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La légitimation des régimes postcoloniaux

AUX PREMIERS AUTORITARISMES POLITIQUES

A. Les premiers constitutionnalismes : prépondérance de l’exécutif et légitimation des régimes postcoloniaux

3) La légitimation des régimes postcoloniaux

Puisque les processus d’institutionnalisation de l’Etat ne pouvaient aller sans la croyance partagée en la légitimité de ces évolutions, et des acteurs chargés de les conduire, la phase présidentialiste devait porter les ferments de sa propre légitimation. Cela pouvait signifier que les figures tutélaires des « Pères de la nation » ne pouvaient s’épargner quelques justifications quant à leurs rôles et fonctions à l’intérieur de ce processus. Parce qu’il convenait qu’ils justifient leur autorité, afin de la consolider et de l’étendre aux champs politiques périphériques, l’effectivité de leur domination dépendait ainsi étroitement de leur acceptation originelle par les populations.

423 KEITA M., « Le parti unique en Afrique », Présence Africaine, n°30, 1960, p. 14.

a) L’investissement symbolique : du président de la République au « Père de la Nation »

Si les affrontements idéologiques engagent différentes perspectives quant aux « coups » politiques envisageables, ils encouragent aussi, par simple convenance intellectuelle, une structuration des enjeux autour des personnalités les plus marquantes du champ, d’autant plus que les ressources matérielles et symboliques dans les cadres politiques à faible institutionnalisation sont essentiellement distribués par les leaders plus que par les institutions.

Dans son travail sur l’institutionnalisation de l’Etat en Afrique, Virginie Baudais remarque ainsi que « l’attachement des populations vis-à-vis de structures nouvelles ne naît pas spontanément. Cet attachement est suscité à travers la figure du dirigeant, engageant une fidélité personnelle envers le « père de la nation », personne sacralisée425 ». Cependant, cet attachement, dont la spontanéité s’explique par le souvenir encore récent de la lutte, doit une fois la situation générale stabilisée, être sans cesse entretenu. Comme l’analyse Badie, « les bâtisseurs d’Etats ont été (…) victimes de la routinisation de leur invention : celle-ci, acquise à la faveur d’une guerre de libération ou de la réalisation d’un processus de conquête en douceur de l’indépendance, perd de sa substance à mesure que les Princes sont confrontés à la quotidienneté de la gestion d’un Etat le plus souvent dépourvu de ressources426 ». Il leur revient alors de rechercher ailleurs les voies de leur propre légitimation ; tout l’enjeu étant à ce moment de susciter une nouvelle fois, mais dans un contexte différent, une large adhésion populaire. Ils disposent pour cela d’un nombre limité de ressources, au premier rang desquelles l’histoire héroïque. Celle-ci figurait probablement la variable la plus aisée, c'est-à-dire celle dont la mobilisation n’exigeait qu’un effort limité et dont ils pouvaient espérer tirer un maximum de bénéfices. Les dirigeants africains des indépendances cherchèrent ainsi dans l’histoire longue les modalités de leur légitimation postcoloniale. Au Mali par exemple, Modibo Keïta s’appliqua à revendiquer son ascendance mandingue en référence directe à l’empereur Soundjata, l’un des souverains les plus prestigieux du Soudan427. Cette filiation servait directement son projet politique, dans la mesure où elle était susceptible d’inspirer chez les populations certaines convictions idéologiques partagées. Nous sommes au centre ici de ce que Georges Balandier avait formalisé sous le vocable de

Renovatio428, à savoir un ressourcement impulsé par le pouvoir à des fins de légitimation. Il s’agissait d’un exercice supposé « maîtriser les forces dissolvantes et (…) revitaliser périodiquement le

425 BAUDAIS V., op. cit., 2006, pp. 236-237.

426 BADIE B., L’Etat importé : Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, pp. 28-29.

427 Voir par exemple http://modibokeita.free.fr, le 10 décembre 2008.

428 De « renovatio imperii romanorum » ou, littéralement « restauration de l’empire romain », qui formulait le projet moyenâgeux de rétablissement de l’empire romain. Voir BALANDIER G., Le pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006.

pouvoir429 », en allant rechercher dans l’histoire ancienne les structures mythifiées des communautés humaines. En d’autres termes, en inscrivant leurs actions dans le cadre idéalisé des Etats précoloniaux, les leaders des indépendances entendaient recapter la vigueur première attachée à ces sociétés et stabiliser leur présent politique. Pour Denis Martin, ces rituels de « retour aux commencements » visent à « rappeler les récits d’origine (…) et, à travers eux, les cosmogonies et valeurs fondamentales à ceux qui ne les connaissent pas ou les auraient oubliées (…) Ils visent (…) à recréer, à remettre à neuf la machine sociale. Il s’agit de rénovation dans l’imaginaire430 ». L’objectif final étant chaque fois d’inciter à la plus grande cohésion sociétale possible, le rappel d’images socialement valorisées étant supposé entretenir de la communauté un aspect « utopique et paradisiaque », faisant s’effacer les divisions ou les différences « dans une vision idéale, voire millénariste, de la société431 ». Dans les cas cependant où les « histoires nationales » précoloniales ne faisaient l’objet d’aucun investissement collectif particulier - comme au Niger par exemple, entre les groupes Djerma et Haoussa -, les dirigeants tenaient néanmoins à leur disposition d’autres ressources légitimantes qu’ils pouvaient aussi mobiliser. Ainsi, d’une manière générale, « le Prince [tendait] à compenser l’érosion [naturelle]

de son autorité par un investissement symbolique lourd, le conduisant à se présenter, à l’instar de Habib Bourguiba, de Félix Houphouët-Boigny ou d’Ahmed Soekarno, comme le « père de la nation », fondant ainsi sa domination (…) sur une équation personnelle et affective. A titre alternatif, cette orientation se [trouvait] combinée avec une prolifération de symboles idéologiques conférant une identité politique à cette domination : marxisme au Zimbabwe, socialisme avec l’Egypte nassérienne ou l’Inde de Nehru432 ». Au Niger comme au Mali, les dirigeants n’hésitèrent alors pas à mobiliser ces ressources, entretenant soigneusement leur image de combattants nationalistes et inscrivant leur action dans une ligne socialiste claire. Il s’agissait dans tous les cas de faire accréditer le caractère « incontournable » de leur domination, en tâchant d’en lier les fondements à des registres sociaux partagés et valorisés.

Aussi, la légitimation apparaît-elle au Mali et au Niger comme « un ensemble de processus qui rendent l’existence d’un pouvoir coercitif spécialisé tolérable sinon désirable, c’est-à-dire qui le fassent concevoir comme une nécessité sociale voire comme un bienfait433 ». Chaque société pouvait ainsi, suivant ses génies propres, euphémiser ou dissimuler ses techniques de domination, en ritualisant les manifestations ou en produisant des discours, afin de rendre son propre pouvoir juste, acceptable et désiré434. Aussi, de manière générale, « l’acceptation des structures nouvelles [n’était], au départ, que la

429 BALANDIER G., op. cit., 1978, p. 135.

430 MARTIN D.-C., Sur la piste des OPNI (objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002, p. 258.

431 MARTIN D.-C., op. cit., 2002, p. 257.

432 BADIE B., op. cit., 1992, p. 29.

433 LAGROYE J., « La légitimation », in LECA J., GRAWITZ M. (dirs.), op. cit., 1985, p. 400.

434 En 1955, David Apter avait déjà montré, dans le cas du Ghana actuel, comment l’attachement aux institutions politiques nouvelles ne s’était pas réalisé de manière spontané, mais par le truchement de la fidélité intervenant à l’égard de certains dirigeants, le Dr Nkwamé Nkrumah en ce cas. Voir APTER D. E., The Gold Coast in Transition, Princeton, Princeton University Press, 1955.

conséquence du loyalisme intervenant vis-à-vis d’un leader national vu, d’une certaine manière, à l’image des grands souverains traditionnels435 ».

b) Les référents historiques des nouveaux régimes

Pour Jean-François Médard, la légitimation idéologique pouvait recouvrir de multiples dimensions ; elle s’exprimait généralement « par des mythes, au premier plan desquels le mythe du développement et celui de l’unité nationale, des slogans et des discours stéréotypés436 ». Alors, à l’instar d’autres conjonctures non routinières, c’est dans l’histoire que les dirigeants allaient devoir puiser afin de légitimer leurs entreprises étatiques. La « décolonisation toponymique » du Soudan est bien entendu à inscrire directement dans ce mouvement. En choisissant le nom de Mali, les dirigeants soudanais marquaient leur volonté d’inscrire le cadre territorial dans une profondeur historique, susceptible d’encourager l’adhésion du plus grand nombre. Puisque la tradition avait parfaitement entretenu, en le valorisant, le mythe impérial mandingue, il ne restait aux dirigeants qu’à revendiquer une certaine filiation, même lointaine, avec l’œuvre de Soundjata Keïta. Les combats nationalistes contre l’occupation coloniale pouvaient, de même, constituer de précieuses ressources cohésives pour les populations. Les figures mythifiées des combattants « djihadistes » pouvaient ainsi participer des mêmes fonctions de légitimation postcoloniale437.

Il ne s’agit pas dans ces contextes d’appréhender le passé à la lumière de ses propriétés heuristiques, mais plutôt comme une ressource subjective, donc scientifiquement discutable, que les acteurs peuvent utiliser à leurs propres fins dans des circonstances données. Sans revenir sur nos développements précédents (cf. introduction), soulignons simplement que si les opinions politiques postcoloniales furent bien influencées par quelques institutions sociales passées, les leaders des indépendances conservaient toutefois une « intuition pratique438 », une rationalité politique qui leur permettait d’interroger leurs cultures à des fins pragmatiques. D’une manière générale, le passé constituait donc le plus souvent une ressource aisée, un « alibi » politique, fait à

435 BALANDIER G., « Le contexte sociologique de la vie politique en Afrique noire », Revue française de science

politique, Volume IX, N°3, septembre 1959, p. 608.

436 MEDARD J.-F., art. cit., octobre 1991, p. 94.

437 « Le passé, parfois manipulé, était invoqué au titre d’un double héritage dont les composantes sont moins opposées qu’il n’y

paraît : d’une part, on évoquait le découpage opéré par les Européens pour justifier les limites territoriales des Etats ; de l’autre, on valorisait la filiation entre les luttes anticolonialistes et l’accession à l’indépendance afin de légitimer l’Etat-nation contemporain. Il fallait enraciner les habitants dans une histoire dont l’existence même leur avait été contestée par les colonisateurs. Un processus d’héroïsation aboutit, dans chaque pays, à honorer des personnages revendiqués comme nationaux même si leur action s’était, en réalité, déroulée dans d’autres cadres, comme ce fut le cas de Samori en Guinée, d’El Hadj Omar au Mali […]. Le recours au passé devait rendre aux peuples africains leur dignité perdue sous la colonisation et réhabiliter leurs cultures. Dans cette optique, pendant les années qui suivirent immédiatement l’indépendance, une révision des programmes scolaires intervint dans chaque pays, en particulier pour l’enseignement de l’histoire », ALMEIDA-TOPOR H., Naissance

des Etats africains, Paris, Economica, 1996 ; cité in BAUDAIS V., op. cit., 2006, pp. 235-236

la fois d’interprétations communes et d’amnésies structurelles. En autorisant alors une lecture sélective et héroïque des évènements, il permettait de faire se retrouver des groupes disparates de population autour de référents idéalisés partagés. Ainsi, dans une perspective de construction nationale, l’histoire précoloniale fournissait d’utiles ressources « légitimantes » susceptibles de relancer opportunément le débat sur l’unanimisme « mythique » des sociétés soudanaises439. Au cours de la période suivant directement les indépendances, des historiens, encouragés en cela par certains leaders politiques, essayèrent ainsi de se réapproprier l’histoire, en tâchant de la débarrasser des préjugés et des relectures partisanes dont elle avait été l’objet440. Finalement, l’histoire africaine fût alors essentiellement, dans sa première version, « une histoire nationaliste, indigéniste et romantique, fondée sur le mythe de l’âge d’or de l’époque précoloniale441 ». Pour les leaders néanmoins, l’objectif politique était atteint ; leur combat contre les puissances impériales européennes était directement lié à la souveraineté recouvrée des pays, et leurs aventures pouvaient désormais côtoyer celles des chefs historiques, célèbres fondateurs d’empires, de royaumes ou de théocraties soudanaises. Au Mali comme au Niger, Modibo Keïta et son voisin Diori Hamani furent ainsi en capacité de s’imposer comme des interlocuteurs légitimes auprès des populations. Leur rôle actif au cours de l’occupation coloniale était pleinement reconnu, et leur légitimité combattante maintenant inscrite dans une profondeur historique entretenue.