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AUX PREMIERS AUTORITARISMES POLITIQUES

A. Les premiers constitutionnalismes : prépondérance de l’exécutif et légitimation des régimes postcoloniaux

1) L’idée nationale

Ainsi, outre un territoire (délimitant leur autorité), une population (sur laquelle exercer cette autorité), et des structures institutionnelles (supposées exprimer les attributions souveraines), les deux nouvelles Républiques durent également insuffler un nouvel « esprit » politique, supposé ordonner à tous la croyance légitime en des normes institutionnelles d’importation récente. Il leur fallut ainsi s’attacher à faire reconnaître la légitimité de leurs nouveaux espaces à des groupes disparates de population ou, autrement dit, à faire prévaloir sur les multiples identités infranationales existantes une appartenance nationale nouvelle, et sur les multiples règles normatives concurrentes une supranormativité. Le processus d’édification des nations de ces nouveaux Etats recouvra ainsi, dès le départ, un caractère englobant, qui devait normalement modifier sensiblement l’échelle des allégeances particularistes. L’idée de nation renvoie ainsi à plusieurs facteurs, objectifs et subjectifs, devant accompagner, non le transfert, mais « l’élargissement de l’horizon jusqu’auquel les groupes restreints reconnaissent leur propre identité, au point d’englober des entités plus vastes telles que l’Etat409 ». Sans commander l’abandon d’un cadre identitaire étroit, la construction de la nation s’enchâssait alors dans l’idée de l’Etat, de laquelle les dirigeants s’attendaient à tirer l’essentiel de leur légitimité. L’idée étatique sous-tendait ainsi l’essentiel du processus de construction des communautés nationales ; l’Etat était pensé de telle sorte à accompagner, par ses institutions, l’émergence de la nation postcoloniale410. Néanmoins, les chemins malien et nigérien de construction de la nation ne pouvaient être parfaitement identiques, les frontières du Niger ne recouvrant que très imparfaitement les délimitations qui

409 ELAIGWU J. I., MAZRUI A. A., « Construction de la nation et évolution des structures politiques », in MAZRUI A. A., WONDJI C. (dirs.), op. cit., 1998, pp. 287-288.

410 C’est un processus finalement similaire qui, dans les années 1880, avait permis d’ériger la nation française suivant la dimension que nous lui connaissons aujourd’hui. Comme l’a analysé Dominique Schnapper, « les républicains de la

IIIè République (…) ont créé en toute conscience les institutions chargées de constituer la nation moderne. Les institutions nationales – l’Ecole ou l’Armée – ont organisé la vie collective autour de pratiques régulières et diffusé un système de valeurs nationales cohérentes. L’unification de la société par la centralisation de l’enseignement et, plus généralement, de l’administration française, même s’ils avaient été, au moins pour une part, hérités de la monarchie, furent renforcés par la volonté, transmise des rois aux républicains, de construire la nation moderne autour de et par l’Etat », in SCHNAPPER D., La Communauté des

avaient pu exister avant la colonisation française. Situé au carrefour des mondes arabo-berbères et négro-africain, le Niger est partagé essentiellement entre les groupes djerma-songhay (à l’ouest) et les haoussas (au centre et à l’est), que l’histoire a plus souvent opposé qu’elle ne les a réunis dans des organisations politiques communes. C’est tout le constat de Jean-jacques Raynal, qui rappelle que « leur cohabitation – si elle dure depuis des siècles – a toujours été largement conflictuelle, même si certains éléments d’une culture commune se sont progressivement développés, en particulier l’Islam qui – supplantant et, pour partie assimilant les rites animistes – est devenu au cours du XIXème siècle la religion de l’immense majorité des Nigériens. Mais différences et rivalités ont toujours prédominé durant toute la période précoloniale ; aucune structure étatique n’avait jamais régi l’ensemble de l’espace nigérien jusqu’à l’implantation française, pas plus que ne s’était manifesté un quelconque sentiment national411 ». Au Mali au contraire, l’abandon toponymique du « Soudan » signifiait bien la conscience des dirigeants de calquer leur nouvel Etat sur des organisations qui lui préexistaient, notamment l’empire du Mali à partir du XIIIème siècle. Dans ce pays, la « nation » précédait en quelque sorte l’Etat, sur lequel il convenait de faire porter l’essentiel des efforts institutionnels. Dans les deux cas cependant, il fallut que les Pères des indépendances dotent leurs territoires d’attributs particuliers devant leur conférer leur identité nationale, ainsi que leur reconnaissance à l’extérieur des frontières étatiques (drapeaux, hymnes nationaux, etc.). Mais, l’élément objectif sans doute le plus fondamental à la consolidation de l’Etat, et donc à la création de la nation, était constitué des textes fondamentaux devant ordonner la nature des régimes politiques, et l’organisation des différents pouvoirs institutionnels.

Ici, comme partout ailleurs dans le monde, l’élaboration des Constitutions renvoyait à deux objectifs primordiaux sans lesquels l’Etat aurait perdu de sa substance, à savoir le développement politique et la recherche du meilleur gouvernement. Pour ce qui est de la première dimension, elle renvoie au processus de construction étatique stricto sensu, dans lequel les textes constitutionnels « sont la condition de l’indépendance et du développement412 ». Aux avant-gardes des luttes de libération, les élites durent paradoxalement, pour se démarquer de leurs « tuteurs » et de leurs prédécesseurs précoloniaux, conforter leur légitimité à l’aide de modèles importés, dont ils leur appartenaient de conduire le processus d’appropriation. Les Constitutions signalaient ainsi l’émancipation politique des Etats indépendants, mais aussi une volonté manifeste de modernisation, qui passait par une certaine inspiration des cadres supposés plus avancés. C’est la réflexion de Lavroff, pour qui « les gouvernants d’Afrique noire adoptèrent le constitutionnalisme qui était assimilé au modernisme. Adopter une Constitution alors qu’il n’y avait pas de tradition constitutionnelle en Afrique noire était manifester clairement une volonté de modernisation, car être moderne consistait à calquer son

411 RAYNAL J.-J., op. cit., 1993, p. 5.

comportement sur celui des Etats les plus avancés413 ». Dans cette perspective, les catégories « évoluées » qui avaient mené le combat politique contre l’occupation coloniale, purent s’imposer sur des acteurs plus traditionnels du champ, le registre d’une modernité extérieure supposée constituant ici une ressource légitimante privilégiée. Elle leur permettait de faire assimiler leurs concurrents à des répertoires régressifs d’action et de les faire apparaître comme des obstacles au développement. Au cours d’une simple démarche d’import institutionnel, les nouveaux dirigeants allaient privilégier pour la rédaction de leurs textes fondateurs, et faute de capacités humaines spécialisées, un calque européen presque intégral. Les textes maliens et nigériens se contentèrent ainsi de reprendre la Constitution française, en l’adaptant seulement aux propriétés locales. L’idée de mimétisme, sous-tendant les rapports des Républiques du Mali et du Niger avec leurs anciens colonisateurs, fut donc placée au centre de toutes les attentions constitutionnelles :

« Le mimétisme institutionnel comme mode d’ingénierie politique participe (…) à la fabrication permanente des idéologies légitimantes et des cultures politiques. Il permet d’illustrer en effet la suprématie, la

technicité, la “modernité” des régimes et indirectement des élites qui les gèrent et expriment leur capacité à s’ériger en expression d’un modèle dominant et à se mettre au moins formellement à son diapason. La reproduction d’institutions bureaucratiques confirme alors pour l’exportateur la supériorité de sa culture tandis qu’elle accrédite chez l’importateur sa vocation à s’énoncer sans délai comme identique à ceux qui sont perçus comme les meilleurs. Le mimétisme renvoie ainsi aux deux groupes d’acteurs des images “idéalisées” d’eux-mêmes et de leurs systèmes institutionnels. (…) Il assure la transsubstantiation de sociétés non étatiques en appendices étatiques d’un modèle institutionnel dominant ou conçu comme tel, érigé par la domination technologique en expression achevée de la modernité414 ».

Les Constitutions des premières Républiques reflétèrent parfaitement cet état de fait. Calquées plus ou moins fortement sur les textes français, elles étaient supposées permettre de parer légalement aux contraintes générales des Etats modernes, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales. Ce mimétisme s’explique de diverses manières. D’abord, les Etats africains ne disposaient pas, à proprement parler, de précédents historiques dont ils pouvaient s’inspirer ; ensuite, ils ne disposaient pas non plus de véritables spécialistes en droit constitutionnel pouvant, sans l’aide de juristes étrangers, élaborer ces textes fondamentaux. Aussi, « non seulement les corpus constitutionnels africains ont été élaborés en relation directe – organique, idéologique, etc. – avec ceux qui sont en vigueur chez les puissances coloniales, mais c’est encore chez ces dernières que s’est constitué le bloc de spécialistes du droit constitutionnel qui ont érigé leurs vues sur la matière en

413 LAVROFF D. G., Les systèmes constitutionnels en Afrique noire. Les Etats francophones, Paris, Pédone, 1978, p.16.

414 DARBON D., « A qui profite le mime ? Le mimétisme institutionnel confronté à ses représentations en Afrique »,

parole autorisée sur le texte officiel africain415 ». Il est par conséquent envisageable de considérer qu’en ayant voulu instituer les fondements légaux de ces nations, les « constituants » n’en aient en fait simplement repris que les attributs occidentaux, les seuls qui leur étaient disponibles. Il n’y aurait ainsi pas eu au moment des indépendances maliennes et nigériennes de véritables débats doctrinaux sur la nation, le traditionnel débat ius sanguinis/ius solis n’ayant par exemple fait l’objet d’aucune discussion entre acteurs institutionnels. Les Constitutions nigérienne (12 mars 1959) et malienne (23 novembre 1959) reprirent ainsi formellement les caractères essentiels du modèle français. L’instauration du multipartisme, l’adoption d’un système parlementaire rationalisé, la prééminence de l’exécutif sur le législatif furent ainsi l’objet, non d’une appropriation par les Etats africains, mais d’une simple reprise, a-historique et a-contextualisée. Le choix par exemple d’une structure étatique unitaire, et d’une organisation centralisée du pouvoir, relevait de cette constatation. Alors qu’une structure fédérale aurait, a priori, mieux convenu aux réalités pluralistes des Afriques, l’option unitaire fût partout privilégiée, à l’exception notable du Zaïre et du Cameroun416.