant des environnements et contextes pour dégager et comprendre les interactions sociales (Poupart, 2011). Selon Anderson et Snow (2001), « l’interactionnisme symbolique fournit une richesse d’intuitions de même qu’une perspective théorique cohérente pour comprendre le fonctionnement du soi devant des processus sociaux et des interactions sociales produisant des inégalités et de l’exclusion » (p. 14). Pour toutes ces raisons, l’IS sert de cadre conceptuel à de nombreuses recherches dans les domaines de la dépendance et du VIH (Hobbs Leenerts, 2003; Rhodes et al., 2011; Roy et al., 2007; Roy et al., 2008) et se prête particulièrement bien aux études auprès de personnes marginalisées et victimes d’exclusion sociale (Anderson et Snow, 2001; Evergetti, 2011) ou considérées déviantes socialement (Poupart, 2011).

Selon l’approche de l’IS, les interactions sociales courantes donnent lieu à l’intégration, l’interprétation et la transformation des représentations sociales dominantes. Le sens se crée au travers des interactions sociales puisque « la réalité sociale n’est pas la répétition d’un modèle, mais une permanente construction sociale » (Le Breton, 2008, p. 59). Ainsi, il est préconisé d’aborder les personnes avec des questions portant sur des concepts « sensibles » (« sensitizing » en anglais) (Blumer, 1969). La « santé » et le « prendre soin de soi » sont donc dans le cadre de cette étude, des concepts sensibles, c’est-à-dire, qu’ils sont larges et omniprésents et permettent une réelle incursion dans les représentations sociales, les processus de socialisation, les intersubjectivités et les significations que les gens donnent à leur expérience. Cette perspective s’attarde davantage au sens et aux significations (ou à la « symbolique ») que les personnes donnent à leur expérience.