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Le discours du Président algérien Abdelaziz Bouteflika à la mairie de Paris

2- La négation d’anticipation par l’interrogation

Encore là, l‟une des stratégies discursives employées dans ce discours est la question rhétorique ou l‟interrogation. à juste titre l‟interrogation pour P. Fontanier consiste à

« (…) prendre le tour interrogatif non pas pour marquer un doute et provoquer une réponse, mais pour indiquer, au contraire, la plus grande persuasion, et défier ceux à qui l‟on parle de pouvoir nier ou même répondre. »239

La question rhétorique a l‟originalité d‟acquérir la forme d‟une question authentique mais qui ne nécessite point de réponse comme c‟est le cas des questions authentiques qui réclament une information précise. Toutefois, la question rhétorique possède une grande capacité informative parce que le locuteur ne vise pas une réponse de la part de son interlocuteur lorsqu‟il pose sa question oratoire, il en résulte la privation de l‟auditoire de son droit de réponse et sa soumission à approuver les propositions incluses dans l‟interrogation même. On s‟entend avec D. Maingueneau

« (…) Qu‟interroger quelqu‟un … se placer dans l‟alternative de répondre ou de ne pas

répondre. C‟est aussi lui imposer le cadre dans lequel il doit inscrire sa réplique. »240

C‟est grâce à cette potentialité illocutoire que la question rhétorique est très prisée dans le champ de la politique et c‟est pour cette raison que le locuteur A.B a opté pour cette stratégie discursive dans ce discours, en voici un extrait que nous commentons au fur et mesure :

« (…) Au demeurant, Paris et Alger, au-delà des ressemblances qu‟a créé une

longue cohabitation de nos cultures, ont un trait commun très particulier Alger n‟a-t-elle pas eu à relever Paris comme capitale de la France, quand votre ville était occupée et que le souffle animait la résistance de votre pays ? »

Notre locuteur pose une question interro - négative, c‟est ce qu‟Antoine Culioli241 nomme une question biaisée, cette dernière a la capacité d‟aiguiller ce qui est en réalité une dissimulation de demande de confirmation par les autres. Il présuppose qu‟Alger a effectivement « relevé »Paris comme capitale de la France en moments difficiles. Il insinue à travers cette question négative que les français et en particulier les Parisiens n‟auraient pas été du même avis alors que l‟arrière-plan de cette question est bel et bien positif. Ce procédé

239FONTANIER P., Les Figures du discours, Paris, Flammarion. (1968, 1ère éd. 1821-1827), p. 368

240

MAINGUENEAU D., Analyser les textes de communication, Paris, Dunod, (1998), p. 48

241

A. Culioli, Notes du séminaire de DEA [Texte imprimé] : 1983-1984 // Paris : Université Paris 7, Département de recherches linguistiques, 1985

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est communément connu sous l‟appellation de la négation d‟anticipation qui ne demande pas de réponse négative mais un refus de celle-ci, et par conséquent, une affirmation de l‟énoncé d‟arrière-plan.

Un autre fait est à noter, la particularité de cette question rhétorique est qu‟elle octroie au locuteur la possibilité de se séparer clairement en tant qu‟énonciateur de l‟opinion du premier plan, et accorde à la structure un aiguillage opposé qui approuve ce qui suit dans l‟énoncé. Une répartition de rôles s‟instaure par le biais de cette question négative, ainsi, le locuteur approuve l‟opinion de l‟énoncé sous-entendu et responsabilise son auditoire face au refus de son admission. L‟objectif escompté derrière cette stratégie discursive n‟est pas de critiquer explicitement les croyances d‟autrui mais de faire passer des opinions, il livre pour ce faire des arguments qui remettent en question ces croyances mais de façon tempérée, il construit alors un rapport dialogal particulier et trace le sentier d‟un autre procédé qu‟est le chiasme que nous étudierons dans ce qui suit :

3- Le chiasme

Comme on l‟a annoncé plus haut, un chiasme se dessine à l‟intérieur du même énoncé interrogatif, créant au passage un syllogisme discursif. En effet, si nous le décortiquons nous obtiendrons l‟équation suivante :

Alors

Si Paris a une culture algérienne Alger à une culture française

Donc Paris et Alger ont la même culture

Nous tenons à rendre attentif au fait que ce chiasme est renforcé par une juxtaposition syntaxique réalisée par la conjonction de coordination « et ». Depuis tout le début de l‟énoncé « au demeurant, Paris et Alger… », le locuteur a mis Paris et Alger au même niveau discursif, celui-ci est d‟une extrême importance du fait qu‟il permet à la fois d‟établir des

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relations de déduction entre les deux espaces et les deux univers qui, en apparence, sont très diversifiés, vu que la culture française est éloignée de la culture algérienne, la langue française est aussi éloignée de la langue arabe, également, la capitale Alger est géographiquement éloignée de la capitale française Paris. Cependant, ce « et » aboli ces frontière et ces paradoxes puis détermine que cette abolition ou gommage de frontière s‟est fait par un mot qui a, ici, un grand pouvoir de masquage, en l‟occurrence « cohabitation » Cette cohabitation dans l‟énoncé est un rappel « historique », c‟est-à-dire, s‟il nous venait à faire une analyse sémique, le mot « cohabitation » déterminerait la coexistence simultanée de deux espaces, de deux langues et de deux cultures, du coup, il induit une réflexion par le chiasme, cette dernière déterminera Paris comme première valeur, puisqu‟elle a une culture algérienne, ensuite, Alger est présentée comme seconde valeur vu qu‟elle a, pour sa part, une culture française, et, par voie de conséquence, Paris et Alger auraient la même culture. Sans tarder, le mot « cohabitation » masque une autre réalité : celle de la réalisation historique, c‟est dire que le projet colonial, dès son commencement, visait à faire intégrer les Algériens dans une culture française (l‟Algérie française) par des sous-sèmes qui seraient celles de la culturation, de l‟intégration, de la fusion, etc. Ce rappel de l‟histoire définit une sorte de déterminisme historique qui, en dépit de l‟indépendance, il persiste et transcende cette date d‟indépendance et fait qu‟Alger et l‟Algérie entière seront toujours des départements français historiquement et culturellement. À travers ce chiasme, le locuteur A. Bouteflika insinuait à l‟égard de cette culture et histoire communes qu‟il serait vain de vouloir s‟en débarrasser ou s‟en défaire.

De toute évidence, l‟interrogation rhétorique comporte en elle-même la réponse, il en est de même dans notre contexte, le fait qu‟Alger a abrité Paris au moment où cette dernière tombait dans les mains des Nazis, alors que la promesse de libérer l‟Algérie était toujours de mise, cela avait semé dans les esprits des occupés un espoir or il a vite fini par s‟effondrer. Au fait, l‟Algérie avait eu un rôle fondamental dans le maintien d‟une France forte face au régime Nazi tandis que la France avait eu envers le pays occupé un rôle négatif car elle n‟a pas été à la hauteur de ses promesses une fois la Deuxième-Guerre-Mondiale finie, d‟où les événements tragique du 08 mai 1945. Face à ces faits historiques évoqués par le locuteur, c‟est le discours de façade qui apparait à la première lecture mais à l‟intérieur duquel se faufile une structure implicite à travers laquelle l‟Algérie, incarnée en la personne de Bouteflika tient un discours dénigrant à l‟endroit de la France quant à son traitement de

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l‟Histoire en disant qu‟elle a été manipulée, bernée, trahie et que la France a conspiré contre elle. Il faut noter ici que ce que vient d‟insinuer le locuteur A.B fait partie de l‟histoire transparente, que tout le monde connait.

Cependant, ce discours résonne, selon notre intuition de recherche, à deux niveaux de réception, ou plus, que nous tenterons de traduire comme suit sans prétendre à l‟exhaustivité : La réception de cette question rhétorique peut être interprétée, en premier lieu, comme une sorte d‟insulte historique et idéologique d‟un pouvoir qui a trahi et n‟a pas été à la hauteur de ses promesses et en deuxième lieu, comme phrase oratoire qui rassure, réconforte et fascine le récepteur algérien puisque c‟est le discours attendu et qui rappelle à l‟ordre la France. Tous ces éléments concourent à faire croire que la visée illocutoire d‟Abdelaziz Bouteflika est double. Elle est, d‟un côté, destinée à élaborer une insulte historique à l‟endroit des Français et du pouvoir français, et d‟un autre, à faire un rappel de ce qui n‟a pas été respecté. En revanche un réconfort du contexte algérien par ce rappel à l‟ordre, par cette valence historique qui veut montrer que l‟Algérien a toujours été à la hauteur de ses sacrifices, qu‟il s‟est avec bravoure dévoué pour faire aboutir une liberté, et instaurer la paix, et que finalement, le déchaînement sanglant de la Guerre de Libération aurait pu être évité dès l‟aboutissement de la Deuxième-guerre-mondiale.

Mais, qu‟en même temps - et c‟est là où réside tout le paradoxe de ce discours politique - lorsqu‟il y a un chiasme structuré, il ne l‟est jamais fortuitement, il y a toujours un fléchage, que les linguistes appellent « fléchage énonciatif », c‟est-à-dire, il y a une orientation à son regard, pour simplifier ce procédé linguistique, nous pouvons faire un rapprochement avec une tactique qu‟adopterait une équipe de football où le regard suivra chaque passe du ballon, et que le spectateur déduira par exemple que le numéro huit passera le ballon au numéro dix qui, à son tour, le remettra au numéro 11,… et ainsi de suite.

Là aussi, il y a une tactique qui va s‟élaborer par un procédé technique qui nous vient des sciences exactes et qui a été introduit en analyse du discours pour déterminer justement un masque du discours. Ce masque du discours affirme qu‟il y a des sèmes assez forts (Paris capitale de la France, Alger capitale de la France) et que le chiasme - par le truchement d‟un médiateur ou médiation qui est, à juste titre, la culture et la cohabitation -permettra la juxtaposition des deux espaces vu leur fusion et leur intégration (Paris et Alger). C‟est comme s‟il y a une volonté, peut-être même algérienne plus que française, qui tend à attester

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que le destin des deux pays est quasiment déterminé par l‟Histoire, bref, qu‟il y a une sorte de déterminisme historique, nullement tributaire d‟une volonté française, encore moins politique de s‟en défaire, à un moment de l‟histoire post coloniale, à savoir, trente-huit ans après l‟indépendance et que la France et l‟Algérie avaient un destin scellé par déterminisme historique, qu‟on pourrait même appeler fatalisme historique.

Nous déduirons donc qu‟il y a un autre discours qui se greffe au premier, ce dernier a l‟apparence d‟être nationaliste tandis que le second est tout à fait contraire, nous pensons que cela est dû certainement à d‟autres visées d‟ordre diplomatique, économique, culturelle, etc. Pour appuyer les éléments que nous venons de citer, nous proposons un autre exemple de question rhétorique qui recèle les mêmes visées illocutoires :

« (…) Mais pourquoi, d‟ailleurs, demander au passé des marques d‟une proximité dont le présent témoigne de manière si vivante et si dynamique ? »

Cette question rhétorique appuie clairement les éléments apportés dans la question précédente. En effet, le locuteur A.B est en train de dire que le déterminisme est là, pourquoi alors vouloir, à tout prix, retourner vers le passé pour trouver des points d‟ancrage entre les deux sociétés, alors que le présent est là pour en témoigner, que ce soit à travers la langue, la culture ou bien le code culinaire ?Il y a des marques qui sont là, déterminées par cette « cohabitation » culturelle résultant du colonialisme certes, mais qui détermine une réalité algérienne présente.

Nous proposons une autre question rhétorique qui témoigne elle aussi de la ligne illocutoire suivie par le locuteur A.B dans ce discours :

« (…) N‟y a-t-il pas tant à dire sur ce que représente votre capitale pour les Algériens ? Ce que les Algériens y apportent et ce qu‟ils y trouvent ? Sur leur contribution à la vie, au rayonnement et à la culture de Paris, synthétisant les cultures, la musique, la poésie, l‟humour, ils enrichissent le patrimoine culturel de la France et la richesse de Paris »

Nous signalons à l‟occasion qu‟il est aussi question ici d‟un rappel historique qui remonte à la Première Guerre Mondiale. Le locuteur fait allusion à la guerre des tranchées242 de 1914-1918 où les Algériens combattaient en masse pour la France, occupant les premiers rangs lors de batailles sanglantes. Parmi les combattants algériens qui ont eu la chance de survivre à

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cette guerre, nombreux sont ceux qui ont choisi de rester en Europe et plus particulièrement en France. Ces derniers ont fondé ce qu‟on appelait autrefois la première génération, c‟est elle qui a édifié les monuments, les autoroutes, et tout ce qui fait, depuis, le rayonnement de la France et surtout sa capitale Paris.

Le but du locuteur à travers cet emploi massif de questions rhétoriques est de pouvoir convaincre l‟auditoire de ce que représente Paris pour le peuple algérien à maints égards, entre autres, l‟histoire d‟un passé commun, l‟instant présent ou le futur. Cette stratégie discursive a la capacité d‟inciter le public à réfléchir, et - dans la majorité des cas - à partager les points de vue du locuteur, et permet en même temps d‟instaurer une interaction très vivante entre le locuteur et son auditoire.