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La domination marocaine : une première colonisation du Soudan

MODALITES DE REGULATION POLITIQUE AU MALI ET AU NIGER

1) La domination marocaine : une première colonisation du Soudan

Trois motivations allaient encourager le Maroc à prendre pieds au Soudan :

(i) lorsque le roi marocain, Moulay Ahmed Al-Mansur demanda à l’Askia de reconnaître sa suzeraineté, ce fut d’abord en tant que Commandeur des Croyants et descendant supposé du Prophète, à qui il revenait « d’exercer au nom de l’Islam, la suzeraineté et la tutelle sur tous les peuples266 » et de « réunir en une seule et même pensée tous les peuples musulmans et renouveler la tradition du djihad267 » ;

(ii) ce furent également des mobiles « humains » qui poussèrent le nouveau sultan à s’intéresser de près à l’Empire songhay. La culture du sucre dans le sud marocain, principal produit d’échange avec les européens, exigeait de plus en plus de main d’œuvre, que les royaumes soudanais semblaient à même de fournir. Les esclaves récupérés lors de la conquête du Songhay pourraient également servir plus tard dans la flotte que le sultanat avait mis sur pieds pour attaquer les « Infidèles » ;

(iii) la troisième motivation était financière : il s’agissait d’assurer un approvisionnement en or et en sel du Soudan afin d’asseoir à nouveau le Sultanat à la tête du commerce transsaharien. Il fallait pour cela renflouer le

Bayt al-Mal, le Trésor marocain, à l’aide des bénéfices attendus de

l’exploitation des salines sahariennes de Téghazza.

Plusieurs expéditions furent toutefois nécessaires pour soumettre l’autorité songhay à la puissance des arquebuses marocaines : « la conquête des Oasis [vers 1583] fut la première étape du vaste plan d’expansion qui conduisit le Sultan marocain, huit ans plus tard, sur les bords du Niger. Al-Mansur était maître désormais de toutes les voies d’accès au Soudan occidental268 ». En 1590, le premier jour de l’an 999 de l’Hégire, une colonne de deux mille fantassins, cinq cent cavaliers, mille cinq cent hommes montés, huit mille chameaux et près de mille chevaux quittait Marrakech. Emmenés par le

266 Al-Nasiri, Kitab al-Istiqsa, trad. 1936, cité in BENACHIR B., LAPASSADE G. (dirs.), Négritudes du Maroc et

du Maghreb : servitude, cultures à possession et transthérapies, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 32.

267 OGOT B. A. (dir.), Histoire Générale de l’Afrique, Tome V, « L’Afrique du XVIème au XVIIIème siècle », Paris, Présence Africaine, Edicef, Unesco, 1998, p. 221.

« renégat espagnol de Las Cuevas269 » (le Pacha Djouder), ils ne devaient être qu’un millier à parvenir aux portes de Gao, la capitale Songhay. Munis d’arquebuses, l’armée sa’dide eut rapidement raison d’un Empire miné par les intrigues politiques et équipé de lances et de javelots. Après une journée de résistance, l’Askia Ishaq II fut finalement vaincu le 12 mars 1591 à Tondibi. Contraint à l’exil, il laissa les marocains s’établir à Tombouctou le 25 avril270. Pourtant, la « destruction définitive du pouvoir politique songhay271 » devait être plus compliquée que ce qu’elle avait été envisagée au départ. Jusqu’en 1630, date à laquelle un accord fut signé entre les deux parties, les Songhay se maintinrent en tant que groupe, malgré le morcellement de leur territoire. Outre le contrôle des principales routes commerciales et des différents centres politiques soudanais, Al-Mansur s’attribuait également la possession exclusive des trois principales mines d’or du pays mandingue. Le roi du Mali, ainsi que les royaumes peuls et bambaras de Ségou et du Kaarta durent ainsi, à leur tour, affronter le feu marocain. Inégalement soumises, ces populations devaient cependant bientôt accepter l’établissement institutionnel du Pachalik au Soudan.

a) La remise en cause du modèle impérial comme modalité de régulation politique

La « facilité » de la colonisation marocaine s’est essentiellement expliquée à l’aune de la nature impériale des pouvoirs soudanais. En dehors de l’instabilité des espaces politiques sahéliens, la taille de ces Empires a également pesé dans leur contestation externe. Pour Georges Balandier en effet, « les instruments dont dispose le pouvoir centralisé, afin d’être efficace et de se maintenir, dépendent étroitement du développement technique et des moyens de communication matérielle et intellectuelle. Nombre d’Empires et de royaumes africains se sont dissous dans un espace trop vaste : depuis les Empires du Soudan occidental, jusqu’au Kongo, jusqu’à l’Empire lunda272 ». Aussi, « à mesure qu’ils s’étendent, [les Empires] perdent de leur puissance et l’autorité du pouvoir central s’affaiblit273 ». Au Songhay, « l’Empire s’étendait sur un territoire vaste mais qui ne disposait pas d’une ossature ethnique et socioculturelle capable de lui conférer une véritable unité. Paradoxalement, le centre de gravité de l’empire ne se trouvait ni à Gao, la capitale politique, ni dans l’arrière-pays songhay mais en territoire conquis, à Tombouctou et à Djenné274 ».

C’est aussi une des raisons qui explique la durée, relativement courte, de la domination marocaine au Soudan. Tandis que Djouder faisait établir la capitale du nouveau Pachalik à

269 SALIFOU A., Le Niger, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 36.

270 Voir LABOURET H., op. cit., 1959, pp. 65 ss.

271 ABITBOL M., op. cit., 1979, p. 63.

272 BALANDIER G., Anthropologie politique, Paris, PUF, 1984, p. 162.

273 BAUDAIS V., op. cit., 2006, p. 80.

Tombouctou, al-Mansour privilégiait, au plan administratif, une structure bicéphale275, faisant cohabiter un Pacha (chargé de maintenir l’équilibre des forces dans la région) et un Amin (trésorier principal et chef-percepteur chargé de l’administration civile). Progressivement pourtant, les titulaires de ces fonctions allaient finir par s’opposer, chacun essayant par tous les moyens de « rogner » toujours plus de responsabilités. Les Pachas obtinrent finalement du Sultan de pouvoir d’abord nommer l’Amin, et celui de supprimer ensuite cette fonction. Rapidement, le Pacha s’est ainsi imposé comme l’unique représentant du Sultan en terres soudanaises. Chef suprême de l’armée, son autorité directe s’exerçait sur Tombouctou, où il résidait, son pouvoir en provinces passant par les différents chefs de garnisons. Il était entouré d’un conseiller, le

Mushawir, d’un ministre, le Wazir, et d’un secrétaire permanent, le Katib, tous réunis dans le Mishwar, le Conseil du Pacha. C’est aussi à lui que revenait la charge de nommer l’ensemble des

personnels civils et militaires du « pays ». Au plan local, les Pachas qui se sont succédés ne cherchèrent néanmoins que rarement à bouleverser les structures administratives d’autorité héritées du pouvoir songhay. Sorte d’administration coloniale indirecte, le régime du Pachalik s’apparentait en réalité à un agrégat disparate de micro unités administratives, « isolées les unes des autres, sans autre lien de cohésion que celui conféré par la soumission à une autorité unique276 ».

Pourtant, malgré une structure d’autorité relativement souple, le Pachalik ne parvint jamais à recouvrir totalement les ambitions originelles d’Al-Mansour. Le Maroc ne parvint en effet jamais véritablement à dominer la mosaïque de principautés et de royaumes qui avaient suivi l’effondrement Songhay277. Le Dendi et le Macina parvinrent par exemple à s’émanciper du Pachalik et à obtenir leur indépendance dès 1629. Enfin, le changement dynastique au Maroc, qui a vu les Alaouites s’emparer du pouvoir Saadien au XVIIème siècle, a amené un désintérêt croissant du royaume pour le Soudan, au profit des territoires côtiers.

b) L’indigénisation du pouvoir marocain au Soudan : les Arma

Dans les années qui suivirent, les nominations des dignitaires du Pachalik n’allaient plus recevoir l’aval formel du Sultan, le Pacha s’émancipant progressivement de sa tutelle marocaine. Issus des trois principaux lignages Arma – également appelés les trois Grandes Divisions –

275 Nous reprenons ici pour partie les observations d’Abitbol, in ABITBOL M., op. cit., 1979, pp. 72 ss.

276 ABITBOL M., op. cit., 1979, p. 74.

277 Ainsi, « de part et d’autre du Niger qui constituera l’épine dorsale du Pachalik s’étendront de vastes zones dans lesquelles

l’influence arma ne s’exercera que par intermittences. Ces territoires seront le plus souvent des « no man’s land », des « confins » ouverts aux incursions et aux combats d’arrêts », in ABITBOL M., op. cit., 1979, p. 70.

(Tazarkini, Mubarak al-Dar’i et Mubarak al-Za’ri), les Pachas allaient par conséquent accompagner la marche vers l’autonomie des différentes entités du Pachalik. Dès la fin du XVIIème siècle, « le Pashalik allait se fragmenter en plusieurs unités plus ou moins autonomes, groupées autour des grandes Kasaba [villes garnison] de Gao, Bamba, Tombouctou et Djenné. Tout en continuant à reconnaître l’autorité de Tombouctou, chaque garnison élisait ses propres chefs dans une indépendance totale278 », le Pachalik se transformant progressivement en une « anarchie croissante279 ». A partir de 1618, les pachas n’étaient même plus désignés par le Sultan marocain, mais directement élus par l’armée. Les militaires s’étaient désormais presque tous fondus dans la population songhay et allaient ainsi s’imposer peu à peu comme la véritable classe dirigeante. De leurs côtés, les différentes villes garnisons échappaient aussi au contrôle véritable du sultan, mais s’affranchissaient aussi, dans le même temps, de l’autorité Arma, jusqu’à prendre l’aspect de minuscules « Etats » dirigés chacun par des Qa’id. D’un des plus vastes empires de l’histoire précoloniale, la conquête marocaine avait accompagné un processus de décomposition impériale et d’éclatement du pouvoir politique en une multitude de chefferies : « Dès le 18ème siècle, et ce jusqu’à la colonisation, il n’existera plus aucun pouvoir qui soit capable de contrôler de façon durable plus de quatre ou cinq villages. L’unité politique moyenne correspond à un gros village et ses hameaux de cultures temporaires, avec parfois deux villages satellites issus du centre. La forme politique du pouvoir, la chefferie, exprime la domination d’une aristocratie villageoise sans appareil d’Etat, en dehors de toutes structures lignagères280 ».

La défaite de Toya en 1737 contre les Touaregs allait marquer un tournant brutal de la présence marocaine au Soudan. Profondément affaibli par cet épisode, le Sultan alaouite a cependant continué d’exercer une autorité formelle au Soudan jusqu’en 1825281, date de la conquête de Tombouctou par les armées Peuls de Cheikou Amadou. Deux siècles et demi après l’arrivée de Djouder à Karabara, la longue page marocaine au Soudan se tournait. Les Armas – désormais parfaitement intégrés dans la population songhay – avaient perdu le centre de leur pouvoir et le monopole d’une « douce » domination.

278 OGOT B. A. (dir.), op. cit., 1998, p. 226.

279 Il y eut par exemple « 9 Pachas marocains de 1591 à 1618, mais 20 pachas élus de cette date à 1660, et 122 de 1660 à

1750 », in PERSON Y., « Le Soudan nigérien et la Guinée occidentale » in DESCHAMPS H. (dir.), op. cit., 1970, p.

275.

280 URVOY Y., Histoire des populations du Soudan central, Paris, Larose, 1936, p. 51.

281 Caillié fit le portrait du dernier Pacha de Tombouctou ; il décrit un Prince « très respecté de ses sujets et très simple

dans ses habitudes », mais ne donne aucun détail sur l’organisation administrative de la cité. Commerçant, comme

tous ses enfants « qui font le commerce à Jenné », la dignité du Pacha « est héréditaire ; son fils aîné doit lui succéder. Le roi

ne perçoit aucun tribut sur le peuple ni sur les marchands étrangers ; cependant il reçoit des cadeaux. Il n’y a pas non plus d’administration ; c’est un père de famille qui gouverne ses enfants : il est juste et bon et n’a rien à craindre de ses sujets ; ce sont absolument les mœurs douces et simples des anciens patriarches », in CAILLIE R., Voyage à Tembouctou et à Jenné

c) Les conséquences « normatives » de l’occupation marocaine

Si l’épisode de l’occupation marocaine du Soudan permet une première analyse des conditions d’émergence d’un pouvoir étranger, elle autorise aussi un regard – nouveau dans l’histoire « précoloniale » – en termes de « greffe » d’institutions externes de domination. L’expédition séculaire du Maroc en terres soudanaises a en effet marqué une première confrontation institutionnelle de l’Afrique sahélienne avec une puissance extérieure. D’abord économique, la conquête marocaine a ensuite muté en occupation effective du territoire, et à son administration de fait par le Pachalik. Par sa durée, cette occupation a contribué à l’institutionnalisation d’une nouvelle classe dirigeante, très fortement perméable aux influences Songhay. Rapidement assimilés aux populations locales, les Arma contribuèrent à l’émancipation de la base de pouvoir importée, et à son autonomie du centre marocain. Le désintérêt croissant de Marrakech à l’égard du Pachalik soudanais, confirme d’ailleurs un peu plus l’originalité de la trajectoire sharifienne au Soudan.

Parmi les effets les plus prégnants :

(i) la dissolution des principales puissances politiques de cette zone, à commencer par l’autorité songhay de Gao. Avec la conquête marocaine, la boucle du Niger et le bassin supérieur des Volta ont vu la floraison de multiples entités à pouvoir non centralisé occuper l’espace vacant des Songhay. Un grand nombre de groupes a ainsi saisi l’opportunité d’une absence ou d’une faiblesse hégémonique pour institutionnaliser un pouvoir politique plus régionaliste282. Cette fragmentation a amené une extranéité nouvelle du Soudan, des facteurs extérieurs « structurant

[désormais] des édifices politiques originaux283 ». Le temps politique soudanais n’était alors plus aux vastes empires cherchant à imposer leur domination sur de vastes zones, mais aux royaumes, c'est-à-dire à des structures politiques plus souples et mieux unifiées.

(ii) l’institutionnalisation d’un contre-pouvoir Peul contestataire qui a pu être appréhendée comme une conséquence directe de l’émiettement impérial et de

282 « Au-dessous de la superstructure de l’Empire islamisant, ces paysans animistes [Bambara par exemple] avaient maintenu

une solide société patriarcale, structurée en lignages patrilinéaires et en gros villages, ceux-ci groupés en kafou (cantons) extrêmement cohérents. Dans ces Etats embryonnaires nous voyons l’unité historique fondamentale qui resurgit quant les grandes hégémonies disparaissent. (…) Au niveau du paysannat, les structures tribo-patriarcales demeuraient cependant intactes, si bien que la dislocation des grands empires n’empêchait pas la vie de se poursuivre, car les cellules de base reprenaient alors leur autonomie », in PERSON Y., « Le Soudan nigérien et la Guinée occidentale » in DESCHAMPS

H. (dir.), op. cit., 1970, pp. 279-280.

l’occupation étrangère. En s’attaquant aux bases du pouvoir marocain, les Peuls en revendiquaient la position hégémonique à l’intérieur du Soudan. La variable religieuse, supposée dénuée de tout syncrétisme et revendiquant une pureté niée à l’« occupant » marocain, a fourni aux armées Peules la légitimation nécessaire à leur projet hégémonique.

La chute de Gao a entraîné un vide politique majeur à l’intérieur de la boucle du Niger, seulement comblé par de nouveaux pouvoirs non centralisés. Que l’on considère les formes « associatives » du pouvoir politique, comme dans le cas des royaumes bambaras (également victimes des armées Peules), ou les entreprises religieuses de domination (théocraties), nous sommes chaque fois dans des modalités nouvelles d’organisation, qui marquent une évolution notable du champ soudanais précolonial. Aussi, nous serons amenés à discuter des organisations politiques « émancipées » à la faveur du déclin songhay, avant de nous intéresser aux mouvements plus strictement religieux qui ont marqué le Soudan à partir du milieu du XVIIIème siècle.