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Chapitre II: Le statut des Tziganes en Suisse, des origines au XXème siècle

A. L’arrivée des Tziganes en Europe

41. L’histoire des Tziganes en Europe a ceci de marquant qu’elle n’a ja-mais été écrite par ces communautés elles-mêmes. Elle a été documentée et ra-contée, depuis leur arrivée dans les régions européennes, par des non-Tziganes, des Gadjé49. Les témoignages à leur sujet sont donc indirects, reflè-tent l’étonnement, l’incompréhension, voire la crainte des chroniqueurs, et ra-res sont ceux que l’on pourrait qualifier d’objectifs.

42. C’est aux XIVème et XVème siècles que remontent les premiers témoi-gnages écrits quant à la présence et au passage de voyageurs à la peau sombre dans nos régions. Si leur origine demeure obscure et confuse pour les non-Tziganes pendant plusieurs siècles, les linguistes découvrent au XVIIIème siè-cle que la langue tzigane50 puise ses racines dans le sanskrit et ses langues sœurs du nord de l’Inde51. L’Inde est donc le pays d’origine des communautés tziganes, qu’elles ont quitté entre les XIème et XIVème siècles à l’occasion des conquêtes islamiques du nord de l’Inde52; ces racines ne sont d’ailleurs pas contestées par les autorités indiennes53.

48 Sur cette notion, voirinfraSection D, 1.

49 LIEGEOIS(1994), p. 17.

50 Ou plutôtleslangues tziganes : le temps et les déplacements ont donné naissance à une variété impressionnante de dialectes, de par l’adaptation des communautés à leur environnement. L’étude de ces dialectes permet ainsi de reconstituer le parcours historique des groupes, du fait de l’influence des langues extérieures sur celles utilisées parmi les Tziganes. L’influence du sanskrit et d’autres langues indiennes demeure cependant dans tous les dialectes. LIEGEOIS(1994), pp. 43-59 ; MARCHAND, p. 21.

51 LIEGEOIS(1994), p. 44.

52 REYNIERS(1993A), p. 10.

53 MARCHAND, p. 22.

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43. Les groupes se dispersent dès le début du XIVème siècle, pour conti-nuer sur des chemins différents durant les décennies suivantes. Des témoigna-ges les signalent en Crète en 1322, en Serbie en 1348, en Grèce en 1397, puis en Valachie et en Bohême. En 1407, on rapporte leur présence en Allemagne, en 1416 en Roumanie, ou encore dans les années 1420 aux Pays-Bas, en Belgique, en France et en Italie54. Les chroniqueurs de l’époque évoquent pour la pre-mière fois en 1418 la présence sur le territoire helvétique de nomades à la peau foncée, que l’on croit Africains ou Egyptiens55. Cette première vague de migra-tions56 donne lieu à la rencontre des voyageurs d’origine indienne avec les voyageurs européens, les nomades « autochtones », tels que les Tinkler irlan-dais, les Quinquis de Castille, et surtout les Jénisch d’Allemagne et de Suisse57. Les groupes locaux et étrangers ne tardent pas à se mélanger et à créer pour certains des communautés mixtes que l’on peut rencontrer aujourd’hui58. 44. Du fait de leurs capacités reconnues en matière guerrière, les Tziganes sont invités, dans un premier temps, à prendre part aux efforts de guerre de l’aristocratie européenne, en rejoignant le système de patronage seigneurial des princes. Parallèlement, toutefois, les clercs et les juristes se déclarent hosti-les à la présence des « Egyptiens », considérés comme perturbateurs de l’ordre public ; cette hostilité se concrétisera dès lors dans la législation des Etats eu-ropéens59.

45. L’attitude violente de rejet et d’exclusion que nous allons présenter ci-après ne peut manquer d’interpeller et nécessite que l’on s’interroge sur ses fondements. Il ressort que le simple fait d’être nomade – en Suisse et ailleurs en Europe – suffit pour constituer un crime durant plusieurs siècles60. Les in-terdictions sont parfois paradoxales, voire contradictoires : soit le nomadisme, soit la sédentarisation, soit le simple séjour sont mis tour à tour à l’index61. Même si aucun délit ne peut lui être reproché62, tout Tzigane risque

54 LIEGEOIS(1994), p. 22.

55 HUONKER(1990), p. 18 ; voir également F. EGGER, p. 49.

56 Il y aura par la suite quatre autres grandes migrations: au XIXème siècle, les Rroms de Roumanie sont affranchis de l’esclavage dans lequel ils ont été tenus et 200'000 d’entre eux quittent le pays ; la troisième vague remonte aux années 1960, au départ de la Yougoslavie et des pays du Bloc de l’Est pour fuir les persécutions étatiques. La dernière migration date de la décennie 1990-2000 et est à mettre en relation avec les persécutions liées à la guerre des Balkans et à la misère profonde dans laquelle les communautés tziganes vivent en Europe de l’Est. HEUSS, pp. 114-115 ; REYNIERS (1993A), pp. 11-12.

62 Voir par exemple les propos d’un magistrat français au début du XIXème siècle (in : LIEGEOIS(1994), p. 129) : « Je n’ai aucune dénonciation pour délits contre ces individus mais leur position est telle qu’ils devaient être nécessairement tentés d’en commettre, si l’occasion s’en fût présentée… Ils ne peuvent être que dangereux.»

15 l’arrestation et la sanction. Cette attitude démontre la crainte des autorités, mais aussi de la population sédentaire en général, qui est liée à l’altérité du mode de vie, à l’indépendance qu’il confère vis-à-vis de l’autorité et au poten-tiel subversif qu’il semble porter en lui aux yeux de la majorité. Le traitement socio-juridique de l’errance en général se recoupe ainsi souvent avec celui des Tziganes.

46. En effet, on rappellera que les Tziganes ne sont pas les seuls groupes nomades que l’on peut rencontrer en Europe jusqu’au début du vingtième siè-cle, et que l’intolérance rencontrée à l’égard du nomadisme concerne égale-ment d’autres catégories sociales. Ces dernières sont constituées de personnes voyageant non pas en raison d’un mode de vie, mais par nécessité, du fait de la misère et de l’indigence : ce sont des artisans, des domestiques, ou encore des paysans qui deviennent itinérants et mendiants du fait de la perte de leur revenu63.

47. Cette situation reflète la paupérisation de la société européenne de cette époque, qui jette sur les routes des familles entières, parcourant l’Europe à la recherche de moyens de subsistance et qu’il faut considérer comme des populations migrantes64. L’amalgame entre les deux types de nomadisme est complet aux yeux des sociétés sédentaires65, et tous les groupes vivant de cette manière sont mis au ban de la société, exclus de la structure et de l’ordre juri-dique des sédentaires, car considérés comme des «unechte Leute »,dont le seul statut les expose à des peines et des répressions telles que la torture ou la mort66.

48. Les Tziganes d’origine indienne et les Jénisch seront particulièrement visés et méprisés du fait de leur refus d’être intégrés dans la société domi-nante, au contraire des autres catégories d’itinérants qui proviennent de cette même société et qui souhaitent pouvoir y être réintégrés à terme. Les sédentai-res sont donc perplexes face à des groupes qui refusent la sédentarisation, car ils considèrent le nomadisme comme un état souhaité et souhaitable.

49. Du point de vue des sédentaires, il s’agira d’éradiquer ce mode de vie nomade, que cela soit par la disparition physique ou culturelle du groupe visé, de manière oppressive ou assimilatrice67. Tous les Etats européens concernés par les Tziganes n’auront de cesse durant les siècles d’adopter et de promou-voir des politiques d’exclusion ou de réclusion à leur égard. Ce n’est que très récemment que les autorités nationales ont plutôt cherché à résoudre « le pro-blème tzigane » par une politique d’inclusion68. Nous nous proposons de

dres-63 LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 23.

64 MEIER/WOLFENSBERGER, p. 370 ; REYNIERS(1993A), p. 12.

65 F. EGGER, p. 50 ; HUONKER(1990), p. 25 ; LIEGEOIS(1994), p. 121.

66 HUONKER(1990), pp. 25-26.

67 MEIER/WOLFENSBERGER, p. 365 et pp. 526-527.

68 LIEGEOIS(1994), p. 120.

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ser ci-après un tableau exemplatif de mesures étatiques prises à l’encontre des communautés tziganes depuis leur arrivée sur le territoire des Confédérés jus-qu’à aujourd’hui. Ces normes et ces décisions sont d’excellents révélateurs de la relation extrêmement heurtée et tendue entre Tziganes et non-Tziganes et permettront de mieux comprendre les obstacles qui jalonnent la voie vers une reconnaissance des droits de ces communautés à l’heure actuelle.

B. Les Tziganes et les cantons suisses du XVème au