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Les fondements juridiques de l’action de l’Œuvre des enfants de la grand route

Chapitre II: Le statut des Tziganes en Suisse, des origines au XXème siècle

B. La répression eugénique du mode de vie nomade

2. Eugénisme et destruction du noyau familial des Tziganes

2.2. Les fondements juridiques de l’action de l’Œuvre des enfants de la grand route

136. L’action de l’Œuvre peut être mise en place grâce à un cadre juridique précis et préexistant à sa création, et seules quelques mesures peuvent être qualifiées de manifestement illicites215. Une interprétation des dispositions du droit de la famille et de la tutelle, en accord avec les conceptions psycho-sociales de l’époque, a conféré aux responsables de l’Œuvre les bases légales de leurs actions.

137. Pro Juventute dirige le placement sous tutelle des parents et des en-fants tziganes au niveau national, et se substitue aux autorités cantonales et communales, dans une tâche qui leur était jusqu’alors réservée. En effet, on craint des difficultés dans la mise en œuvre du fait de l’éclatement territorial des compétences qui nécessiterait un suivi coordonné des dossiers lors du dé-placement des personnes concernées entre districts ou entre cantons. Ainsi, Al-fred SIEGFRIED lui-même et ses collaborateurs deviennent les tuteurs d’une grande majorité d’enfants216.

2.2.1. Les dispositions du droit de la famille

138. Pendant la période d’activité de l’Oeuvre, le retrait de l’enfant à ses parents à des fins d’adoption ou de placement dans des institutions se fonde sur les articles 283, 284 et 285 aCC217, qui constituent alors le fondement de la protection de l’enfant en droit suisse. L’article 283 aCC oblige les autorités de tutelle à prendre « les mesures nécessaires pour la protection de l’enfant », si les parents « ne remplissent pas leurs devoirs (parentaux) », même en l’absence de faute218. L’article 284 alinéa 1 aCC permet pour sa part le retrait du droit de garde des parents et le placement de l’enfant « dans une famille ou

213 MEHR, p. 19.

214 SIEGFRIED(1964), p. 26, cité et traduit par THODE-STUDER, p. 142.

215 HUONKER/LUDI, p. 44.

216 LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 29 ; THODE-STUDER, p. 129.

217 Le Code civil fut modifié en raison de la réforme du droit de la filiation, en vigueur depuis le 1er jan-vier 1978 (RO 1977 264; FF 1974 II 1). Actuellement, les dispositions du Code civil relatives à la protection de l’enfant sont les art. 307 à 317 CC.

218 RAMSAUER, pp. 37-38.

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un établissement », si son « développement physique ou intellectuel est com-promis »219.

139. On ne manquera pas de remarquer le caractère indéterminé de ces no-tions, qui confère ainsi une très grande marge d’appréciation aux autorités compétentes220. Ces deux dispositions n’ayant pas pour conséquence le retrait de l’autorité parentale221, la possibilité de récupérer les enfants existe encore pour les parents, bien que la doctrine de l’époque estime qu’il faille refuser cette possibilité aux parents réclamant leurs enfants pour servir « leurs intérêts personnels », alors qu’ils sont pris en charge par des tiers222.

140. Les responsables de l’Œuvre ont plutôt donné la préférence à l’article 285 aCC, dont l’application retire l’autorité parentale aux parents qui sont in-terdits ou qui sont déclarés coupables de négligences graves, ce qui est no-tamment le cas de ceux que l’on considère comme asociaux223. Au contraire des mesures prises sous les articles 283 et 284 aCC, le retrait de l’autorité pa-rentale a pour conséquence la mise sous tutelle de l’enfant qui acquiert alors un domicile indépendant de celui des parents. Le for tutélaire devient généra-lement la commune d’origine de l’enfant concerné (article 376 alinéa 2 CC), étant donné que l’on considère qu’en tant que nomades, ces familles n’ont pas de domicile fixe. L’enfant peut par ailleurs être placé dans une famille nourri-cière, décision qui ne peut être prise en cas de simple retrait de la garde224. 141. L’étude historique publiée en 1998 sur l’action de l’Œuvre225rapporte que SIEGFRIEDet ses collaborateurs font signer aux parents une déclaration par laquelle ces derniers renoncent à tout droit sur leurs enfants, hors du cadre de l’article 285 aCC. Les parents acceptent l’enlèvement de leurs enfants, leur pla-cement, leur éventuelle adoption et leur changement de nom, et renoncent tant à connaître le lieu d’accueil qu’à essayer de les revoir. Les auteurs de l’étude soulignent que nul ne connaît à l’heure actuelle le nombre exact de ces déclara-tions, ainsi que les conditions dans lesquelles elles ont été signées226.

219 Lors de la révision du droit de la filiation, les auteurs du projet de révision souligneront la difficulté considérable de l’application de critères d’appréciation aussi larges ; Message du Conseil fédéral du 5 juin 1974 concernant la modification du code civil suisse, FF 1974 II 84.

220 RAMSAUER, p. 38.

221 A. EGGER(art. 284 aCC), N. 12, p. 110.

222 A. EGGER(art. 283 aCC), N. 15, p. 101.

223 BERSIER, p. 152.

224 LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, pp. 47-48.

225 WALTERLEIMGRUBER, THOMASMEIER, ROGERSABLONNIER, L’Œuvre des enfants de la grand route,Etude historique réalisée à partir des archives de la Fondation Pro Juventute déposées aux Archives fédé-rales suisses, Archives fédérales, Dossier 10, Berne 1998 (2000 pour la version française).

226 LEIMGRUBER/MEIER/SABLONIER, p. 47.

43 2.2.2. Les dispositions du droit de la tutelle

142. L’interdiction des parents ainsi que le maintien sous tutelle des enfants enlevés, puis devenus majeurs, se basent sur les article 369, 370 et 372 CC227. 143. En premier lieu, l’interdiction des parents se fonde sur l’article 369 CC, plus particulièrement sur la notion de « faiblesse d’esprit » («Geistesschwäche »,

« debolezza mentale »), qui recoupe alors les personnes considérées comme

« psychopathes inconsistants » et que l’on reconnaît par leur débauche et leur fainéantise228. August EGGERinterprète cette notion comme concernant « alle jene Abweichungen vom ‘Normalen’ treffen, welche geeignet sind, die Schutzbedürfig-keit zu begründen »229. D’une manière générale, les personnes tziganes, qu’elles perpétuent ou non un mode de vie nomade, sont alors considérées comme possédant congénitalement une intelligence inférieure à la moyenne, qui justi-fie leur interdiction230.

144. Pour sa part, l’article 370 CC énonce notamment l’«inconduite» (« lasterhafter Lebenswandel », « scostumatezza ») en tant que motif permettant d’interdire un majeur. Cette notion autorise les autorités à interdire les indivi-dus considérés comme étant des vagabonds (Landstreicher); en effet, le vaga-bondage est perçu comme une activité mettant en danger la sécurité de la po-pulation sédentaire et l’ordre public d’une manière générale231.

145. Dans son commentaire de 1929 relatif à l’article 370, AUGUSTEGGER explique également que ce terme recouvre le mode de vie des « mendiants » et des « vagabonds », qui les met eux-mêmes en danger, ainsi que le reste de la société, puisque le non-respect des règles de vie reconnues par tous les mène à la criminalité. La disposition doit permettre «den Asozialen im Rechte zurückset-zen zum Schutze der Andern ».

146. L’auteur va même jusqu’à affirmer que celui qui mène un mode de vie déshonorant (« unehrenhaften Lebenswandel ») ne peut plus prétendre à la pro-tection judiciaire des droits qui posent comme condition préalable l’honorabilité du justiciable232. Une application combinée des articles 370 et 406 CC233, allant à l’encontre de la volonté du législateur234, va dans certains cas mener au placement de Tziganes dans des maisons de correction et des

pri-227 Contrairement au droit de la filiation, les dispositions du droit de la tutelle sont demeurées les mê-mes jusqu’à présent.

228 WALTISBUEHL, p. 69.

229 A. EGGER(art. 360 aCC), N. 38, p. 92.

230 SIEGFRIED(1964), p. 27.

231 WALTISBUEHL, p. 69 ; BERSIER, p. 145.

232 A. EGGER(art. 370 aCC), N. 42ss, pp. 123-126.

233 Article 406 CC : « Le tuteur protège l’interdit, l’assiste dans toutes ses affaires personnelles et au besoin pourvoit à ce qu’il soit placé dans un établissement ».

234 WALTISBUEHL, pp. 70-71.

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sons, du fait d’absence d’alternative, car les autorités craignent les évasions des maisons psychiatriques235.

147. Les personnes placées sous la responsabilité de l’Œuvre durant leur minorité, mais qui passent à l’âge adulte sont, pour leur part, maintenues sous tutelle en application de l’article 372 CC. Le tuteur peut en effet estimer qu’il ne considère pas le pupille en question comme capable de gérer convenable-ment ses affaires236, argument utilisé pour interdire les jeunes adultes.

2.3. Détermination des responsabilités et indemnisation des