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L’institutionnalisation de régimes prétoriens

AUX PREMIERS AUTORITARISMES POLITIQUES

B. La ressource de la légitimité technocratique et apolitique : les régimes militaires

2) L’institutionnalisation de régimes prétoriens

Après la réussite de leurs coups, les putschistes – qui souhaitaient inscrire leur action dans la longue durée – durent, d’une part, légitimer leur action violente de renversement des régimes « civils » et, d’autre part, se doter d’institutions capables de porter leur « projet politique » et/ou de prévenir leur contestation.

a) La recherche de légitimité et l’impératif de stabilité des nouveaux pouvoirs

Les situations prétoriennes du Mali et du Niger se caractérisent toutes deux par un pouvoir centralisé entre les mains d’un chef unique, primus inter pares, à qui la responsabilité « personnelle » du coup et la maîtrise de l’institution militaire assurent la légitimité. Il s’agit toutefois d’une légitimité qui repose essentiellement sur la dénonciation des dérives des anciens gouvernements, l’idée de libération constituant la plus grande partie du capital initial de confiance. On ne devrait donc pas à proprement parler considérer cela comme une légitimité politique réelle, mais plus justement comme une légitimité négative, c'est-à-dire qui repose exclusivement sur le contraste « dramatique » entre les deux périodes considérées. Il va alors s’agir pour ces régimes d’instituer très rapidement les bases d’une nouvelle légitimité, durable celle-là, et supposée tranquilliser pour plusieurs années les champs sociétaux troublés par la succession d’épisodes « révolutionnaires » (socialistes et/ou militaires). Conscient que la situation constitutionnelle troublée ne lui permettrait pas de conserver très longtemps la réalité du pouvoir, le chef prétorien choisit aussi le plus souvent d’instituer un conseil présidentiel. S’il conduit dans les faits la politique de la nation et dirige effectivement le conseil chargé de l’appliquer, cette forme d’organisation du pouvoir n’est pas sans rappeler d’anciennes modalités d’organisation politique. Sans chercher à établir de parallèles hasardeux entre des périodes en de

nombreux points dissemblables, force est toutefois de constater la rémanence de plusieurs points historiques et chaque fois répétés dans des conjonctures non routinières. Pour Perrier, « les échecs successifs des différents modes de légitimation importés ont entraîné en Afrique un retour aux systèmes traditionnels, ou considérés comme tels » ; ces références « aux pouvoirs traditionnels [seront toutefois] insuffisantes pour permettre l’institutionnalisation du pouvoir482 ». Que l’on envisage alors le Mali et le Niger suivant leur longue temporalité, le rappel de formes institutionnelles socialement valorisées, telles que les Grands Conseils, a chaque fois permis au pouvoir de faire reposer son autorité sur les bases les plus larges possibles. Objectivées en mode idéalisé d’organisation politique, elles peuvent, pour partie, justifier la prise violente de l’« Etat », cette forme annonçant le retour à un exercice efficace (car mythifié), « indigénisé » (légitimité « autochtone ») et consensuel de l’autorité. L’idée de tradition, entendue comme l’« être-ensemble et [l’]avoir-en-commun qui appellent à une destinée commune par un agir-ensemble483 », est alors sous-jacente à la notion de légitimation postcoloniale. La référence à une histoire mythifiée intellectuellement partagée permet d’inscrire l’action politique (contestable) des putschistes dans un continuum historique renvoyant directement à la grandeur, passée et bientôt recouvrée, des sociétés africaines. Avec la responsabilité historique du coup de force, elle constitue le deuxième élément concourant à la personnalisation des régimes prétoriens. Parce que le soutien populaire au nouveau leader doit indubitablement passer par l’établissement d’une relation de proximité symbolique avec lui, ces références valorisées permettent au chef d’incarner seul le nouveau leadership national. De façon générale, la dimension personnifiée du pouvoir précolonial et postcolonial peut également constituer l’une des principales raisons aux modalités souvent violentes des successions. La contemporanéité, même relative, de ces conseils présidentiels permet par ailleurs de compléter l’analyse que nous avons jusque-là menée d’une dimension supplémentaire en termes d’« imposition/acceptation ». Parce que le chef militaire aurait été incapable de prendre le pouvoir seul, les bases de son autorité sont alors dépendantes de l’acceptation, par son équipe, de sa « candidature » comme

primus inter pares.

Les purges intra-putschistes qui ont régulièrement suivi la prise violente du pouvoir peuvent constituer l’une des illustrations de ce phénomène. Au Mali par exemple, à la dyarchie originelle instituée au sommet de l’Etat entre le président du CMLN, le Lieutenant Moussa Traoré, et le Chef de gouvernement, Yoro Diakité, allait rapidement succéder le pouvoir d’un seul, le Premier ministre étant emprisonné en 1969. La mésentente entre les deux hommes s’est

482 PERRIER F., « Dictature et légitimité en Afrique noire », in DUVERGER M. (dir.), Dictature et légitimité, Paris, PUF, 1981, pp. 480-481.

483 EBOUSSI-BOULAGA F., La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence africaine, 1977, p. 145.

expliquée par le froissement originel de Yoro Diakité, Directeur de l’école militaire de Kati, d’avoir été devancé par son adjoint, Moussa Traoré, lors du coup d’Etat. Il avait depuis toujours refusé « de se mettre au garde à vous devant M. Traoré484 ». Pour légitimer son nouveau statut, Moussa Traoré devait alors faire entourer l’exercice de son autorité de contre-pouvoirs choisis au sein même de cette « ethnocratie militaire485». Dans les faits cependant, le pouvoir de Moussa Traoré gravitait généralement autour d’un cercle restreint et choisi de privilégiés. Il veilla ainsi tout le temps à s’entourer de personnalités militaires proches, d’âge et de formation comparables (les généraux Baba Diarra ou Filifing Cissoko par exemple). Mais, le nouveau pouvoir dut également s’attacher la bienveillance d’autres groupes de la société malienne. Céline Thiriot décrit ainsi l’alliance que Moussa Traoré conclut avec les milieux commerçants du pays, « une alliance d’intérêts mutuels bien compris, de services et de faveurs échangés, consolidée par des mariages486 ». Cette dernière dimension n’est évidemment pas sans rappeler certaines pratiques ancestrales de gouvernement, l’alliance étant supposée permettre au pouvoir de sécuriser son environnement. D’aspect plus pratique que les grands conseils, les alliances font écho à des pratiques sociales acceptées et permettent d’inscrire l’action quotidienne de l’Etat dans une « historicité fonctionnelle ». Aussi, l’un des constats les plus souvent partagés est alors de considérer les traditions à l’œuvre dans ces sociétés comme « le lieu tout à la fois de checks and balances entre différents centres de pouvoir et de légitimité et d’exercice despotique de l’autorité, de pluralisme social et de cantonnement de celui-ci, d’intégration ou d’exclusion, d’exploitation et de limites apportées à cette dernière, d’obéissance et de dissidence487 ».

La forme collégiale des conseils présidentiels témoigne alors plus d’une absence de choix institutionnel que d’une véritable stratégie de gestion collective des affaires publiques. Le chef « désigné » est en effet tenu de gérer a minima les attentes politiques des officiers ne participant pas directement au pouvoir. C’est en quelque sorte la cohésion générale du corps « putschiste » qui assure, ou non, au régime sa stabilité et, par voie de conséquence, sa pérennité au sommet de l’Etat. La « formule » stratégique des « Grands Conseils » a alors davantage visé à instaurer un juste-milieu entre les participants au coup, chacun ne pouvant normalement exercer davantage de responsabilités sans modifier l’intégrité de la structure globale. Les tentatives de coups d’Etats qui ont émaillé l’histoire de ces régimes prétoriens témoignent, s’il en était encore besoin, de la nécessité d’inclure une base armée la plus large possible à l’exercice de l’autorité ou, à tout le

484 THIRIOT C., op. cit., 1999, p. 198.

485 L’expression est empruntée à LODONOU A. P., Le RPT instrument de légitimation du pouvoir militaire, Thèse de doctorat, 1998, cité in THIRIOT C., op. cit., 1999, p. 183.

486 Ibid, p. 189.

487 BAYART J.-F., « La démocratie à l’épreuve de la tradition en Afrique subsaharienne », Pouvoirs, 129, 2009, p. 43.

moins, à l’accès à la rente offert : « Quand les officiers militaires entrent en politique, ils adoptent le comportement politique (c'est-à-dire qu’ils aspirent à gouverner) et perdent graduellement leur contrôle sur l’armée. Leur puissance est remise en cause par des rivaux dans l’armée : des officiers d’orientation professionnelle qui veulent la séparation des sphères militaire et politique ; des officiers d’orientation politique qui sont insatisfaits par leur statut ou leur manque de pouvoir ; une section ou un service mécontent de sa position dans l’armée ; ou encore des éléments périphériques ou fratricides488 ».

Comme le rappelle Virginie Baudais, « au Niger, c’est l’armée qui a pris le pouvoir ; aussi, le président de la République, même lorsque ses pouvoirs sont très étendus, reste contraint par le comité militaire suprême, qui détient les pouvoirs exécutifs et législatifs. Il y a donc partage des compétences et le Chef de l’Etat est soumis au contrôle des autres militaires489 ». Chaque segment de l’institution armée laissé hors le champ de la répartition constitue alors une source potentielle de nuisance ou, dans les cas les plus extrêmes, de remise en cause radicale de l’autorité prétorienne. Les clivages intra-militaires préexistants à la prise du pouvoir sont alors autant de noyaux potentiels de nuisance, menaçant d’exploser si leurs revendications, stratégiquement exorbitantes, ne sont pas entendues. Néanmoins, l’accès à l’Etat ne peut être généralisé sous peine d’en faire l’arène principale, sinon unique, de la contestation. Un accès insuffisamment proportionné aux ressources constituerait en effet une motivation supplémentaire pour les officiers « lésés » de comploter pour une meilleure allocation de la rente. La solution qui fut généralement privilégiée consista alors le plus souvent à déclasser les officiers les plus « remuants », c'est-à-dire à les exclure et à les priver de toute marge concrète d’action. A une situation de départ dans laquelle l’ensemble des militaires bénéficiait d’un traitement comparable, a alors succédé l’émergence d’une bourgeoisie des armes restreinte au cercle étroit du pouvoir et à la stagnation voire, dans certains cas, à l’appauvrissement de l’ensemble des éléments restant. L’état déplorable des Forces de défense et de sécurité malienne ou nigérienne à la veille des troisièmes vagues démocratiques fut, d’une certaine manière, la conséquence directe d’une politique exécutive d’annihilation des menaces que celles-ci faisaient peser sur le pouvoir en place. Ce fut aussi elle qui motiva, pour partie, les coups d’Etat. Revenant sur le succès de son renversement du président Moussa Traoré, Amadou Toumani Touré dit par exemple : « à partir de 1984 ou 1985, nous avons douté de sa capacité à gérer le pays, quand les traitements et les soldes ont commencé à prendre plusieurs mois de retard (…). La preuve a été faite qu’il s’agissait d’incurie et de mauvaise gestion en 1987 : trois mois après l’arrivée au gouvernement d’un jeune ministre des Finances, Zoumana Sacko, les arriérés de soldes avaient été payés490 ». Parce qu’ils ne

488 PERLMUTTER A., The Military and Politics in Modern Times : On Professionnals, Praetorians and

Revolutionnary Soldiers, New Haven, London, Yale University Press, 1977. Cité in THIRIOT C., op. cit., 1999, pp.

195-196.

489 BAUDAIS V., op. cit., 2006, p. 263.

490 Amadou Toumani Touré, « Comment j’ai pris le pouvoir, pourquoi de l’ai quitté », Interview à Jeune Afrique, 11-24 août 1994, pp. 16-17.

pouvaient ignorer les grognes qui parcouraient l’institution militaire, les régimes, plutôt que de composer avec les éléments perturbateurs, cherchèrent les voies d’une sectorisation renforcée de leur pouvoir. Au-delà de la dimension policière, finalement comparable à nombre d’autoritarismes, ces régimes cherchèrent ainsi les voies extra-militaires envisageables au renforcement de leur autorité.

b) L’encadrement de la contestation par les régimes prétoriens

L’élévation du monopole de la violence physique légitime comme donnée cardinale, sinon unique, des champs politiques africains a emporté certaines conséquences en matière d’appréciation des arènes de luttes, pensées non plus comme concurrences de jeux, mais comme espaces de confrontation « mortelle » entre projets hégémoniques. En d’autres termes, là où le jeu s’inscrivait davantage comme une interaction fonctionnelle entre projets politiques concurrents, normalement amenés à survivre à la défaite, les espaces politiques prétoriens ont au contraire visé l’élimination définitive, sinon physique, des projets alternatifs. Ces sociétés ont alors été caractérisées par la dimension minimale des espaces d’expression et la concentration des fonctions exécutives (de l’Etat, du Conseil présidentiel et du parti) entre les mains d’un seul individu. Ce constat a expliqué pour partie la durée relativement courte des phases dites modérées des prétorianismes et la radicalisation politique des militaires.

b.a) Les partis uniques :

L’institutionnalisation de partis politico-militaires uniques a pu marquer la reprise en main du jeu politique par une partie des acteurs. Ils étaient supposés incarner la victoire définitive du jeu dominant sur tous les « contre-jeux » qui pouvaient exister à cette période. L’émergence d’une nouvelle structure (le parti unique) était alors supposée marquer leur prédominance, la légitimité renouvelée de l’équipe « sortante » permettant la disqualification de tout projet hégémonique alternatif. Dans tous les cas, le parti unique était ainsi, avant tout, un instrument de (re)légitimation du pouvoir militaire, marquant le passage d’une situation strictement militaire à un régime politico-militaire. L’instauration de partis uniques a recouvert, dans les deux pays de notre étude, des fonctions comparables d’encadrement institutionnalisé des populations. Ils répondaient aussi le plus souvent, du moins dans la bouche de leurs dirigeants, de quelques justifications essentialistes sur l’unanimisme mythifié des sociétés africaines originelles ou, de façon tout aussi discutable, d’une réactualisation « réfléchie » de normes démocratiques

préexistantes à la présence européenne. L’argument est aujourd’hui bien connu, les partis uniques étaient supposés mieux répondre aux mentalités africaines traditionnelles, le multipartisme importé n’étant qu’un produit hérité et dont les conséquences étaient désastreuses pour les pays (conflits politiques). Au Mali, l’Union démocratique du peuple malien (UDPM), créée en même temps que la Constitution de 1974, s’imposait comme l’instance suprême du pays, faisant de son Secrétaire général, également Président de la République, le Chef des armées et de l’administration. Parce que cette structure avait une vocation englobante clairement affichée, son adoption se devait d’être « enrobée » des vertus d’une tradition objectivée selon laquelle il n’était de parti que l’« Etat », le multipartisme étant opportunément assimilé à la colonisation.

b.b.) Des scrutins constitutionnels légitimants

Passées les dénonciations sur l’impéritie des régimes civils US-RDA et PPN-RDA, les militaro-politiques durent modifier leur fonctionnement et routiniser leurs actions. C’est un constat général, que trace aussi Céline Thiriot pour qui, « même les régimes issus de la force ne peuvent gouverner que par la force. Ils sont tributaires de la recherche d’une autre source de légitimité et de nouvelles ressources politiques. Ils ont besoin de soutiens, manquent d’expertise, et ont une obligation de résultats pour justifier les raisons du coup491 ». Ou, « même le plus fort n’est jamais assez fort pour toujours être le maître à moins qu’il ne transforme la force en droit et l’obéissance en devoir492 ». Les régimes d’exceptions, c'est-à-dire les périodes au cours desquelles le pouvoir ne reposait sur aucune base constitutionnelle proprement dite, ne pouvant se perdurer indéfiniment, les militaires furent alors contraints d’appuyer leur autorité sur de nouvelles légitimités. L’adoption de nouvelles Constitutions marqua, dans le cas malien du moins, le premier temps de cette entreprise. Le 2 juin 1974, soit six ans après la prise du pouvoir par Moussa Traoré, un référendum populaire entérina l’adoption d’un nouveau texte fondamental à une très écrasante majorité (plus de deux millions de « oui » contre à peine neuf mille voix pour le « non »). L’adoption de nouvelles Républiques ne constitue néanmoins pas un trait commun à l’ensemble des Etats prétoriens. Le Niger par exemple, n’adopta de nouvelle constitution qu’en 1989, l’état d’exception perdurant alors quelques années seulement avant la « troisième vague ».

491 THIRIOT C., op. cit., 1999, p. 66.

b.c.) Le paravent idéologique

Néanmoins, les deux « cliques » hégémoniques surent dans ces pays, et avec plus ou moins de succès, diversifier les bases de leur légitimité. Dans les deux cas, les nouveaux leaders recoururent à de nouvelles ressources aux vertus supposément légitimantes. Ils firent évoluer leurs méthodes de gouvernement, passant d’un autoritarisme primaire, c'est-à-dire de « pouvoirs d’Etat concentrés dans les mains d’individus ou de groupes qui se préoccupent, avant toutes choses, de soustraire leur sort politique aux aléas d’un jeu concurrentiel qu’ils ne contrôleraient pas de bout en bout493 », à un pouvoir « nationaliste » et « modernisateur » : « Le point commun de la rhétorique de tous les régimes militaires est le nationalisme. L’indépendance, la dénonciation des impérialismes et la lutte pour la libération nationale sont mises en avant. Moussa Traoré a préservé sa popularité en faisant figure de nationaliste intransigeant. La recherche ou la défense de l’unité nationale passe par la condamnation formelle des régionalismes et des divisions ethnoculturelles494 ».

Supposé servir le projet global de moralisation des esprits et des comportements, le nationalisme visait à donner aux gouvernements militaires l’illusion d’agir pour le bénéfice de leurs populations, et non plus pour quelques parties étrangères. Une illustration intéressante de ce phénomène nous est donnée par le Niger lorsque, le 16 mai 1974, le président Seyni Kountché demanda le départ des armées françaises stationnées à Niamey en vertu d’accords de coopération passés avec l’ensemble des pays du Conseil de l’entente. De même, au plan économique, lorsque le nouveau pouvoir choisit de renégocier le prix d’achat de l’uranium commercialisé par la Société des Mines de l’Aïr et de doubler sa prise de participation dans cette société (de 16 à 33%). L’objectif affiché était chaque fois de montrer le contraste existant avec le régime déchu et l’ambition d’œuvrer désormais pour le bien commun. Au Mali aussi, Moussa Traoré sut très tôt user de réformes visibles aux vertus supposément moralisantes, organisant l’usage parcimonieux des biens publics (véhicules de fonction par exemple), ou l’absentéisme dans la fonction publique. La « révolution » fut aussi syntaxique ; aux discours socialisants de Modibo Keïta succédait désormais une vision résolument pragmatique du pouvoir dont l’objectif était, une fois encore, de légitimer la prise constitutionnellement discutable de l’Etat. Pour Konaté, la proscription de l’étiquette « socialiste » fut essentiellement motivée « pour des raisons d’ordres psychologique et tactique, le socialisme ayant fini (…) par signifier pour les Maliens contraintes et pénuries495 ». Aidées en cela par une conjoncture économique plus favorable, pour partie imputable aux procédures nouvelles de libéralisation du commerce, les premières années du régime

493 HERMET G., « L’autoritarisme », in GRAWITZ M., LECA J. (dirs.), op. cit., 1985, p. 271.

494 THIRIOT C., op. cit., 1999, p. 93.

militaire malien furent marquées par une certaine libéralisation. Pour autant, la première moitié de la décennie suivante (1970) fut en revanche marquée par une dégradation notable des conditions économiques, encouragée par le retour de la prévarication au plus haut sommet de l’Etat. Les entreprises publiques et parapubliques créées à la faveur du changement de régime devinrent rapidement le vivier exclusif d’« apparatchiks » de seconde génération. Alors que ces secteurs avaient permis d’absorber le lot des mécontents, l’imminence d’une dégradation financière allait contribuer à révéler la gabegie généralisée et, finalement, l’« imposture conjoncturelle » du miracle de l’alternance. La captation des ressources par une nouvelle « noblesse d’Etat », et sa non-redistribution aux autres groupes, allait devenir de moins en moins tolérable à mesure que la population subissait les conséquences d’une économie extravertie et touchée par le premier choc pétrolier. Le constat est connu des cercles du pouvoir. Un document préparatoire au congrès du parti unique, dont Céline Thiriot a repris les lignes fortes, l’énonçait ainsi : « il existe un déséquilibre croissant entre les revenus et le coût de la vie, aggravé par l’incapacité dans laquelle se trouve l’Etat de faire face à ses obligations d’abord et de donner une impulsion décisive à l’économie (…). Cette situation démotivante est exacerbée par l’état d’asphyxie du Trésor public qui imprime au paiement des salaires un rythme irrégulier et conduit à un sous-équipement des services publics. Dès lors, les conditions matérielles et psychologiques s’en trouvent dégradées496 ». Si des affinités électives évidentes existent entre les logiques néo-patrimoniales et prétoriennes, le tarissement annoncé des ressources amena néanmoins à anticiper l’exclusion d’une portion de dépendants du circuit légitimant de la redistribution. Tolérées jusqu’alors, les big men remplissant leurs obligations évergétiques, les