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La fin de l’administration coloniale du Soudan occidental

MODALITES DE REGULATION POLITIQUE AU MALI ET AU NIGER

B. Sociogenèse du « renversement » du pouvoir colonial au Soudan occidental

2) La fin de l’administration coloniale du Soudan occidental

Ni les aménagements de la loi-cadre Deferre, ni le projet de « Communauté française » n’allaient suffire à contenir les aspirations politiques des colonies, les « évolués » s’appropriant progressivement une mission de contestation de l’ordre métropolitain et d’accompagnement des indépendances.

a) Le dernier sursaut colonial : la Loi-cadre Deferre et la « Communauté française »

En 1956, soit soixante ans après la constitution de l’Afrique occidentale française, Gaston Deferre, Ministre des colonies, et Félix Houphouët-Boigny, Ministre délégué à la présidence du Conseil chargé de la réforme constitutionnelle, proposaient une loi introduisant de nouveaux aménagements, qui allaient dans le sens d’une plus forte libéralisation des territoires de l’Union. Adoptée le 23 juin, la « loi-cadre » mettait en place, dans les territoires associés, des assemblées élues au suffrage universel et au collège unique, et les investissaient de véritables fonctions délibératives. A côté de cette nouvelle chambre territoriale, la loi-cadre instituait aussi des conseils de gouvernement, toujours placés sous la direction du Gouverneur, mais dont l’assemblée territoriale désignait le vice-président.

Dorénavant, les territoires d’Outre-mer étaient dotés d’exécutifs, au rôle non-exclusivement consultatif, et voyaient aussi abolir le principe fondamentalement discriminant du double-collège. Parallèlement à la loi-cadre, qui s’était appliquée à réformer « par le haut », d’autres aménagements avaient été décidés. Une loi du 18 novembre 1955 avait par exemple introduit 26 communes nouvelles de plein exercice en AOF et déterminée les conditions d’élection des conseillers municipaux. Aux élections suivantes, Modibo Keïta devenait ainsi le maire de Bamako et Djibo Bakary celui de la commune de Niamey. Parmi les autres aménagements, les Fédérations de colonies (AEF et AOF) devenaient des Groupes de territoires, dirigés chacun par un Haut-commissaire et un Grand conseil regroupant des délégués choisis par la nouvelle assemblée locale. Une déclinaison « par le bas » avait également été prévue, chaque

commune rurale devant être dirigée par un Conseil de chefs traditionnels et de notables locaux. L’institutionnalisation de Conseils, une fois encore réitérée, témoignait d’une nouvelle recherche de légitimation du pouvoir, la reprise de configurations historiquement connues devant en principe lui permettre de se perpétuer. Sans attester de véritables libéralisations, ces aménagements, correctement instrumentalisés, devaient au moins permettre de conserver dans le giron métropolitain, les Etats africains. La loi-cadre ne prévoyait pas en effet de dé-association des territoires de la métropole. Il s’agissait simplement d’une réorganisation administrative, qui autorisait une répartition différente des responsabilités politiques entre les acteurs métropolitains et leurs nouveaux « homologues » locaux.

Lors de la consultation sur l’évolution de leurs statuts, organisée en vue de l’adoption définitive du projet de nouvelle Constitution, les territoires d’outre-mer eurent ainsi à se prononcer sur trois options : refuser l’évolution de leurs statuts pour demeurer des TOM ; accepter de devenir des Etats autonomes associés à la Communauté française ; rejeter l’ensemble du texte pour demander que leur soit restituée leur souveraineté.

Seule la Guinée de Sékou Touré allait se prononcer massivement pour la dernière option (95,22%). Dans les autres territoires, les électeurs avaient massivement suivi l’appel du RDA à voter pour leur intégration dans la communauté (97,53% au Soudan et 78,43% au Niger). Au final, le « oui » l’emporta dans l’ensemble de l’Afrique occidentale, avec une moyenne de 81,85%381. Ils revenaient toutefois aux différentes Assemblées territoriales de se prononcer in fine sur cette question ; le Soudan et le Niger le firent tous deux aux mois de novembre et décembre 1958. Ils devenaient des Etats autonomes, dotés d’un statut de République, au sein de la Communauté française. Pour autant, ces résultats n’enlevaient rien aux conditions dans lesquelles les scrutins s’étaient déroulés. Partout, l’administration suivit les inclinaisons gouvernorales qui penchaient plus naturellement pour le « oui ». Au Soudan, l’appel favorable du RDA ne suscita au départ que de faibles contestations, notamment dans les rangs du Parti du regroupement africain (PRA). La liberté de choix laissée à chaque section amena cependant un assez vaste consensus pour le « oui », l’unité africaine étant supposée prévaloir sur toute idée d’indépendance véritable. La campagne fut en revanche plus mouvementée au Niger où Djibo Bakary, chef de Sawaba (parti majoritaire à l’Assemblée territoriale) et vice-président du Conseil de gouvernement, mobilisa pour le « non ». La crise politique ainsi induite amena les Français à mobiliser tous les moyens disponibles pour limiter son influence. L’assemblée territoriale fut dissoute par le Gouverneur, et les nouvelles « élections » devaient donner une majorité écrasante

aux formations favorables à la « Communauté ». La coalition de la section locale RDA (PPN-RDA) avec les partis de l’Union pour la communauté franco-africaine (UCFA), amena l’isolement de Sawaba, qui n’obtenait maintenant plus que 5 sièges à l’Assemblée territoriale, contre 49 à ses opposants382. Ce sont ainsi les profondes divisions et le retard qu’elles induisirent dans le processus de ratification qui ont expliqué l’adoption tardive de la nouvelle Constitution, et l’acceptation par le Niger du statut d’Etat membre (le 18 décembre, soit le dernier pays à avoir ratifié le projet). Transformée en Assemblée constituante, la chambre élue chargeait Diori Hamani de former un gouvernement. Dans les deux nouvelles Républiques du Mali et du Niger, les partis victorieux (US-RDA et UCFA) agrégèrent enfin l’ensemble des mouvements politiques qui avaient pu naître ou se former pendant toute la période coloniale.

Dans les deux pays, où les luttes partisanes avaient fait s’affronter l’ensemble des courants formés autour des principaux enjeux de pays placés sous domination étrangère, la nouvelle situation institutionnelle « simplifia » à l’extrême la configuration politique du champ. Au Niger, Sawaba fut dissoute par décret, tandis qu’au Soudan, c’est un processus « volontaire » qui amena l’ensemble des « partis ad hoc » à venir grossir les rangs de la nouvelle organisation hégémonique. C’est un processus sur lequel nous reviendrons plus en détail dans la suite, mais qui souligne déjà l’idée d’une certaine différenciation des comportements politiques dans les deux anciennes colonies.

Alors que certains partis politiques décidaient, plus ou moins volontairement, de cesser leurs activités partisanes pour s’agréger à l’organisation victorieuse, d’autres partis, fédéralistes et interterritoriaux, faisaient leur apparition. En juillet 1959 par exemple, était créé à Dakar le Parti des fédéralistes africains (PFA), dont les nouveaux dirigeants, Léopold Sédar Senghor et Modibo Keïta, militaient en faveur de l’unité africaine. Soutenant une voie africaine de socialisme et une organisation politique fédérale du continent, le PFA allait s’appuyer sur des sections territoriales, comme l’Union soudanaise au Soudan, ou Sawaba au Niger. Désormais, le Rassemblement démocratique africain (emmené par Félix Houphouët-Boigny) et le PFA se partageaient la presque totalité des champs dans les six territoires d’Afrique occidentale ayant rejoint la Communauté.

382 Pour Bakary, que Benoist a pu interroger, « il est évident que, si l’administration ne s’en était pas mêlée, au Niger, nous

aurions eu une majorité de “non”. Personne ne peut le contester. Et d’abord, si l’administration n’avait pas voulu nous empêcher de gagner, elle n’aurait pas changé le gouverneur. (…) Pour le référendum, nous savions que nous ne gagnerions pas à cause des manœuvres de l’administration. (…) Dans les villes, les gens ont pu voter librement. Mais les populations des campagnes étaient terrorisées. Il y a eu des barrages pour empêcher les électeurs d’aller voter. Dans ces conditions, il était inévitable que le “oui” l’emporte au Niger », in DE BENOIST J.-R., « Du Parti progressiste nigérien au Sawaba : Djibo Bakary parle »,

Les trois nouveaux hommes forts soudanais allaient pourtant rapidement s’affronter sur deux points essentiels, et qui engageaient directement l’avenir de leurs territoires :

(i) ce fut d’abord sur la nature des liens qui unissaient entre eux leurs territoires, et des liens de leurs territoires avec la métropole. Sur ce point, le PFA considérait que le cadre offert par la loi Deferre encourageait une fragmentation territoriale néfaste à l’objectif fédéraliste et qu’il fallait par tous les moyens la combattre. Pour sa part, le RDA se prononçait sur un certain statu quo institutionnel, supposé valoriser les liens directs de chaque territoire avec la France et leur rattachement au vaste ensemble de la Communauté ;

(ii) le deuxième point concernait leurs rapports respectifs face aux perspectives d’indépendance. Pour Houphouët-Boigny, l’indépendance « conduit à la fédération ; pour L. Sédar Senghor à la confédération et pour Sékou Touré à l‘indépendance immédiate383 ». Les points de vues étaient trop divergents pour leur permettre de se retrouver dans une même fédération.

Ce sont finalement ces dissemblances d’appréciations quant aux liens à privilégier avec la métropole, qui ont expliqué les trajectoires politiques différenciées de ces territoires, et leurs rapports respectifs à la France.

b) La marche vers l’indépendance

Ayant tous, ou presque, choisis de devenir des Républiques autonomes, les nouveaux Etats devaient ensuite se doter de textes fondamentaux. Etablies sur un modèle commun, généralement calqué sur celui de l’ancienne puissance coloniale, les Constitutions reprenaient toutes des propriétés politiques identiques (régime parlementaire, prépondérance de l’exécutif, etc.). Pourtant, du côté du PFA, l’idée fédérale (ou plutôt celle d’une « confédération multinationale ») n’avait pas été abandonnée et certains pays, dans lesquels ce parti était influent, décidèrent la mise en place d’une fédération, supposée lier leurs destins politiques et ouvrir la voie au projet d’Etats-Unis d’Afrique. Sénégal, Soudan (Mali actuel), Haute-Volta (Burkina Faso) et Dahomey (Bénin) s’entendaient ainsi pour se rassembler au sein d’une « Fédération du Mali », dont le titre et la composition n’étaient pas sans rappeler des formes anciennes d’organisation politique.

Aussi, après avoir chacun adopté une Constitution fédérale, chaque Etat ratifiait son propre texte fondamental. Au Soudan, la Fédération du Mali fut proclamée le 17 janvier 1959, la Constitution fédérale adoptée le 22 janvier et la Constitution de la République le 23. Le Sénégal suivit le même processus pour adopter conjointement, le 24 janvier, les deux constitutions. Au Dahomey et en Haute-Volta, les Assemblées élues refusèrent de ratifier le projet fédéraliste, se contentant d’adopter, chacune de leur côté, leurs textes constitutionnels. La Fédération du Mali ne regroupa dès lors que les deux Républiques du Sénégal et du Soudan. La Constitution fédérale qui avait été adoptée prévoyait une Assemblée paritaire de quarante membres, ainsi qu’un gouvernement fédéral. Senghor prenant la présidence de l’assemblée, ce fut à Keïta d’assurer la direction du gouvernement commun. C’est donc par une démarche collective que les Républiques du Mali et du Sénégal officialisaient l’adhésion de leur nouvelle fédération à la Communauté.

Le Niger, qui avait choisi de son côté de ne pas privilégier l’aventure fédéraliste, se dota de sa propre Constitution le 12 mars 1959. Il fut cependant décidé, en accord avec les autres pays qui avaient refusé toute limitation constitutionnelle à l’exercice plein et entier de leur souveraineté, d’établir entre ces ensembles des liens « non-politiques » privilégiés. Deux nouvelles structures furent alors mises en place ; d’une part l’Organisation commune Dahomey-Niger (OCDN), qui était chargée d’établir entre ces pays une répartition équitable des droits et taxes de douanes, ainsi qu’une réglementation commune pour leurs axes de communication. D’autre part, le Premier ministre de Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, proposa à ses voisins l’institutionnalisation d’un Conseil commun, dénommé « Conseil de l’entente ». Réunis pour la première fois en mai 1959 à Abidjan, Côte d’Ivoire, Haute-Volta, Niger et Dahomey choisissaient d’instaurer une union douanière commune, supposée favoriser une distribution « solidaire » des richesses entre les Etats. Mieux disposée que tous ses voisins, la Côte d’Ivoire s’engageait à les soutenir financièrement, la perspective d’un développement économique intégré collant parfaitement aux idéaux socialisants des dirigeants de l’époque. Naturellement, c’est Houphouët-Boigny qui, en avril 1959, fut désigné pour présider le Conseil.

Malgré les compétences élargies offertes par la Communauté française, les pays africains furent amenés à revendiquer rapidement plus de responsabilités exécutives. Dès le mois de septembre 1959, la Fédération du Mali exigea le transfert de nouvelles compétences, dont elle estimait qu’elles lui revenaient en raison de son statut d’« union d’Etats ». L’idée pour la Fédération était ici d’assurer, sur le Soudan et le Sénégal, la « douce » tutelle jusque-là tenue par la France. A l’issue du Conseil exécutif de la Communauté française, réuni à Saint-Louis (Sénégal) le 12 décembre 1959, la métropole concédait sur l’ensemble des points qui lui avaient

été présentés. La signature d’accords bilatéraux de transferts de compétences devait marquer la fin des liens entre la France et ses anciennes possessions. Formellement autonomes, le Soudan et le Sénégal allaient contribuer à ébrécher un peu plus le cadre, pourtant assez souple, de la Communauté. Le 4 juin 1960, la France, probablement « encouragée » par d’amicales pressions (Etats-Unis en tête) et incapable de convaincre plus avant des bienfaits de sa politique « communautaire », se résignait à « liquider » les derniers héritages institutionnels visibles de sa « grandeur » passée. La Communauté française n’était plus. Des simples accords d’aide et de coopération constituaient désormais les seules « traces » de la présence historique française sur le continent. Le 20 juin 1960, la Fédération du Mali proclamait son indépendance de la France.

Encouragées à hâter leur « apprentissage politique », les anciennes colonies eurent à s’administrer elles-mêmes et suivant des procédures importées de pays, avec qui les liens historiques avaient exclusivement été le fait d’une originelle inégalité technologique. Cela n’allait évidemment pas sans des difficultés, inhérentes au processus de routinisation des normes et procédures institutionnelles :

(i) au sein de la Fédération du Mali, les difficultés apparurent au moment de doter l’exécutif d’une personnalité unique, Senghor et Keïta en revendiquant tous les deux la présidence. Le coup de force de Modibo Keïta en août 1960, qui tenta de s’accaparer les pouvoirs militaires de la Fédération, conduisit l’Assemblée sénégalaise à proclamer la rupture définitive de l’institution. Le Sénégal et le Soudan, devenu entre temps Mali, devaient déclarer, peu de temps après, et chacun de leur côté, l’indépendance de leurs pays. Cela fut fait le 20 août 1960 pour le Sénégal, et le 22 septembre pour le Mali. Leur admission aux Nations Unies le 27 septembre les consacrait internationalement comme Etats souverains légitimes ; (ii) du côté des pays du Conseil de l’entente, l’entente fut de très courte durée. Une

crise devait en effet conduire les Etats à réclamer individuellement leur indépendance ; aussi, après que la Communauté française eut accordé le 3 juin 1960 un transfert de ses compétences vers le Conseil de l’entente, celui-ci répartissait ensuite entre ses Etats membres ces mêmes compétences, le 11 juillet 1960. Ce processus permit aux différents pays de proclamer leur indépendance ; le Niger le fit le 3 août, avant d’être officiellement admis à siéger aux Nations Unies le 20 septembre 1960.