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Chapitre II: Le statut des Tziganes en Suisse, des origines au XXème siècle

A. La répression administrative et policière du mode de vie nomade

80. Durant le XXème siècle, les persécutions étatiques sont désormais éga-lement le fait de la Confédération, avec l’aide des cantons. Si les sanctions vi-sant la destruction physique des individus sont abandonnées, on se concentre sur des pratiques tendant à l’éloignement des Tziganes hors de Suisse, et lors-que ceci n’est pas possible, sur des mesures ordonnant l’internement psychia-trique et la « rééducation » sociale. La composante sociale domine la pratique administrative, qui assimile alors systématiquement le terme de Tzigane à ce-lui de « vagabond », « voyou », ou encore « réfractaire au travail ».

81. En 1904, le gouvernement nidwaldien interdit aux nomades l’utilisation des transports lacustres pour aborder son territoire. A la suite de cette mesure, la Compagnie de navigation du lac des Quatre-Cantons de-mande au Département fédéral des postes et des chemins de fer si une telle in-terdiction est admissible dans le cas où les personnes concernées se sont ac-quittées du billet. L’autorité répond le 4 février 1905115que les cantons bénéfi-cient d’une compétence illimitée en matière d’interdiction d’entrée sur leur ter-ritoire d’étrangers sans nationalité, ce qui est le cas des Tziganes.

82. Elle associe, par ailleurs, à des motifs d’ordre public l’interdiction formulée par le canton. A ce titre, elle rappelle à la compagnie que la législation fédérale en matière de transports et de navigation oblige les entreprises de transports à se conformer aux défenses de transporter certaines

114 Cette date coïncide avec la dissolution de l’Oeuvre des Enfants de la grand-route, présentéeinfra, Section B, 2.

115 BA E 21/20601.

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transports à se conformer aux défenses de transporter certaines personnes. Le Département renvoie de plus au concordat intercantonal de 1887, ratifié par le Conseil fédéral en 1888, qui a pour effet, selon lui, que les entreprises de trans-ports n’ont pas le droit de faire transiter des Tziganes en direction du territoire suisse, même lorsque ces derniers ont payé leur titre de transport116.

83. Cet avis de droit est repris et distribué par une circulaire du Conseil fédéral adressée aux cantons le 11 juillet 1906117et qui marque un changement net dans la position de l’Exécutif fédéral sur la question de la libre circulation des personnes118. Le Conseil fédéral interdit aux entreprises concernées la prise en charge des Tziganes sur l’ensemble du territoire helvétique par bateau à vapeur ou par chemin de fer. La politique des Etats étrangers tels que l’Italie et l’Autriche est ici également évoquée pour justifier la mesure. Le gouvernement conclut en émettant l’espoir que les mesures de renvoi et de refoulement à la frontière ainsi que la coopération de toutes les autorités compétentes en la ma-tière permettront de « préserver le plus possible notre pays du fléau des tziga-nes»119.

84. En outre, dès 1907, les autorités fédérales tentent de rallier les gouver-nements des Etats européens pour résoudre ce qu’elles nomment la « peste tzigane » (Zigeunerplage)120. Sous l’impulsion de l’adjoint de la division de po-lice du Département fédéral de justice et popo-lice, Eduard LEOPOLD121, elles proposent en 1909 un programme de naturalisation forcée, la mise sur pied d’une commission internationale permanente ainsi que la création de registres nationaux de Tziganes permettant l’échange d’informations.

85. L’un des aspects très instructifs de cette proposition, faite au niveau in-ternational, est sa définition de la notion de Tzigane122. Est un Tzigane toute personne nomade, sans domicile fixe, voyageant seule, en famille ou en bande, qui tire ses moyens de subsistance de l’exercice du commerce itinérant, la mendicité ou tout autre moyen contraire à l’ordre public, et dont la nationalité ne peut être établie indubitablement sur la base de papiers d’identité officiels.

86. La constance de la définition à travers les décennies ne peut manquer de frapper123 et démontre une fois encore que le terme recouvre toujours à cette époque une catégorie de personnes plus large que les communautés

jé-116 F. EGGER, pp. 57-58 ; WEILL-LEVY/GRÜNBERG/ISLER, pp. 47-48.

117 FF 1906 IV 308, RO 22 367.

118 HUONKER/LUDI, p. 39.

119 FF 1906 IV 309. F. EGGER, p. 60 ; WEILL-LEVY/GRÜNBERG/ISLER, p. 48.

120 F. EGGER, pp. 62-64 ; MEHR, p. 11.

121 Eduard LEOPOLD, adjoint auprès du DFJP entre 1904 et 1915, est considéré aujourd’hui comme l’architecte de la politique suisse en matière de Tziganes poursuivie dès 1900 ; HUONKER/LUDI, p. 39.

122 «Ausweisung der Zigeuner», rapport final de la Section de police (Leopold) du 25 octobre 1912, BA E 21/20606.

123 Cette définition se rapproche de celle du gouvernement bavarois, formulée en 1911, citée par HEUSS, p. 119.

27 nisch et tziganes au sens actuel du terme. Le mode de vie suffit à classer un in-dividu sous l’étiquette sociologique « tzigane », niant ainsi toute particularité ethnique, culturelle ou historique aux communautés rroms, jénisch, ou sinti124. Les efforts des autorités suisses sont cependant vains dans un premier temps, les Etats voisins préférant traiter la question au niveau national uniquement125. 87. En 1911, un registre central, conçu sur le modèle de laZigeunerzentrale de la Bavière, est créé au sein du DFJP afin de recenser les données personnel-les des Tziganes126. Ici également, c’est LEOPOLDqui est à l’origine de la me-sure ; dans le rapport destiné à son département, il propose, entre autres, le re-levé de mesures anthropométriques de manière systématique, ainsi qu’un ca-talogue de dispositions très répressives, dont le renvoi en vertu de l’article 70 aCst., qui permet d’expulser les étrangers représentant un danger pour la sé-curité intérieure de la Suisse127. LEOPOLDargumente que les Tziganes remplis-sent cette condition du fait que leur mode de vie est en contradiction quoti-dienne avec les lois suisses, mais également parce qu’ils sont « réfractaires à tout ordre social et à toute autorité étatique »128.

88. Les cantons ne perdent pas de temps pour suivre les propositions de LEOPOLD, et la Conférence intercantonale des directeurs de police décide en 1912 d’interner les Tziganes étrangers pour les identifier dans un premier temps, puis les expulser. Les familles sont séparées : les hommes dès l’âge de seize ans sont envoyés dans l’institution de travail obligatoire de Witzwil, tan-dis que les femmes et les enfants sont internés dans le canton où ils ont été ap-préhendés. Hommes, femmes ou enfants, les particuliers sont alors identifiés minutieusement, fichés, puis refoulés129.

89. Durant la même année, le DFJP décide de ne pas suivre LEOPOLDdans son interprétation extensive de la notion de « menace à la sécurité intérieure du pays ». Toutefois, cette décision ne change en rien la pratique de l’internement, de l’identification et du refoulement130. Aujourd’hui encore, on ignore ce qu’il est advenu du registre central fichant les Tziganes, ainsi que la nature exacte des informations qu’il contient131.

90. On se rappelle que la Suisse n’avait pas réussi à donner l’impulsion à une coordination internationale en matière de Tziganes en 1909. Or, la

Pre-124 HEUSS, pp. 119-120 ; HUONKER/LUDI, p. 41.

125 FF 1910 II 119 ; F. EGGER, pp. 63-64 ; LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 24 ; WEILL -LEVY/GRÜNBERG/ISLER, p. 48.

126 MEHR, p. 13.

127 F. EGGER, pp. 61-63 ; BA E 21/20602.

128 LEOPOLD,Programm betreffend Bekämpfung der Zigeunerplage, vom 3. Oktober 1911. Traduit par-tiellement par LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 25.

129 F. EGGER, p. 67.

130 F. EGGER, p. 69.

131 LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 26.

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mière guerre mondiale bouleverse la situation des Tziganes sur de nombreux points. Ainsi, les politiques d’immigration deviennent très sévères et la libre circulation des personnes est fortement restreinte132. D’une manière générale, les étrangers sont soumis à l’obligation d’obtenir un visa dès 1917, en applica-tion de l’ordonnance du Conseil fédéral du 21 novembre 1917 concernant la police à la frontière et le contrôle des étrangers133, fondée sur les pouvoirs extraordinaires qui lui ont été attribués par l’arrêté de l’Assemblée fédérale du 3 août 1914134,135.

91. En 1921, une autre ordonnance du Conseil fédéral136impose de strictes obligations aux étrangers se présentant sur le territoire suisse, principalement en matière de titres de légitimation que les Tziganes étrangers, pour la plupart apatrides, ne possèdent pas. Huit ans plus tard, le Conseil fédéral décide de fermer les frontières aux Tziganes étrangers, ce qui ne manquera pas d’avoir de lourdes conséquences pour ceux qui, une dizaine d’années plus tard, pour-suivis par le régime national-socialiste, déposeront une demande d’asile en Suisse137.

92. La fin de la Première guerre mondiale conduit pour sa part à l’institution de nouveaux Etats-nations138, entraînant dans leur sillage la créa-tion d’importantes minorités, ainsi que des mouvements de populacréa-tion incon-nus jusqu’alors. Les minorités ayant perdu ou n’ayant jamais eu de nationalité sont particulièrement touchées par les politiques restrictives menées par les Etats, car elles ne bénéficient ni de la protection d’un traité international, ni de celle d’un Etat auquel elles pourraient se rattacher, ce qui est le cas des Tziga-nes qui ne sont pas de nationalité suisse. En outre, les TzigaTziga-nes ne sont ni considérés comme des réfugiés politiques, ni comme formant une minorité par la Société des Nations.

93. On constate, en effet, que la seule organisation internationale qui se préoccupe des Tziganes avant la Deuxième guerre mondiale est la Commis-sion internationale de police criminelle, connue aujourd’hui sous le nom d’Interpol. La Commission internationale se saisit de la question dans une perspective de politique criminelle, en assimilant les Tziganes à des personnes

132 HUONKER/LUDI, pp. 27-28.

133 RO 1917 989.

134 RO 30, 347.

135 LUDWIG, p. 7. Au sujet des ordonnances de pleins pouvoirs des Première et Deuxième guerres mon-diales et de leur défaut de constitutionnalité, voir AUER/MALINVERNI/HOTTELIER(I), N. 1585-1588; K Ä-LIN(1999), pp. 93-123.

136 Ordonnance du 29 novembre 1921 du Conseil fédéral sur le contrôle des étrangers, modifiée le 7 septembre 1925 et le 16 octobre 1928, abrogée par l’entrée en vigueur le 1erjanvier 1934 de la Loi fédérale du 26 mars 1931 sur le séjour et l’établissement des étrangers (RS 1 113 ; RS 142.20).

137 MEHR, p. 10.

138 Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie, Pologne, Finlande, Estonie, Lituanie, Lettonie.

29 participant à la criminalité internationale139. Elle crée en 1932 une centrale d’informations au sujet des Tziganes (Zigeunerzentrale), puis en 1934 un Comi-té international pour la lutte contre les Tziganes, situé à Vienne140. Cette mobi-lisation policière internationale et la création de fichiers centraux dans les Etats membres, regroupant photographies anthropométriques et relevés d’empreintes digitales, auront également de graves conséquences pour les Tziganes au moment de la Deuxième guerre mondiale.

94. En Suisse, si les mesures que nous venons d’évoquer concernent d’abord les Tziganes étrangers, les Tziganes suisses sont aussi en proie à de vives difficultés en matière de déplacement à l’intérieur du territoire helvéti-que. Outre l’application continue de l’interdiction de voyager hors du canton avec des enfants en âge de scolarité, des mesures cantonales viennent compli-quer un peu plus encore la vie des Tziganes suisses, amenant beaucoup à se sédentariser pour y échapper141.

95. Ainsi, un décret zurichois de 1921 reprend les interdictions et les obligations de la loi de 1850, et interdit par ailleurs aux Tziganes originaires d’autres cantons de traverser le territoire du canton de Zurich142. De manière générale, la plupart des droits administratifs cantonaux prévoient la prise en charge des personnes qualifiées de « vagabonds et fainéants », en les plaçant dans des institutions de travail forcé. Cette privation de liberté, basée sur une décision administrative, poursuit un but de rééducation sociale considéré comme constituant un intérêt public légitime et prépondérant143.

96. Parallèlement à ces mesures administratives qui répriment la pratique des nomadismes international et national, les Tziganes se trouvent confrontés dès la fin du XIXème siècle, et ce jusque dans les années 1970, à la poursuite par les pays occidentaux, Suisse comprise, d’une politique sociale eugéni-que144.

139 HUONKER/LUDI, pp. 28 et 47.

140 BA E 4260 (C), 1974/34 ; HUONKER/LUDI, p. 47 ; LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 26.

141 MEHR, p. 11.

142 THODE-STUDER, p. 128.

143 THODE-STUDER, p. 135.

144 HUONKER/LUDI, pp. 30-34.

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