• Aucun résultat trouvé

Première partie : Cadre théorique

3.4. La notion de l’acteur-réseau selon Latour

La sociologie de l’acteur-réseau telle que l’entend Latour (2007, p. 24-25) veut se démarquer de la sociologie par une redéfinition du social en tant que « principe de connexion » pour expliquer une réalité sociale. C’est pourquoi il va distinguer deux types de social (Latour, 2007, p. 13) : « le social numéro 1 » et « le social numéro 2 » dont le distinguo entre les deux est la dimension homogène du premier et la dimension hétérogène du second. « Bien que de nombreux spécialistes préféreraient appeler « social » quelque chose d'homogène, on peut très bien désigner par ce terme des associations entre éléments hétérogènes puisque, dans les deux cas, le mot a la même origine : la racine latine socius. On peut donc rester fidèle aux intuitions premières des sciences sociales en redéfinissant la sociologie non plus comme la « science du social » -que je noterai social n°1-, mais comme le suivi d’associations-noté n°2 » (Latour, 2007, p. 13). Latour soutient l’idée que c’est en cherchant des associations entre des variables diversifiées d’un phénomène social qu’il est possible d’obtenir des éléments d’explication de celui-ci. Il désigne ainsi par le terme social « un type de connexions entre des choses qui ne sont pas elles-mêmes sociales » (Latour, 2007, p. 13). Parmi les éléments que met Latour dans le social il inclut ainsi ce qu’il appelle les humains d’une part le monde social (Latour, 1997, p. 44) et d’autre part, les non humains (le monde naturel ou les objets). « Latour propose, en effet, de redéfinir, le social comme de l’« association », dont les formes sont multiples et variées. Du fait que le social se compose d’humains et d’éléments non-humains (outils, instruments, objets), au lieu d’étudier « la société », il faut élaborer une analyse qui examine non seulement les liens existant entre les personnes, mais aussi les personnes et les choses : il faut donc analyser les associations » (Latour cité par Goepfert, 2010, p. 17). Nous pouvons considérer que ces choses non humaines dont parle Latour constituent non seulement les outils langagiers, iconiques et plastiques employés par les journaux pour donner une lecture de la campagne présidentielle mais également l’ensemble des contraintes discursives, des significations données aux instruments utilisés. Ce qui induit qu’une analyse scientifique d’un fait peut être effectuée par l’établissement de liens de médiation entre les sujets, leurs lois, leurs contraintes, leurs instruments, leurs pratiques et leurs objets échangés.

« La construction d’un fait scientifique ne renvoie donc pas seulement à un travail intellectuel et discursif, mais elle mobilise tout un ensemble de pratiques ainsi que des techniques et des objets qui sont des matérialisations de débats antérieurs » (Corcuff, 2011, p.

63). Ce qui fait appel à la prise en compte des aspects humains, organisationnels, discursifs et techniques dans l’analyse d’un objet d’étude. Par le terme réseau, Latour « entend une chaîne d’actions où chaque participant est traité à tous égards comme un médiateur. Pour le dire très simplement, un bon compte-rendu, dans notre optique, est un récit, une description ou une proposition dans lesquels tous les acteurs font quelque chose au lieu, si j’ose dire, de rester assis à ne rien faire, de transporter des effets sans les transformer. Chaque maillon du texte peut devenir une bifurcation, un événement ou l’origine d’une nouvelle traduction » (Latour, 2007, p. 189). Latour propose une perspective théorique dont la démarche interprétative consiste à questionner un fait scientifique en procédant par l’association de plusieurs variables explicatives, constituant elles-mêmes des outils ou médiateurs de celui-ci. Il précise qu’il parle d’acteur-réseau « parce que le travail consiste à déployer les acteurs en tant que réseaux de médiations- d’où le trait d’union dans l’expression « acteur-réseau » (Latour, 2007, p. 197-198) ». Pour Latour à la différence de Vygotski aucune variable plus qu’une autre n’a une influence plus grande sur l’explication d’un phénomène.

Cependant pour Vygotski c’est le contexte socioculturel et historique qui peut justifier la forme d’appropriation que les acteurs font de leur activité. Si l’on intègre la perspective latourienne, c’est le questionnement du lien potentiel entre l’ensemble des variables quelles qu’elles soient qui permet d’expliquer ou de comprendre les significations matérielles et symboliques que chaque journal donne aux campagnes présidentielles. Mais Latour émet surtout l’idée que le chercheur doit sans cesse renouveler la recherche du rapport entre les variables humaines et non humaines. « La sociologie de l’acteur-réseau prétend simplement que nous ne devons pas considérer comme close à l’avance la question des connexions entre les acteurs hétérogènes, et que le terme de « social » a probablement quelque chose à voir avec le réassemblage de nouveaux types d’acteurs » (Latour, 2007, p. 108). L’approche de l’acteur-réseau propose d’interroger un phénomène en émettant l’hypothèse qu’il peut exister un rapport de représentation entre l’ensemble des éléments soient-ils hétérogènes d’une activité. Aussi, Latour met en évidence le fait que tous les traits constitutifs d’un phénomène aient un rôle et ou une signification qui peut être elle-même liée à chaque trait propre de la manifestation de ce phénomène. « Les acteurs (individuels et collectifs, humains et non-humains) travaillent constamment à traduire leurs langages, leurs problèmes, leurs identités ou leurs intérêts dans ceux des autres » (Corcuff, 2007, p. 65). Latour qualifiera par le concept de traduction la nature du rôle et de la relation potentielle que peuvent entretenir les variables constitutives d’un fait à observer. La traduction désigne « l'opération par laquelle des éléments divers sont captés et articulés dans un système d'interdépendances, et éventuellement amenés à agir comme un

73 ensemble intégré dont les forces, au lieu de se neutraliser, convergent dans un même sens en s'appuyant les unes sur les autres » (Callon et Latour cités par Quéré, 1989, p. 106). Par le développement du concept de traduction, se profile l’idée qu’une potentielle relation de représentation peut s’établir entre chaque composante instrumentale et humaine d’une activité. Ce qui nous conduit à envisager que la signification potentielle des outils langagiers, iconiques et plastiques des couvertures de journaux visant le choix présidentiel peut avoir un lien avec les promesses discursives de l’ensemble des publications bien que celles-ci aient des traits identitaires spécifiques. « Traduire c'est d'abord exprimer dans son propre langage ce que d'autres disent et veulent, c'est en quelque sorte s'ériger en porte-parole, que ce soit d'éléments non humains ou d'autres acteurs humains ; traduire c'est aussi déplacer des forces ou des acteurs, leur faire changer de trajectoire, par exemple faire en sorte que tous les acteurs concernés par un problème à maîtriser scientifiquement et techniquement en viennent à soutenir un programme d'étude et à passer par les bureaux ou les laboratoires de ses instigateurs, comme points de passage obligés pour que leurs intérêts soient satisfaits ; traduire c'est donc aussi intéresser, enrôler et mobiliser progressivement des acteurs, humains et non humains, dont l'alliance rend crédible et indiscutable un énoncé scientifique particulier » (Quéré, 1989, p. 106) 11. L’idée d’une traduction rappelle celle de représentation dans le sens où elle peut être analysée comme des formes d’appropriation différentes pour donner un sens à un même phénomène par l’utilisation d’un ensemble d’éléments techniques et humains hétérogènes. La théorie de l’acteur-réseau nous conduira à interroger les potentielles différences ou similitudes dans les visées, instruments et significations que les journaux accordent à l’interprétation des campagnes présidentielles. « Maintenant, que sont ces stratégies d'acteurs ou ces acteurs stratégiques, sinon de purs "construits" théoriques censés rendre compte, d'un point de vue d'observateur externe, de la cohérence, de l'intentionnalité et de la structuration internes de conduites, de pratiques et d'événements ? » (Quéré, 1989, p. 112).

On objecte alors à cette théorie le fait que « en effet celui qui procède ainsi [par traduction ] se trouve soumis à l'obligation de rendre observables, comme entités du monde réel, ces attributs invisibles (du genre : stratégies, intérêts, opérations) conférés aux acteurs et aux actions par la formulation théorique, c'est-à-dire de leur associer des indicateurs, sous forme de données ou d'exemples, qui permettent de les voir et convainquent qu’il s’agit bien là d’entités réelles » (Quéré, 1989, p. 112) . D’autres critiques formulées à l’endroit de la

perspective de Latour concernent l’absence d’indication des paramètres d’associations des facteurs humains et non humains. Il ne mentionne pas les critères de la nature de l’association en particulier mais soutient que ces associations sont à questionner et observer par le chercheur au point que certains auteurs se demandent « de quoi sont en effet faits les liens entre leurs éléments ? » (Quéré, 1989, p. 112). C’est l’idée de connexion et ou d’association qui prédomine dans l’approche de l’acteur-réseau. « Ainsi les faits scientifiques sont-ils représentés comme constitués par assemblage d’éléments hétérogènes, par établissement entre eux de liens quasiment indéfectibles à travers des épreuves de force visant à tester leur solidité » (Latour, 1989, p. 95-117). La prise en compte de cette théorie nous permettra de faire une lecture explicative des images prenant appui à la fois sur des variables discursives (mots, titres), figuratives et non discursives (finalités, rôles socio-politiques, socio-économiques et socio éducatifs et culturels des journaux, promesse discursive) pouvant conduire à déchiffrer le sens des outils choisis par les supports pour débattre du choix présidentiel.

La notion de cadre intègre en ce sens le principe de traduction et d’association de Latour (2007) car elle nécessite le questionnement du lien entre les contraintes extra-discursives des journaux et les signes utilisés par des acteurs pour rendre compte et expliquer leur activité. Un schème (conceptualisé de manière formelle ou informelle) est ici lié à un signe (discursif, visible et matériel) au travers du concept de cadre. La prise en compte de cette notion suppose que l’interprétation des outils langagiers, plastiques et iconiques des couvertures de journaux visant le choix présidentiel repose sur l’analyse du rapport entre les contraintes extra et intra discursives des journaux et l’ensemble des signes utilisés pour communiquer des savoirs non formels au sujet des campagnes présidentielles inhérentes à plusieurs périodes.

Documents relatifs