• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Approches thématiques de la collection d’art vidéo

2.3 L’empathie au cœur de la collection

2.3.1 La Jeunesse en question

S’il a déjà été souligné que les enfants sont au cœur des œuvres turques de la collection536, c’est

un âge de la vie qui fait partie des lignes directrices fortes de la collection et qui est assez peu souligné. Le début de la vie, de l’enfance aux premiers temps de l’âge adulte est ainsi une thématique qui parcourt les œuvres de la collection et qu’il convient d’analyser.

a. L’enfance

Au-delà des questions politiques, plusieurs œuvres soulignent, avec plus de légèretés, les petits bonheurs enfantins et la place des figures féeriques dans leur imaginaire.

La première de ces œuvres est le fruit d’une artiste expatriée pour un temps, alors en résidence au Japon, Marjan Laaper537 qui filme dans Dansende Jongen538, des enfants sur leur trajet quotidien

pour l’école. Ce coin de bitume, filmé depuis un point de vue surélevé, en cadrage resserré, enregistre la marche joyeuse d’un enfant se rendant à l’école. Captée sur le vif, la marche légère et sautillante, presque dansée, de cet enfant est ainsi l’incarnation d’une pratique de la vidéo qui se détache de la mise en scène pour se concentrer sur l’observation du réel. L’œuvre, très courte, symbolise alors un état de bonheur, de légèreté et d’allégresse propres à cette période de la vie.

Autre moment de bonheur qui semble capté sur le vif, la vidéo d’Arthur Kleinjan539 Skipping540

montre une scène de jeu entre un père et sa fille dans une rue chinoise. La fillette saute à la corde, en rythme sur la musique nostalgique qui accompagne l’image, et en parfait contretemps avec les sauts de son père qui l’imite. Cette scène qui semble filmée spontanément est pourtant précisément construite et chorégraphiée. Elle montre un moment d’harmonie, de légèreté dans ce qui semble être un endroit hors du hors-temps. Court état de bonheur enfantin et éphémère, cette œuvre semble aussi inverser les rôles, entre l’enfant concentrée sur ses pas et son père qui la complète malicieusement.

C’est enfin l’univers féerique, et ses figures imaginaires, qui sont au centre de la vidéo

Curtain !541 de Maïder Fortuné542. Cette œuvre, moins joyeuse, plus sombre, présente dans un fond

536 Supra, p. 77. 537 Née en 1971.

538 Marjan Laaper (née en 1971), Dansende Jongen, 2001, vidéo numérique, projection à canal unique, son, couleurs, 2

minutes, exemplaire 5/10. Capture d’écran disponible en annexe 16, p. 65.

539 Né en 1970.

540 Arthur Kleinjan (né en 1970), Skipping, 2004, vidéo numérique, projection à canal unique, en boucle, son, couleurs, 3

minutes, exemplaire 2/10. Capture d’écran disponible en annexe 16, p. 65.

541 Maïder Fortuné (née en 1973), Curtain !, 2004, vidéo analogique, HD-cam, projection à canal unique, son, noir et

blanc, 18 minutes. Capture d’écran disponible en annexe 16, p. 66.

106

noir et brumeux, une suite de silhouettes noires, fantomatiques, qui évoquent des personnages de Disney. L’artiste résume le rapport à l’enfance qu’elle a voulu penser dans cette œuvre :

Pour moi, dans l’enfance, il y a deux choses. C’est le lieu d’avant le langage. Le monde y est avant tout une présence et donc il y a une espèce de regard halluciné de l’enfant sur le monde. De l’autre côté, l’enfance est un lieu où nous retournerons toujours. L’enfance est donc pour moi, à la fois dans cette possible perception, et à la fois dans la chose qui fait retour. Dans ce film, l’important était le rythme monotone des déplacements des personnages qui entrent dans le champ et en sortent, effacés par le brouillard543.

L’œuvre brouille ainsi les temporalités et tente à la fois de se placer à nouveau dans la position de l’enfant regardant ces figures familières et dans celle de l’adulte dont les souvenirs sont floutés par le temps.

Finalement, dans ces trois œuvres de la collection, l’enfance se dessine comme un temps de la vie un hors-temps, qui se répète éternellement.

b. L’adolescence

Autre moment clé de la vie, l’adolescence trouve logiquement, dans cette lignée, une place significative dans la collection. La première œuvre vidéo de la collection mettait déjà en scène de jeunes adolescents britanniques. Dans Boy Time de Gilliam Wearing544, l’artiste demande à quatre

adolescents de rester assis sur un banc extérieur pendant près d’une heure au cours de laquelle elle les filme en plan fixe. Ces jeunes garçons semblent, à mesure que le temps défile, de plus en plus incapables de rester immobiles, en miroir à l’attitude du spectateur. L’œuvre qui permet d’étudier ces adolescents d’un point de vue sociologique et comportemental est aussi l’illustration d’un âge de la vie au cours duquel l’inaction paraît comme une souffrance.

Deux œuvres, plus tardives, de la collection mettent en scène de jeunes adolescentes face à un plongeoir. Ces deux œuvres témoignent d’une part des changements du corps à cet âge de la vie et de l’autre des questionnements qui l’accompagnent.

543 FORTUNE Maïder cité dans DOCQUIERT Françoise, Dans la tête de ..., Paris, Editions Paradox, 2013, p. 127.

544 Gillian Wearing (née en 1963), Boy Time, 1996, son, couleurs, vidéo à canal unique, Beta transféré sur numérique, 56

107

La première Where she is at545 de Johanna Billing546 montre les doutes et les incertitudes d’une

jeune adolescence qui hésite à sauter d’un immense plongeoir. Très simple, cette vidéo, prise sur le vif, permet de rendre visibles les cheminements de l’esprit avant de surmonter ses peurs. The Bath

House547 de Henna-Riikka Halonen548 est une œuvre complexe. Commandée pour marquer la

fermeture de la piscine Royal du Commonwealth à Edimbourg, elle met en scène les jeunes sportifs du club de plongeon à qui l’artiste fait rejouer la pièce de théâtre éponyme de Vladimir Maïakovski549.

Les corps des jeunes athlètes paraissent à la fois contraints par l’imposante architecture du bâtiment, par les références à la satire de l’État russe et ils traduisent de leur tristesse de voir leur lieu d’entrainement fermer.

Une certaine violence se dégage enfin des jeux adolescents filmés par Laurent Montaron550

dans Rounded with a sleep551. Dans un paysage aride et escarpé, un groupe d’adolescents se regroupe

pour pratiquer mutuellement un jeu dangereux : l’évanouissement par suffocation. Il s’agit pour eux de tomber dans un état qui leur permet de perdre leurs repères. Très sérieusement et très calmement, cette pièce met en scène un désir de s’échapper de la réalité, et d’explorer une zone mystérieuse et dangereuse qui les conduit, pendant quelques secondes, à la lisière de la mort.

Entre violence de la société et modifications du corps, les œuvres de la collection donnent une image tourmentée de l’adolescence.

c. Des jeunes en souffrance

La violence de la pièce de Laurent Montaron permet d’introduire la notion de violence collective qui au cœur des représentations données par les artistes de la collection des jeunes adultes. Soucieuse d’être le reflet de son temps, la collection rassemble aussi des œuvres qui sont le porteur des souffrances actuelles des jeunes adultes. Ces œuvres sont généralement des représentations de scènes violentes et collectives comme dans The Straight Edge de Fabien Giraud552 ou dans Park553

d’Aernout Mik554.

545 Johanna Billing (née en 1973), Where she is at, 2001, installation vidéo, en boucle, son, couleurs, 7 minutes et 35

secondes, exemplaire 2/6. Capture d’écran reproduite en annexe 16, p. 66.

546 Née en 1973.

547 Henna-Riikka Halonen (née en 1975), The Bath House, 2009, Vidéo numérique HD, projection à canal unique, son,

couleurs, 12 minutes et 50 secondes, exemplaire 1/5. Capture d’écran reproduite en annexe 16, p. 67.

548 Née en 1975.

549 Vladimir Maïakovski (1893-1930), The Bathhouse, 1929. 550 Né en 1972.

551 Laurent Montaron (né en 1972), Rounded with a sleep, 2006, vidéo numérique, projection à canal unique, son,

couleurs, 5 minutes, exemplaire 1/5. Capture d’écran reproduite en annexe 16, p. 67.

552 Fabien Giraud (né en 1980), The Straight Edge, 2005, vidéo numérique, projection à canal unique, son, couleurs, 13

minutes, exemplaire 1/5. Capture d’écran reproduite en annexe 15, p. 60.

553 Aernout Mik (né en 1962), Park, 2002, vidéo analogique. 554 Né en 1962.

108

Une des dernières acquisitions de la collection, Veridis Quo555 , de Lola Gonzalez556 est

probablement l’œuvre la plus intéressante de la collection dans cette perspective. Elle rend compte avec beaucoup de force et de retenue des souffrances de la jeune génération. Cette pièce, mutique et chorégraphique, présente un groupe d’amis en séjour dans une maison normande. Comme dans un camp d’entraînement militaire, ils se préparent, en faisant des exercices de groupe, à perdre la vue jusqu’au jour où la cécité intervient. La violence, paradoxalement douce, mutique et chorégraphiée de cette œuvre, semble être le quotidien de ces amis, qui à l’image de leur génération, se prépare sans cesse pour une tempête à venir.

Ces œuvres qui illustrent tout à la fois les bonheurs et les souffrances de la jeunesse sont présentent dans la collection depuis la première œuvre vidéo (Gilliam Wearing) jusqu’aux toutes dernières acquisitions (Lola Gonzalez). Elles sont le témoin d’une génération souffrante dont l’état est souligné par les artistes. Elles rendent compte aussi de cette capacité des collectionneurs, à ressentir, par empathie les peines d’une autre génération.