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L’instauration des partis uniques

AUX PREMIERS AUTORITARISMES POLITIQUES

B. La reconfiguration des champs politiques postcoloniaux

2) L’instauration des partis uniques

Le processus de construction hégémonique qui avait suivi l’établissement des nouvelles règles du jeu et la fin de la conjoncture critique, a ainsi renvoyé à la structure politique du parti unique, c'est-à-dire à l’instance de régulation et de contrôle privilégiée après le départ des européens.

Un homme seul, aussi légitime soit-il, n’était pas en mesure de contrôler effectivement tout ce qu’un processus institutionnel complexe pouvait exiger, à moins de produire lui-même les pratiques adéquates (i.e. institutionnalisées) à la base des systèmes légitimes de domination. Comme le remarque Martin, « la légitimité dont ils se réclament procède uniquement de ce qu’ils ont été les acteurs les plus visibles de la lutte pour l’accession à l’indépendance et les interlocuteurs privilégiés de l’autorité coloniale. Or, chacun sait que mises à part quelques rares exceptions (le Kenya, par exemple), la lutte pour l’indépendance a été trop brève, trop pacifique et insuffisamment clandestine pour avoir contribué à la coalescence sociale ou pour avoir contribué à l’émergence de véritables leaders charismatiques, autrement dit pour avoir fait naître un sentiment national profond auquel se serait nourrie la popularité des leaders politiques africains445 ». Or, à la faveur des combats nationalistes, des formations politiques organisées étaient parvenues à agréger les demandes multiples, et quelquefois contradictoires, des acteurs. Modibo Keïta et Diori Hamani firent ainsi débuter leur lutte, à l’instar de la plupart des leaders des indépendances, dans les cadres institués d’organisations qui avaient vu le jour lors des premiers mouvements de libéralisation politique. Les trajectoires des deux pays furent toutefois différentes dans la mesure où, comme nous avons déjà commencé de le voir, la position du dirigeant nigérien était au départ plus fragile que celle de son homologue du Mali. « Leader d’un parti à connotation régionaliste, lié à une coalition qui comprenait plusieurs de ses rivaux de la veille, confronté à une opposition Sawaba dont l’implantation dans le centre du pays demeurait forte et dont les idées conservaient une réelle influence dans les milieux progressistes, syndicaux et intellectuels, Diori avait fort à faire pour affermir son pouvoir. Sa première tâche fut d’asseoir l’hégémonie de son parti446 ». Il lui fallut ainsi s’imposer personnellement au centre de l’appareillage administratif, c’est-à-dire parvenir à faire converger les institutions principales de l’Etat. L’élaboration des textes constitutionnels dans les deux pays traduisait bien le souci des dirigeants de s’imposer comme les acteurs essentiels, sinon uniques, des processus de construction étatique. En cumulant à la fois les fonctions de chefs de l’Etat, avec celles de chefs du gouvernement et des armées, Keïta et Diori parvinrent à s’affirmer sur leurs principaux concurrents et à faire disparaître tout « doute sur la localisation du pouvoir suprême de décision447 ». Après une brève période de multipartisme, qui avait vu éclore un nombre élevé de partis nationaux et panafricains, la plupart des Etats privilégièrent toutefois une concentration progressive des pouvoirs entre les mains d’organisations partisanes uniques, le Parti progressiste (PPN-RDA) au Niger et l’Union soudanaise (US-RDA) au Mali. Il s’agissait chaque fois pour le parti-pivot de la coalition victorieuse de faire admettre son rôle dans la lutte anticoloniale et d’établir son monopole sur le champ politique central, c'est-à-dire sur le processus de construction nationale.

445 MARTIN M.-L., op. cit., 1976, pp. 24-25. Voir aussi BAUDAIS V., op. cit., 2006, p. 237.

446 RAYNAUT C., « Trente ans d’indépendance : repères et tendances », Politique Africaine, n° 38, juin 1990, p. 8.

a) Le PPN nigérien

Nous avons vu qu’au Niger le monopartisme avait déjà cours avant l’accession du pays à l’indépendance. L’interdiction en 1959 du parti Sawaba avait à l’époque précipitée l’institutionnalisation du PPN comme unique organisation politique.

Davantage implanté dans l’ouest du pays, en territoire Djerma-Songhay, Diori Hamani devait par conséquent s’attacher d’abord à accroître la représentativité de sa formation sur l’ensemble du territoire. Les moyens économiques nouveaux, dont lui et ses affidés disposaient en leur qualité de membres de l’unique parti de gouvernement, leur permettaient d’envisager un maillage étroit du pays et l’intégration des populations. Selon un schéma d’organisation de masse éprouvé ailleurs, le PPN était de cette façon parvenu à couvrir tout le pays « en un réseau ramifié qui aboutissait dans chaque village », et à intégrer au gouvernement « des notabilités venant des différentes régions du Niger448 ». Afin de consolider ce quadrillage et lui donner une dimension plus opératoire, le parti décida aussi de s’appuyer sur les structures traditionnelles existantes, les chefferies notamment. Alors que les diatribes nationalistes les avaient assimilées à l’oppression du pouvoir colonial jusqu’en 1958, le projet hégémonique du PPN les ramenait à présent au centre du jeu politique. Structures politiques propres qui fonctionnaient d’après leurs règles particulières, les institutions traditionnelles furent contraintes de muter, de négocier avec le pouvoir (« postes contre soumission ») et d’accepter de reconnaître les normes et valeurs nouvelles véhiculées par le parti. Tout l’enjeu pour ces chefferies était par conséquent de se positionner de façon à ce que l’allocation (autoritaire) nouvelle des valeurs soit la moins préjudiciable possible. Du côté du pouvoir, il s’agissait d’élargir les bases de sa légitimité dans un pays au 9/10ème rural, et où l’autorité était principalement incarnée par la personne des chefs de village et/ou religieux. Comme dans la plupart des pays où la religion et les mécanismes traditionnels de domination occupent le « haut du pavé », « toute légitimité vient après celle du chef et toute reconnaissance de la légitimité d’un autre pouvoir découle du discours que le chef tient sur celui-ci449 ». Suivant en cela l’exemple de Djibo Bakari et de son parti Sawaba, des Commissariats à la promotion humaine émergèrent et venaient compléter les structures locales du PPN. Les membres de la chefferie se voyaient en outre proposer des fonctions officielles dans l’appareil d’Etat, au gouvernement ou à l’assemblée principalement. Ces nominations marquaient la volonté des pouvoirs d’imposer leur domination sur les structures traditionnelles (i) en recourant à des modalités « clientélistes » de régulation du politique (ii) :

448 RAYNAUT C., art. cit., juin 1990, p. 8.

(i) un processus d’imposition de la domination qui, partant du sommet, s’efforçait d’assimiler aux hommes forts du nouveau régime les élites anciennes, pourtant accusées, peu de temps avant, de collaboration avec l’envahisseur. Pour ces dernières, ce retour en grâce consacrait leur place subordonnée à l’intérieur de l’Etat et permettait aussi de les rassurer quant à la volonté gouvernementale de ne pas livrer de « chasse aux sorcières ». Du côté du pouvoir, ce processus posait la question des régimes personnels à faibles capacités à imposer leur légitimité. Ils devaient pour cela être en mesure de mobiliser les croyances, de produire des ressources et de les distribuer, et d’organiser le monopole des règles de l’action. Or, dans le contexte des Etats « de succession », comme le Mali et le Niger, ces capacités étaient très limitées (absence de ressources humaines dans les administrations civiles et militaires, faibles capacités financières, etc.). Il fallut donc que ces régimes trouvent des « formules » opportunes de régulation, associant une position de force et une force de persuasion, une production « idéologique » et une association des intérêts (distribution des postes, politiques clientélistes, etc.) ;

(ii) cette assimilation a renvoyé dans le même temps à la tournure clientéliste du nouveau pouvoir. Assurée de leur contrôle sur les ressources de l’Etat, l’élite PPN entendait utiliser cette manne aux seules fins de sa propre légitimation. L’absorption de parties au potentiel avéré de nuisance, tout en permettant une certaine stabilité institutionnelle, marquait aussi la nature évergétique du pacte à l’origine de cette fusion « from top to bottom ». Cette entente emportait des conséquences lourdes sur les qualités intrinsèques des régimes postcoloniaux ; elle marquait l’actualisation, sinon l’institutionnalisation, de pratiques sociales anciennes et la « souplesse » avec laquelle les dirigeants entendaient appliquer les règles démocratiques importées450.

Dès le début de la première République, structures étatiques et structures partisanes fusionnaient ainsi leurs efforts pour la puissance du parti, et sa prétention à incarner seul le monopole de la nation. En l’espèce, le PPN était parvenu, non à absorber l’Etat, mais à fusionner avec lui en « privatisant » ses principales fonctions. Ce mouvement s’expliquait, d’abord, en raison d’une pénurie de ressources humaines limitant la capacité du parti ; par ses velléités de

450 Pour d’évidentes raisons de longueur, et de clarté du récit, nous choisissons de réserver nos développements sur ces propriétés essentielles des champs à notre partie suivante, consacrée aux regroupements politiques contemporains.

concentration du pouvoir et de confiscation des ressources ensuite ; et, enfin, par le modèle socialiste de soumission des administrations au parti.

Comme le détaillait pour nous Chaïbou, et à sa suite Virginie Baudais, sur les douze membres composant le bureau politique du parti, dix occupaient de hautes, voire très hautes fonctions au sein de l’Etat451. Diori Hamani, Secrétaire général du PPN, occupait le poste de Chef de l’Etat. Le Président du parti, Boubou Hama, s’emparait lui de la Présidence de l’Assemblée. Le premier Vice-président, Diambala Yansamgou Maïga, du portefeuille de l’intérieur. Les fonctions gouvernementales furent de la sorte réparties entre les principaux acteurs du parti unique, les postes régaliens faisant, en ce cas comme en d’autres, l’objet d’une attention particulière du bureau national. S’ils étaient parvenus à contrôler les voix dissidentes, le PPN et son bureau ne parvinrent toutefois pas à masquer durablement les divisions à l’intérieur du parti. L’absence quasi-totale de rotation gouvernementale, malgré la tenue régulière d’élections (en 1965, et 1974), mécontentèrent les jeunes cadres politiques et administratifs et les opposèrent aux caciques plus âgés. Conscient des risques de cette agitation sur le bon fonctionnement du parti, Hamani fut ainsi contraint d’appeler une convocation extraordinaire du congrès pour le mois de mai 1974. Tandis qu’une réforme du PPN apparaissait de plus en plus, au cours de la première moitié des années 1970, comme une nécessité susceptible d’engager la survie même du régime, le Coup d’Etat de 1974 empêcha la convocation du congrès.

b) L’US-RDA malien

Le processus d’institutionnalisation du parti unique malien fut pour sa part d’apparence moins autoritaire. Contrairement au Niger où les principaux opposants furent interdits de participer à la vie politique, ils purent au Mali « choisir » de s’associer à l’US-RDA. Ainsi, lorsque le parti de Keïta parvint à s’imposer comme la principale formation de lutte contre l’opposant, il rallia les autres composantes essentielles du champ. En acceptant leur « absorption » au parti majoritaire, le PSP de Fily Dabo Sissoko et l’Union dogon firent de cette organisation un parti unique de fait. C’est d’ailleurs au cours de son congrès extraordinaire que l’indépendance du pays fut proclamée le 22 septembre 1960. En cette circonstance, le « parti-Etat » fut le premier à se prononcer sur l’orientation générale du pays, laissant le Parlement entériner sa décision. Il fut également décidé à cette occasion de la tournure socialiste du nouveau régime. Prônant les objectifs du socialisme scientifique, les membres du bureau entendaient

451 CHAIBOU M., Répertoire biographique des personnalités de la classe politique et leaders d’opinion du Niger de

soumettre cette doctrine « aux exigences [du] pays452 ». Désormais, ainsi qu’un dirigeant du parti eut l’occasion de le confier lors du séminaire de l’US-RDA de septembre 1962, le parti devenait « le moteur de la Nation entière et la seule force dirigeante de l’Etat453 ». Comme dans le cas du PPN nigérien, ce fut au Parti de fixer les grandes orientations politiques, économiques ou culturelles. Il participait directement aux activités gouvernementales, et cantonnait l’Etat à l’aune de ses capacités à mettre à disposition les moyens nécessaires à l’accomplissement de ces objectifs. L’établissement de sections (cercles), sous-sections (arrondissements), comités (villages) permettaient de relayer les recommandations et les orientations du bureau national, lorsque les organisations corporatistes (Union nationale des travailleurs du Mali, UNTM) ou civiles (femmes, jeunes) s’assuraient de leur large diffusion.

Comme dans le cas du Niger, l’US-RDA était alors, en apparence, parvenue à asseoir son hégémonie sur les principaux groupes de la société malienne. Par un encadrement des populations et, le cas échéant, l’isolement des éléments les plus perturbateurs, le parti unique disposait des leviers nécessaires au processus de modernisation économique, culturelle et sociale. Sa fragilité devait néanmoins être le fait de contestations internes à l’appareil partisan, entre les branches « libérale » et « socialiste » du parti. La première, emmenée par les militants les plus âgés, i.e. ceux qui avaient lutté contre l’occupation coloniale, devait refuser de faire appliquer certaines mesures économiques, progressivement suivies par une frange importante de l’administration. La tendance socialiste en revanche, qui soutenait majoritairement le Président Keïta, prônait pour sa part l’accélération du processus de transformation « idéologique » de la société. Faisant peu cas des critiques sur l’échec inévitable des réformes économiques, les « socialistes » choisirent de s’appuyer sur tous leurs soutiens, y compris l’unique centrale syndicale, afin de faire prévaloir leurs vues dans le Bureau national. A partir de 1964, le conflit opposant ces deux factions devint plus pressant. Le 1er mars 1966, la Conférence nationale des cadres décida la mise en place d’un Comité national de défense de la révolution (CNDR), placé sous la présidence de Modibo Keïta, et doté des pleins pouvoirs. Si ces évolutions autoritaristes répondaient d’un impératif d’unité « nationale », elles étaient aussi influencées par les mutations des champs politiques régionaux. Au Togo, au Ghana ou en Algérie, les dirigeants des indépendances avaient en effet tous été renversés par des Coups d’Etats militaires. Il s’agissait par conséquent pour le Président malien de déterminer, parmi les options envisageables, celles paraissant à même de garantir sa pérennité à la tête de l’Etat. Toutes ces difficultés étaient finalement concentrées dans l’incapacité naturelle de ce parti à survivre à son projet initial, c'est-à-dire à se maintenir au pouvoir une fois

452 Seydou Badian Kouyaté, cité in SEDAR SENGHOR L., Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Présence Africaine, 1961, p. 76.

l’indépendance accordée. C’était d’ailleurs un trait commun à l’ensemble des partis nationalistes africains qui, « une fois [leur] but atteint, [devaient] s’adapter à la fonction quelque peu différente de gouvernement d’un Etat ». « De [tels] partis [pouvaient] trouver cette transition fonctionnelle si difficile que, même après l’indépendance, ils [continuaient] à consacrer une part importante de [leurs] efforts à lutter contre le colonialisme »454. Dans ce type de situations, l’élite dominante était encline à libéraliser ses structures dirigeantes, sans toutefois changer radicalement la nature de son projet politique. Au Mali, cela s’est notamment traduit par un remaniement ministériel, qui était supposé donner à voir le renouvellement en cours du personnel politique, l’une des principales revendications des « opposants ». Les mécontentements étaient néanmoins trop profonds pour que de simples changements cosmétiques en viennent à bout. Le 22 août 1967 devait ainsi être lancé « l’an 1 de la révolution malienne » ; il devait répondre sur le fonds aux sollicitations des plus jeunes cadres, en renouvelant le parti et l’ensemble des instances de l’Etat. Sur les revendications économiques proprement dites, et afin d’assainir les finances publiques et sortir l’économie malienne du marasme de la planification, il fut décidé de la dévaluation de la monnaie le 6 mai 1967. Aucune de ces mesures n’allait toutefois parvenir à contenter les responsables des deux camps. Au terme de cette période agitée, et face au mécontentement grandissant, le bureau politique national fut dissout le 22 août 1967. Pour Modibo Keïta, le transfert de la totalité des pouvoirs au CNDR visait à faire définitivement s’imposer « le pouvoir révolutionnaire » sur les « forces rétrogrades et malsaines qui tentent de s’opposer à la roue de l’histoire ». En apparence donc, l’US-RDA ne changea rien à ses objectifs, poursuivant toujours son « but suprême et noble » de conduire le peuple malien sur la voie de la « construction d’une société socialiste dans la liberté et la souveraineté nationale »455. Pourtant, ni les changements, ni les promesses, ne parvinrent à enrayer la dynamique contestataire qui parcourait, de la base au sommet, la totalité du champ politique. Une nouvelle épreuve eut lieu à l’Assemblée nationale lorsqu’en janvier 1968, une manifestation contre les représentants élus amena les députés à déclarer eux-mêmes la vacance de leur institution. Bientôt, ce fut à l’ensemble du « pays politique » d’être affecté par les troubles. Partout, les communes proclamèrent leur dissolution, et le pouvoir tout entier fut bientôt concentré entre les mains du Président Keïta et de ses affidés du CNDR. Officiellement dissoute le 17 janvier, l’Assemblée nationale était remplacée par une délégation de 28 personnes choisies par le président. La situation politique de Modibo Keïta n’était dès lors tenable guère plus longtemps. Le visage nouveau du régime, qui ne disposait de fait de plus aucun représentant, amena le Lieutenant

454 HUNTINGTON S. P., Political Order in Changing Societies, New Haven and London, Yale University Press, 1968 ; traduit par BAUDAIS V., L’Etat: acteur et institution. La succession politique au Mali, non publié, p. 3.

Moussa Traoré, ainsi que plusieurs autres militaires, à s’emparer du pouvoir le 18 novembre 1968.